Le trouble de Sha se lisait sur son visage. Kiriko avait réussi à rencontrer l’une de ses anciennes incarnations, ce qui était rare, et témoignait généralement d’un grand pouvoir, et d’évènements sombres à venir. Elle savait que son trouble influerait sur Kiriko, car l’amour que la Celkhane lui vouait était fort, se renforçant à chacune de ses réincarnations. S’il y avait bien une chose que Sha savait sur Kiriko, et sur toutes celles qui l’avaient précédé, c’était cet intense amour qu’elle lui vouait, et qui n’avait toujours fait que se renforcer, jusqu’à se rapprocher d’une sorte de fanatisme qui amenait Kiriko à s’énerver à chaque fois qu’elle remarquait que d’autres adeptes du culte de Sha ne partageaient pas la même dévotion qu’elle. Quant à Sha, elle-même devait bien avouer qu’elle ne considérait pas Kiriko comme un simple partenaire sexuel. Elle était avant tout son amante.
Kiriko enchaîna ensuite les questions, Sha s’étant retournée pour l’observer. L’Ombre savait qu’elle ne lui avait pas parlé de Misha sans raison. Quelque chose la préoccupait, Sha le sentait sur elle, et ce n’était pas la fatigue liée à la Troisième Épreuve. Kiriko aimait bien trop sa Déesse pour apparaître aussi exténuée devant elle. Sa faiblesse physique venait avant tout des questions qu’elle se posait, des angoisses qui la traversaient. Elle enchaîna donc les questions, parlant à Sha des filles qu’elles avaient eues, Jasmine et Nausicaa, ainsi que de la possibilité que Kiriko ne soit que la descendante de Sha. Une théorie assez troublante, tandis que les mentions de Nausicaa et de Jasmine évoquaient de lointains souvenirs dans la tête de Sha, des échos remontant du passé... Ça, ainsi que la guerre entre Nexus et Tekhos, une guerre à laquelle elle avait participé, et qui avait opposé l’Ordre à une autre religion, celle d’une Déesse-mère qui était alors très en vogue sur Tekhos. Tout cela remontait à des échos lointains, qui faisaient frissonner Sha.
Sa Celkhane termina avec une petite note pour la rassurer, pour lui dire que, quoi qu’il arrive, Kiriko continuerait à l’aimer :
« Quoi que vous répondiez, mon avis ne changera pas pour vous ma Déesse. J'ai coupé mes racines, j'ai quitté ma famille, abandonnée mes amies pour votre beauté et votre amour, même s'il aurait été platonique. Je vous aime ma Déesse Sha et rien ne pourra faire changer cet avis. »
Un « amour platonique »... Sha ne put s’empêcher de légèrement sourire à cette idée, elle, qui faisait l’amour tous les jours, et multipliait les orgies... Une sorcière était une créature excessivement sexuelle, qui n’hésitait pas à invoquer des incubes et des succubes pour qu’on lui fasse joyeusement et longuement l’amour. Un amour platonique... Rien qu’à y songer, elle avait des frissons dans le dos ! Sha se rapprocha donc de sa sorcière, s’agenouilla, et l’embrassa sur les lèvres, posant une main sur sa joue opposée pour faire tourner son visage vers le sien.
« Je t’aime, Kiriko, lui avoua-t-elle. Même si je ne me souviens pas de tes anciennes réincarnations, je sais que je t’ai toujours aimé. Toi et moi vivons un amour millénaire, qui a su survivre au fait que je sois scellée... »
Elle se releva un peu, marchant autour de la table, bras croisés, en réfléchissant à ce qu’elle pouvait lui dire.
« Si tu étais de mon sang, je l’aurais senti, Kiriko. J’ai perdu beaucoup de mes pouvoirs, mais nous avons tellement partagé notre corps et nos âmes, Kiriko, que je l’aurais senti. Tu n’es pas de ma descendance, Kiriko... Pas physiquement, du cas. Ton âme, elle, est intimement liée à la mienne. »
Non, Kiriko n’était pas sa descendance, pas au sens exact et précis du terme. Elle continuait à lui répondre, en réfléchissant :
« Je t’ai sauvé... Je t’ai sauvé parce que j’ai entendu ton appel, Kiriko. Comme tu le sais, j’ai été scellée pendant des siècles, et, quand j’ai finalement réussi à en sortir, ma mémoire était fragmentée, morcelée... Je ne me souvenais plus de mes anciennes sorcières, et j’ai un jour entendu ton appel... Un écho lointain qui s’est confirmé quand je t’ai vue... C’est là que j’ai progressivement compris que j’étais amoureuse de toi. Je pense que ton amour pour moi provient de tes anciennes incarnations, et est la continuité d’un amour ancien... Certains peuvent appeler ça le destin, mais il n’y a pas que ça. »
C’était assez difficile à expliquer. Kiriko aimait-elle Sha parce qu’elle était tombée amoureuse d’elle, ou parce que ses anciennes incarnations l’aimaient ? En d’autres termes, son amour était-il pur et neuf, ou le prolongement d’un amour passé ? Kiriko était-elle appelée, dès sa naissance, à rencontrer Sha, et à ne pouvoir s’accomplir qu’avec elle ? Ou tout cela n’était-il qu’une heureuse coïncidence ? L’Ombre elle-même ne pouvait pas répondre à cette question. Elle savait qu’elle ne croyait pas au Destin, qu’elle ne pensait que toute existence était prédéterminée, que chaque individu était prédestiné à devenir quelque chose. Sha croyait en l’existence du libre-arbitre, de la supériorité de la volonté de l’individu.
Tout en parlant, Sha s’était assise à côté de Kiriko.
« Je t’ai sauvé parce que tu étais une sorcière en détresse, parce que tu m’as appelé... Mais il est possible que tu m’aies appelée parce que tu es la réincarnation de Misha, et que, au plus profond de toi, tu savais que, dans une telle situation, ta seule chance de survie serait de m’appeler. »
Sha cligna légèrement des yeux, réfléchissant encore, et enchaîna par autre chose :
« Je pense que Misha est forte en toi, Kiriko... Elle était une grande sorcière, disposant d’un talent réellement exceptionnel... Tu penses que c’est toi qui, hier, a été la voir... Mais, en réalité, je pense que c’est elle qui voulais te voir. Je pense... Je pense que Misha veut te dire quelque chose, et, vu que l’image que tu as vue nous concerne, ainsi que la descendance qu’elle a eu, je pense qu’elle doit vouloir te parler de ta propre descendance... »
L’Ombre parlait assez lentement. Elle ne pensait pas que Kiriko était suffisamment douée pour se livrer à une introspection mentale permettant de communiquer avec sa précédente incarnation. C’était un exercice particulièrement difficile, d’autant plus que, même si on y arrivait, on ne récoltait généralement que quelques bribes, des fragments d’une vie lointaine.
« Je ne peux pas te dire où sont Nausicaa et Jasmine, mais je peux te dire ce qui est arrivé de cette guerre entre Tekhos et Nexus... »
Elle se mordilla les lèvres, avant de lentement poursuivre :
« Cette guerre avait été déclenchée par l’Ordre, majoritaire à Nexus, et par des oppositions politiques et économiques entre les deux États. Les deux étaient alors des puissances impérialistes ayant des vues hégémoniques. La guerre fut lourde et longue, mais Nexus avait pour elle ses redoutables paladins. C’est une guerre très importante, car elle a sonné le triomphe mondial de l’Ordre, qui a implanté une énorme cathédrale à Tekhos, s’en servant comme base pour supprimer les traces des croyances anciennes et païennes des Tekhans. C’est une guerre que j’ai perdue, et qui a été l’une des raisons m’ayant scellé... Sur Terra, mon culte était surtout concentré autour de Tekhos, et la victoire de Nexus a provoqué la destruction de celui-ci. »
Sha soupira encore :
« Si Misha t’a montré ça... C’est que c’était probablement un moment très proche de son décès. »