Dans sa chambre, Sha méditait. Elle aurait pu invoquer des clones pour faire l’amour, mais ça ne la tentait pas. Elle savait très bien que, en Enfer, Kiriko allait découvrir que l’Enfer, par bien des côtés, pouvait être un endroit très attirant. L’Ombre connaissait Titska, et savait que cette dernière chercherait à convaincre Kiriko de la rejoindre. Sur le long terme, le charme de Kiriko pourrait se retourner contre elle. Titska pouvait être imprévisible, mais il était impensable qu’elle laisse Kiriko prisonnière. L’Ombre méditait sur Wallündrill. Les Épreuves l’inquiétaient pour la survie de Kiriko, mais il y avait aussi autre chose qui la troublait.
Cet homme masqué, cette créature qui avait voulu tuer Kiriko... Il ressemblait à une Liche, mais Sha n’était pas dupe. Il y avait quelque chose de particulier chez lui, quelque chose d’inquiétant, quelque chose... De familier. Malheureusement, sa mémoire était encore trop fluctuante pour qu’elle se rappelle précisément de cet individu. Sha était comme une Déesse amnésique. Elle avait tant donné pour essayer de survivre, elle avait été scellée, damnée par les Inquisiteurs et par les fanatiques religieux, à une époque où les sorcières avaient subi un quasi-génocide. Elle n’avait pas tort d’employer ce mot, car il résumait très bien ce massacre. Parmi toutes les femmes innocentes qu’on avait tué en pensant faussement qu’elles étaient sorcières, beaucoup avaient été tuées, et continuaient encore à l’être. L’Inquisition était très présente sur Terra, sous la houlette de l’omnipuissance de l’Ordre. Nexus était de plus en plus hostile aux sorcières, le paupérisme et les crises sociales favorisant, paradoxalement, une mainmise toujours plus forte de l’Ordre sur des citoyens désœuvrés. Mais était-ce si surprenant ? Pendant des siècles, et même aujourd’hui, sur Terre, de riches prélats effectuant de somptueuses orgies et vivant dans de richissimes palais prodiguaient le dogme de la pauvreté matérielle comme enrichissement moral et intellectuel. Toute cette stupidité, ce fanatisme exacerbé, lui avait fait perdre bien des sorcières, et elle n’était plus que l’ombre d’elle-même. L’Ombre... Ce surnom la définissait très bien.
De son passé, elle se rappelait cette douleur déchirante, insoutenable, quand elle avait du être scellée. Les circonstances entourant cet épisode de sa vie étaient encore très fragmentaires, comme si son esprit, frappé et brisé, avait du mal à s’en rappeler. Un réflexe inconscient, qui ne sied pas à une Déesse, mais Sha avait du mal à se considérer comme telle. Son culte avait été violé, brisé, pulvérisé, brûlé sous les bûchers qui avaient incendié deux mondes, sou les pogroms, les viols, les mensonges, et les tortures. Les Inquisiteurs n’avaient pas fait que simplement tuer des sorcières, ils avaient aussi souillé leur identité, noirci cette dernière. Ils ne s’étaient pas attaqués qu’à de simples sorcières, mais à la sorcellerie elle-même. Elle ne croyait pas que cette chasse aux sorcières ait simplement été motivée par des fanatiques. Elle avait impliqué trop de monde, et témoignait d’une puissance supérieure.
Cette même puissance que Sha sentait dans les profondeurs de Wallündrill. Elle avait l’intime conviction qu’une menace rôdait, que ces Épreuves dissimulaient quelque chose. Elle ne remettait pas encore en doute la probité et l’intégrité des organisateurs, des notables de Wallündrill, car elle savait que les Épreuves étaient une compétition sportive et religieuse qui faisaient vivre la ville, qui dynamisaient cette dernière pendant quelques juteuses semaines.
*Les Dieux Noirs... Khorne... Le Dieu du Sang... Je sens que tout est lié à eux...*
Yeux clos, elle était plongée dans un autre monde, celui des Dieux. Ce n’était pas l’Olympe, mais de la magie éternelle, universelle. Les Dieux avaient cette chance unique, propre uniquement à eux, de pouvoir voyager dans un monde fait uniquement de pouvoir, un monde où les distances n’existaient plus, où les frontières étaient abolies. Une sorte de dimension parallèle à toutes les autres, intermédiaire à toutes, un non-lieu où les Dieux végétaient sous une forme primaire. Cette zone centrale que certains appelaient la Dimension Zéro, et qui ressemblait à une concentration de magie pure et absolue. Terra avait été créée à partir de cette concentration, de cette Dimension Zéro, de cette matrice originelle... Terra, comme la Terre, comme tout ce qui existait, comme les Dieux eux-mêmes, qui n’étaient que des créations de cette matrice.
Sha sentit alors une perturbation magique près d’elle, près de son cercle intime, et revint dans son corps. Sa chambre était plongée dans l’obscurité, uniquement éclairée par des lueurs magiques bleuâtres, des lignes et des sceaux, quand un portail se matérialisa devant elle.
« Namoria » lâcha-t-elle simplement.
La succube rouge posa ses pieds sur le sol, portant dans ses bras une grosse femme qui semblait assoupie, couverte de sueur.
« Ta petite protégée est une grosse gourmande, expliqua Namoria. J’aurais bien aimé continuer à la défoncer, mais, parfois, même une succube doit se montrer raisonnable. »
Sha se redressa lentement, les sceaux disparaissant, tandis que Namoria déposa une Kiriko ensommeillée sur le lit. Sha n’avait qu’à fermer les yeux pour sentir leur passé corporel. Les trois avaient fait violemment l’amour, et le corps de Kiriko était à bout...
« Tu devrais te méfier, je crois que le lit ne risque plus de ressembler à grand-chose d’ici ce matin... »
Namoria glissa, tout en frottant brièvement sa queue contre le ventre de Kiriko, puis disparut, retournant par le portail. Sha, sans rien dire, observa le corps de Kiriko, son ventre gros, et sourit légèrement, avant d’asseoir à côté de Kiriko, caressant son estomac.
« Tu es toujours aussi gourmande, hum ? Mais il va falloir te reposer, Kiriko... Une nouvelle Épreuve t’attend d’ici quelques heures, et tu dois être en pleine forme pour l’accomplir. »
Le ton était un peu maternel, mais, parfois, même Sha devait le faire.