Le vent siffle contre ses ailes lorsque l'ange-fée plonge. Les branches fouettent l’air autour d’elle, l’écorce éclate sous la pression de son passage. En dessous, la clairière s’embrase déjà de chaos : Guillot charge, son épée dressée comme pour une prière, puis disparaît dans un choc monstrueux. Lucian s’élance, précis, méthodique, sa lame traçant un arc d’argent dans la lumière. Et Barbak… Barbak invoque le feu.
Deirdre fend les airs sans hésitation. Ses deux wakizashis glissent hors de son dos, dans un murmure d’acier, leurs lames miroitant entre les éclats orangés des flammes. Elle vise haut, vise juste, la tige principale, la base du cou floral. Un battement puissant, un sifflement sec, et elle frappe.
Le choc résonne jusque dans ses bras. L’écorce résiste, comme si la matière même refusait de céder.
Et soudain, quelque chose lui échappe.
Le vent meurt.
C’est comme si une main invisible refermait son emprise sur l’air. La gravité revient d’un coup, brutale. Les courants qui l’entouraient se dispersent, aspirés vers la chose. L'hybride bat des ailes, peine à stabiliser son vol. Une sensation de vide lui lacère la poitrine, la créature draine la magie, la force vitale, la connexion même à l’élément.
"…Elle pompe le vent…" souffle-t-elle entre ses dents, une colère glacée montant dans sa gorge.
Sous elle, les lianes se déchaînent. L’une frôle son mollet, une autre tente d’agripper Lucian. Elle bascule en arrière, pivote sur elle-même, et dans ce mouvement fluide, croise ses lames pour trancher net la vrille qui menaçait le démon. Des éclats de sève verte giclent sur son bras nu.
"Garde ton énergie, Lucian ! Il se nourrit de notre pouvoir !" crie-t-elle, sa voix portée par ce qu’il reste du vent.
Le feu de Barbak prend. Le colosse hurle, chaque pétale vibrant comme un cœur à vif. Pourtant, il avance toujours, titubant, aveugle de rage. Deirdre, haletante, replie ses ailes, fonce en piqué et se glisse dans l’ombre mouvante des flammes. Son regard se fixe sur la tige principale, à l’endroit précis où la sève pulse encore.
Un battement. Une respiration. Le monde ralentit. Ses muscles se tendent. L’air, même muet, semble attendre avec elle.
Elle frappe.
Charybde et Scylla, ses lames jumelles, se croisent dans une coupe nette, tranchant la tige d’un geste parfait. La fleur hurle plus qu’elle ne rugit, une note étranglée d’agonie végétale, avant de se cabrer. Barbak en profite, hurle à son tour, et l’écrase dans un fracas qui fait trembler la terre. Le feu dévore. Le silence retombe.
La sang mêlé retombe à son tour, pliant un genou en touchant le sol. Son souffle est court, sa peau légèrement pâle, la créature a bel et bien bu une part de son essence. Elle rengaine ses lames, tire sa dague angélique pour la planter dans le sol encore fumant. Une lumière douce s’en échappe, apaisant les courants magiques épars, chassant la corruption résiduelle.
"Ce n’était pas une bête." murmure-t-elle, son regard d’émeraude fixé sur la fleur noircie. "C’était une arme. Forgée pour éteindre ce qui vit de la magie."
Ses ailes se replient lentement, lourdes de fatigue. Elle tourne les yeux vers ses compagnons : Guillot, cabossé mais debout ; Lucian, l’œil toujours lucide ; Barbak, fumant, triomphant… et nu.
Un souffle lui échappe, entre amusement et lassitude.
"Belle efficacité !" dit-elle d’un ton calme, presque doux malgré la tension.
Puis, en penchant légèrement la tête :
"Barbak… couvre-toi. Le renard risque de confondre peur et fascination."
Elle essuie la sève sur sa lame, range la dague dans un mouvement fluide, puis s’écarte du brasier pour laisser le vent, le vrai, revenir à elle. Mais rien ne revient. Ou si peu.
L’air autour d’elle reste… étouffé. Comme si une part d’elle refusait de répondre.
Une angoisse glacée s’insinue dans sa poitrine. Ce n’est pas qu’une fatigue passagère, elle sent le vide. Ce vide précis, celui qui la relie à ce qu’elle protège. Un battement de cœur plus fort, une peur instinctive : et si le lien s’était rompu ?
Plus tard, lorsque le campement est réinstallé, la tension demeure dans ses épaules. Le feu crépite, éclairant faiblement les traits du commanditaire, impassible comme toujours.
Deirdre s’avance, droite malgré la lassitude, sa cape ramenée sur ses ailes repliées. Ses yeux brillent d’un éclat contenu.
"Dites-moi," souffle-t-elle d’une voix basse mais ferme. "Sommes-nous bien dans les Contrées du Chaos ?"
L’homme hoche lentement la tête, son regard à peine troublé par la fatigue du voyage.
— Oui. Les frontières de ces terres commencent ici, à cette clairière. Vous avez foulé leur seuil sans le savoir.
Un silence tendu suit. Deirdre baisse un instant les yeux, puis relève le visage, plus grave.
"Avant de venir nous chercher… vous n’auriez pas croisé un jeune homme ? Un peu plus grand que moi. Cheveux pâles. Yeux bleus."
Le commanditaire secoue doucement la tête.
— Non, ange-fée. Aucun voyageur ne m’a approché depuis des jours. Et encore moins avec une telle apparence.
Deirdre reste immobile, le regard fixé dans le vide. Ses doigts se resserrent imperceptiblement sur le tissu de sa cape.
"Je vois… Merci." murmure-t-elle, la voix voilée.
Le vent se lève de nouveau. Un souffle timide, fragile, caresse sa joue et s’enroule autour de ses ailes.
Elle ferme les yeux, laisse cette brise hésitante glisser sur sa peau.
Tu es là… pense-t-elle. Tu vis encore.
Une chaleur légère, presque imperceptible, renaît sous sa poitrine. Le lien. Faible, mais bien présent.
Elle inspire, lentement, profondément. Et pour la première fois depuis le combat, un sourire discret effleure ses lèvres.
Le vent la reconnaît à nouveau. Et avec lui, l’espoir revient.