Les crécerelles avaient laissé place à d’autres candidats. Shii eut la surprise de reconnaître un ancien lycée : Tenshi. Il avait une énorme chevelure, et choisit la musique. Entre-temps, la lycéenne avait compris qu’Hitomi était du genre à voyager beaucoup, mais semblait...
Blasée. Oui, voilà le mot qui résumait parfaitement la manière dont elle lui décrivait certains monuments. Des trucs sans intérêt. Où Shii ne pourrait être que déçue. Diable ! L’amour était supposée rendre heureux, et permettre de rendre les gens plus accomplis. Pourtant, avec Hitomi, on avait plus envie de la plaindre, de la serrer dans ses bras, et de la laisser pleurer. Si c’était ça l’amour, alors l’amour était bien différent de ce qu’on en disait dans les films. Sur la scène, Tenshi s’entretenait avec un serveur, disant qu’il voulait avoir un aperçu de la musique originelle avant de se lancer. Le serveur haussa les épaules, et le jeune homme alla vers le juke-box. Bizarre... Shii cessa à nouveau de s’y intéresser, car Hitomi répondait à sa question. Ladite question avait d’ailleurs semblé la mettre mal à l’aise.
«
Je... Mon père est Japonais... Ma mère était venue pour ses études, ils se sont rencontrés à l'Université, et... Mon père ne voulait pas quitter le Japon, ma mère ne voulait pas s'installer pour de bon. Alors elle m'a emmenée en Irlande, et à six ans je suis allée m'installer chez mon père, à Tokyo... »
Oh... Voilà qui expliquait pas mal de choses. Shii ouvrit la bouche, comme pour essayer de dire quelque chose, mais les accords de musique filèrent dans la pièce, ainsi que les premières phrases :
« Life is bigger
It's bigger than you
And you are not me
The lengths that I will go to
The distance in your eyes
Oh no, I've said too much »
Le rock était l’une des passions musicales de Shii. Pas les variantes modernes et assourdissantes du rock moderne, non, plutôt les vieux classiques américains. A cette époque où les chanteurs ne se résumaient pas à chanter dans des caves ou à prendre des voix caverneuses, et à noyer l’auditrice sous un déluge de notes stridentes et abrutissantes. Elle ne comprenait pas pourquoi Clara aimait tant ce type de musiques. La voix de Michael Stipe était tout de même magnifique, et les paroles de la chanson résonnaient comme un douloureux accord par rapport à leur situation respective.
*
J’ai donc commis une boulette... Elle n’est pas vraiment Irlandaise... Du moins, à moitié...*
Elle a grandi en Irlande, au début, avant d’arriver à Tokyo. Est-ce qu’elle avait des souvenirs de l’Irlande ? Cette question taraudait les lèvres de Shii, mais Hitomi sembla alors sortir de ses pensées pour enchaîner :
«
Et quand j'ai eu mon diplôme, on m'a proposé un remplacement à Seikusu. Puis finalement on m'a laissé le poste alors je suis restée. »
Elle eut un léger sourire.
«
Vous êtes une bonne enseignante, c’est normal qu’on ait décidé de vous garder. »
Shii ne la flattait pas. Elle le pensait sincèrement. Une bonne
senseï... Mais sans doute une moins bonne femme. Sa vie sentimentale ressemblait à une espèce de chaos désordonné, et Shii était bien tentée d’en savoir plus. Elle imaginait mal Hitomi rester uniquement parce qu’on le lui avait proposé. Aimait-elle Seikusu ? Par rapport à Tokyo ? Tokyo était une ville immense... A chaque fois que Shii y avait été, elle avait été affolée par ce monde terrifiant.
« I thought that I heard you laughing
I thought that I heard you sing
I think I thought I saw you try »
Shii attrapa alors son portable, et considéra les messages. Les deux émanaient de Clara, et étaient assez éloquents :
« M va mieux. »
M... Un surnom affectueux et respectueux pour désigner Mélinda. M pour Mélinda, M pour Maîtresse, et M, en hommage à la Boss du MI6, dans les James Bond. L’imagination des adolescents était débordante. Elle consulta le second message, un peu moins laconique :
« Bran prend cher ! »
Bran... Le frère aîné de Mélinda. Un vampire silencieux, discret, d’une beauté incroyable, mais qui était aussi le souffre-douleur de Mélinda. Qu’elle le batte signifiait que l’homme allait probablement souffrir, car, avec lui, elle n’y allait pas de main morte. Mais, quand on connaissait le passé de Mélinda, leur passé respectif, on avait du mal à éprouver de la pitié pour Bran. Il avait payé au centuple ce qu’il avait fait.
« That's me in the corner
That's me in the spotlight
Losing my religion
Trying to keep up with you
And I don't know if I can do it »
Hitomi se releva alors brutalement, et Shii sursauta. Était-ce à cause de la musique ? Ou parce qu’elle avait, comme Shii, l’impression persistante de n’avoir rien à faire là. Toujours est-il qu’Hitomi semblait sur le bord du point de rupture.
«
Je... Je suis désolée, Shii. Merci pour tout, mais... Je peux pas rester. Pardonne-moi. »
Shii en eut mal au cœur, et la resta silencieusement. Hitomi se retourna, et elle tenta de la rattraper.
«
Hi... -
Shii ! Et ben ça alors, pour une surprise ! »
Tournant la tête, elle vit Tenshi, qui avait visiblement remarqué sa surprise. Hitomi était sortie en trombe, et Shii s’élança à sa poursuite, en oubliant même son portable et ses affaires. La lycéenne se rua vers la sortie, en oubliant ce brave Tenshi, qui avait essayé de la draguer à maintes reprises jadis.
«
Hitomi ! » s’exclama-t-elle sur le palier du restaurant.
Elle ne l’avait pas entendu murmurer, mais elle savait qu’elle ne pouvait pas la retenir. Si elle n’avait pas été une simple lycéenne, mais une collègue, une
amie, elle l’aurait fait. Elle aurait franchi le pas, mais il y avait entre elles une barrière. Une barrière sociale. Elle était l’élève, et elle la prof’. Elle était l’enfant, et elle l’adulte. Et il était bien connu que les problèmes d’adulte ne concernaient pas les problèmes des enfants.
«
Vous valez mieux que ce que vous croyez » finit-elle par lâcher.
Elle-même ne savait pas pourquoi elle avait sorti ça, et se dit que ça s’appliquait sans doute mieux à elle, qu’à Hitomi. Shii se retourna alors, et retourna dans le restaurant. Tenshi lui jeta un sourcil interrogateur.
«
C’était ta sœur ? T’aurais du me la présenter, elle est trop canon ! »
Léger sourire. Blasé, fatigué. Elle n’avait plus la force d’argumenter.
«
C’est ma senseï d’anglais. -
Ah ouais ? Je savais bien que j’aurais du rester au lycée ! »
Pendant ce temps, Stipe terminait son récital. Le temps devait lui donner raison, mais cela, Shii ne pouvait pas le savoir. Pas encore, en tout cas.
« But that was just a dream, try, cry, why, try
That was just a dream, just a dream, just a dream
Dream »