Les Nexusiens auraient adoré tomber sur ce camp. Profondément dissimulé dans l’une des vastes et ténébreuses forêts entourant la cité-État, il était cerné par d’immenses arbres, des remparts sommaires en bois, et comprenait beaucoup d’individus. Des nains s’entraînaient au maniement de la hache. Sanglés dans de lourdes armures en fer dont seuls les nains avaient le secret, ils tapaient contre des mannequins, ou s’entraînaient à se battre, soit à l’aide d’épées, soit à l’aide d’haches. Les elfes, eux s’entraînaient près de cibles en bois, tirant avec des arcs et des flèches, faisant preuve de leur légendaire dextérité au combat, une dextérité résultant, non seulement de leurs sens développés, mais aussi d’un long entraînement. Qui leur fournissait des vivres ? Des armes ? En chemin, Cahir voyait de multiples tentes, plus ou moins grandes, dont une taverne, une armurerie... Et des cages en bois faisant office de prisons, où quelques soldats nexusiens étaient installés, une longue barbe sur leur visage témoignant de nombreux jours, ou semaines, de captivité.
Ces elfes étaient des Bas-Elfes. Au sein de l’espèce elfique, il y avait une distinction importante entre les Hauts-Elfes et les Bas-Elfes. Les premiers étaient des elfes vivant toujours dans leurs propres royaumes, comme les elfes du Bosquet de Nexus. Ils avaient su conservé leurs traditions, leurs rites, alors que, au contraire, les Bas-Elfes désignaient les elfes ayant partagé leur existence avec les humains. Cette distinction indiquait très bien ce que les elfes pensaient des autres espèces, estimant qu’un contact prolongé entre les humains et les elfes ne pouvaient amener qu’à corrompre ces derniers. Dans la taverne, Cahir était sûr qu’il y avait son lot d’elfes ivres, au milieu de nains.
Outre les elfes et les nains, le camp abritait aussi de nombreux Terranides, généralement des nekos... D’anciens esclaves qui avaient été libérés par les Écureuils, et avaient décidé de les rejoindre. C’était ceux-là qui grognaient en regardant Cahir, se rappelant probablement leurs années de captivité. Cependant, tous ne regardaient pas Cahir avec l’envie de le massacrer. Alors qu’ils continuaient à suivre Izaël, vers d’autres parties du camp, l’apatride vit
une curieuse centaure le regardant avec une lueur amusée... Et presque malicieuse... Dans les yeux. Il en fut surpris, mais elle s’écarta rapidement, filant entre deux arbres, ne lui laissant que la vue de sa croupe.
Et c’est ainsi qu’ils arrivèrent devant une grande tente, au bout du camp. Des oiseaux gazouillaient, on pouvait voir d’énormes arbres formant un mur naturel épais, et ils entrèrent dans la tente. Anila était là, ainsi que le père de Louane.... Et le Seigneur Aldaron.
*
Ça ne fait plus aucun doute, nous sommes dans l’un de leurs camps principaux...*
Izaël était resté dehors, et Cahir suivit Louane à l’intérieur de la tente. Aldaron ne tarda pas à s’exclamer, en se rapprochant de Louane, lui faisant une bise sur le front, avant de s’adresser à Cahir avec la froideur typique caractérisant les relations entre les Bas-Elfes et les humains. L’apatride ne s’en formalisa pas. Il avait vu Anila sourire en coin en le voyant, comme si elle ne se faisait guère d’idées sur ce que lui et Louane avaient fait de leur temps libre.
Louane était médusée, probablement devant la beauté légendaire d’Aldaron, ce qui avait fait avaler sa langue. Cahir avait discuté et tenu tête avec des Maréchaux et des Généraux ashnardiens. Ce n’était pas un seigneur elfique en disgrâce qui allait l’impressionner.
«
Qui ne connaît pas le légendaire Seigneur Aldaron à Nexus ? répliqua-t-il.
Vous étiez un Nexusien, dont la famille venait du Bosquet, et, après la mort du Lion et de sa femme, des usuriers de la cité-État et des bourgeois ont repris vos possessions, vous contraignant à la pauvreté et à la misère... Vous, ainsi que le quartier d’elfes dans lequel vous viviez. »
Aldaron était un elfe élégant qui était venu du Bosquet pour y installer une entreprise commerciale reposant sur la culture elfique et les armes. Quelque chose qu’il pouvait difficilement faire au Bosquet, où le commerce était extrêmement réglementé. À l’époque du Lion de Nexus, quand le nom des Ivory signifiait encore quelque chose, les non-humains étaient très bien accueillis à Nexus, et Aldaron avait pu développer son affaire. Cependant, après la mort de Liam et de Nöly Ivory, ceux qui le détestaient avaient vu là l’occasion de se débarrasser de lui. Aldaron utilisait son or et sa puissance pour libérer et affranchir des esclaves. En conséquence, les bourgeois et les grandes guildes esclavagistes de Nexus s’étaient empressés de le faire tomber., l’accusant, lui et son entreprise, de vouloir encourager la révolte en affranchissant des esclaves, et en formant des guerriers dans son quartier, un quartier majoritairement composé d’elfes... Désemparés à cette époque, les pouvoirs publics étaient tombés entre les pattes de ceux qui avaient le plus gros chéquier à leur proposer, et un raid avait été mené chez Aldaron. Un siège, où de nombreux elfes avaient été tués, et qui avait déclenché une émeute raciale, un prélude aux agitations sociales qui traversaient maintenant Nexus.
Le seigneur elfique avait été capturé et défiguré pendant la bataille, brûlé au visage. Il avait réussi à s’évader de sa prison, et avait visiblement usé de magie pour dissimuler son hideuse blessure.
«
Je connais votre histoire, Aldaron... Les Nexusiens vous recherchent. Certains vous croient morts. À vrai dire, je ne sois pas surpris que vous faisiez partie des têtes régissant l’activité des Scoia’taels à Nexus... Ce que je comprends difficilement, c’est en quoi nous pouvons vous aider dans cette révolte. »
Anila se mit à sourire.
«
Ce brave Cahir, toujours aussi apte à se dénigrer lui-même... Tu as vu leur camp, mon cœur... Ils ont besoin de formateurs, et moi, je ne peux pas m’occuper de tout à la fois. Le seigneur Aldaron est un dirigeant charismatique, mais les chevaliers nexusiens sont des ennemis redoutables... »
Appeler Cahir «
mon cœur » n’était que de la provocation gratuite envers Louane... Anila toute crachée. Un léger sourire ironique traversa alors les lèvres de Cahir, qui regarda Aldaron.
«
Parce que vos hommes accepteraient de suivre un humain ? D’être formés par moi ? En traversant ce camp, je crois que, mis à part la centaure, tous les gens que j’ai croisés voulaient m’occire... »
Cahir ne se faisait pas d’illusions sur sa popularité auprès des Scoia’taels. Ils prétendaient se battre contre le racisme non-humain, mais, en se battant, ils s’étaient singularisés, et faisaient preuve de la même forme de racisme, désormais à l’égard de la race humaine.
Le serpent qui se mord la queue...