Grim s’avéra assez insistant... Était-ce simplement parce qu’il haïssait Geko ? Ou est-ce qu’il y avait autre chose là-dessous ? Les mots choisis étaient respectueux, mais elle pouvait sentir sa rage, sa frustration... Celle d’un Ange. Kaileesha, en revanche, ignorait, pour le moment du moins, la nature exacte de Grim. Dans sa colère, ce dernier laissa toutefois parler sa vraie nature, révélant des traits de sa personnalité qui agressèrent Kaileesha. Un démon aurait pu reconnaître un ange n’importe où, tant ces derniers étaient opposés. Kaileesha, en tant que démone, ne pouvait que détester ces emplumés arrogants, ces péteux prétentieux qui se terraient dans leurs tours. Grim faisait valoir sa valeur, s’opposant à Geko, comme si, en quelque sorte, en épargnant le crapaud, Mélinda perdait le chat. Ce bestiaire d’animaux qui parlent la fatiguait, et elle soupira, ses griffes sortant pour racler sur les accoudoirs de son fauteuil, témoignant de son impatience. Grim insista donc, et Mélinda répliqua rapidement :
« Geko ne m’appartient pas, Grim. T’autoriser à le torturer était déjà une erreur. A vrai dire, dès que j’ai décidé de capturer ce démon pleutre, j’ai commis une erreur. Je n’aime pas beaucoup ce crapaud visqueux, mais je suis convaincue que t’autoriser à le tuer ne sera que commettre une autre erreur, et que les démons trouveront bien un moyen de me le reprocher. Quant au fait que Jax se moque de ce dernier... Je n’en doute pas, mais je connais suffisamment les démons pour savoir qu’il serait quand même en droit de me le reprocher. »
Le raisonnement ne manquait pas de bon sens selon Mélinda. Geko était, après tout, l’un des lieutenants de Jax. Un individu sans importance pour lui, mais qui pouvait tout à fait croire que le crapaud puant avait de l’intérêt à ses yeux. Mélinda décida d’enfoncer le clou, en ayant un peu assez qu’on lui dicte ce qui était le mieux pour elle. Elle allait faire selon ce qu’elle entendait, et, comme le disait les Terriens, mit les points sur les « i » :
« Je vous remercie de prendre à cœur mes intérêts, Grim, mis ne commettez pas l’erreur de me prendre pour une idiote. Quelqu’un qui a trahi les Cieux se moque bien des autres. J’ignore pourquoi Caprice ou le Baron ont décidé de vous avoir sous leurs coupes, mais votre statut fait que, si jamais les Cieux apprenaient votre existence, ils vous écraseraient sans difficulté. On dit qu’il n’y a pas de pire engeance en Enfer que les traîtres. »
Kaileesa en profita pour intervenir, en sachant un peu plus que Mélinda sur la question :
« En vertu du pacte entre les Cieux et les Enfers, la justice angélique s’applique sur n’importe quel Ange déchu, indépendamment de leur emplacement. A Roc Noir, vous êtes protégé du courroux d’Imperius, mais ici... Il me suffirait d’alerter les Anges de votre présence pour que vous retrouviez vos vieux amis, et finissiez dans les Tours de Solitude des Cieux. A moins qu’on ne décide de vous couper vos ailes. »
La menace était réelle. Imperius, Archange de la Bravoure, était considéré comme le plus puissant de tous les Anges. Même les plus puissants Princes des Enfers craignaient son courroux. Lors de la grande guerre, qui avait abouti au pacte ancestral, on disait qu’Imperius avait massacré à elle toute seule des Légions entières, et avait affronté Belzébuth dans un combat singulier, l’apothéose de cet affrontement éternel et sans fin entre le Bien et le Mal. L’affrontement entre les deux seigneurs suprêmes avait été d’une telle intensité qu’il avait mis fin à la guerre, et grièvement blessé le Palingène. Et, depuis la conclusion du pacte, les Cieux s’étaient, comme les démons, le droit de poursuivre les hérétiques, les rebelles et les traîtres, que ce soit dans les plans inférieurs, ou dans leurs dimensions respectives. En pratique, intervenir dans le territoire ennemi était toutefois difficile. Si un Ange se promenait en Enfer, et même s’il était dans son bon droit, les chances pour qu’il en ressorte en vie étaient pratiquement inexistantes... Et inversement. Cependant, Grim n’était pas en Enfer, mais dans un plan inférieur.
Les sanctions des Anges étaient différentes des sanctions démoniaques. La plus grave sanction pour un Ange était de perdre ses ailes, et de devenir ni plus ni moins qu’un simple humain amnésique et hagard. Une sanction en vogue était d’être enfermée dans une tour très longue, mais très étroite, pendant des siècles et des siècles, pour méditer sur ses péchés, et y chercher la rédemption.
« Je laisserai le soin au Baron Sanglant d’estimer ce qu’il veut faire de Geko. Si ce dernier est aussi inutile que ça, le Baron devrait, en toute logique, le supprimer, n’est-ce pas ? De votre côté, mon cher Grim, je vous suggère de ne pas oublier que vous êtes sous ma demeure, que vos histoires m’amènent dans une position très compromettante, et que j’ai bien d’autres problèmes que devoir supporter vos petits caprices. »
C’était dit, et ça ne manquait pas d’honnêteté. Mélinda, effectivement, avait bien des soucis qui dépassaient, et de loin, la volonté de Grim. Que ce dernier soit déçu, la vampire pouvait le concevoir, mais elle s’en moquait pas mal. La menace à peine voilée de Kaileesha était destinée à éviter que Grim ne cherche à exécuter tout seul Geko. Mélinda précisa pour de bon, afin de l’achever :
« Du reste, mon cher Grim, si vous tentez de me doubler quand votre maître viendra demain, je n’aurais pas la moindre hésitation à avertir les Cieux. Je sais comment rentrer en contact avec eux, je connais leurs Sanctuaires, et je suis sûre que retrouver un Ange déchu les intéresserait au plus haut point. Et j’imagine mal le Baron se dresser face aux Archanges pour sauver votre misérable carcasse. Ne me prenez pas pour une petite écervelée que vous pouvez duper facilement, je n’ai aucune confiance en vous ou en Geko. Votre lumière angélique a depuis longtemps disparu, et vous êtes rongé par la colère, par votre orgueil froissé, et par votre ambition. Si vous pensez un seul instant que je pourrais vous faire un jour confiance, vous vous méprenez. Tant que nos intérêts coïncident, je ne vous embêterais pas, mais, si jamais vous vous dressez face à moi, vous pourriez amèrement le regretter. »
Mélinda avait parlé sur un ton ferme et autoritaire. Les doubles jeux étaient finis. Elle avait parlé de manière franche. Si elle-même n’était pas foncièrement plus forte que Grim, elle pouvait contacter des individus qui, eux, le seraient.
*Je ne vais tout de même pas me laisser emporter par un vulgaire chat...*
Pour elle, Grim tenait plus d’un animal que d’un Ange. Elle pensait réellement ce qu’elle lui avait dit : il avait été dévoré par son ambition. Elle ignorait son histoire, mais il n’était pas bien difficile de deviner qu’il était plutôt mécontent d’être dans la peau d’un chat, lui qui, jadis, avait été un Ange. Peut-être avait-elle touché une corde sensible ? Indéniablement, mais elle n’était pas un Ange non plus. La vie de Grim devait être une vie bien triste, mais ce n’était personnellement pas son problème.