Sur le couloir, Rayne avançait rapidement, tendue et nerveuse. Sans ses lames, elle allait devoir rapidement espérer de trouver un portail, d’autant plus qu’elle ignorait où elle se trouvait. Sur ce point, toutefois, il lui suffirait de contacter Severin. Son vieil ami veillerait, et, dans la mesure où il avait accès aux satellites tekhans, il serait tout à fait en mesure de lui dire précisément où elle se trouvait. Tinuviel lui parla alors, et Rayne s’arrêta, lui tournant le dos en fermant les yeux. N’en avait-elle pas assez ? Ne voyait-elle pas dans quel état la Dhampir se trouvait ? Cette dernière tremblait sur place. Les ombres, cette infernale magie, lui avaient fait revivre de plein fouet un évènement qu’elle n’avait jamais pu oublier. Un évènement qui était à la fois sa force et sa faiblesse. Sa force sur le champ de bataille, sa faiblesse quand elle était au repos. Comment avoir l’esprit apaisé et songer au futur quand on avait de tels démons dans la tête ? Aucune thérapie, aucun sort de magie blanche, rien ne viendrait la guérir. C’était son blocage, sa croix qu’elle trimballait sans arrêt.
*Pourquoi, Tinuviel ? Pourquoi insister ainsi ? Pourquoi continuer à t’attacher à moi ? Il n’y a rien à sauver en moi... Comment pourrait-on m’aimer ? POURQUOI EST-CE QUE TU INSISTES ?*
Elle avait envie d’hurler, de lui hurler dessus, de la frapper, mais elle sentait ses forces l’abandonner, alors qu’une ligne mince et ténue se brisait en elle. Tinuviel s’excusait, ce qui, en temps normal, aurait sans doute du la marquer, mais la laissait plutôt totalement indifférente. Qu’est-ce qu’elle en avait à foutre, de ses excuses ? Croyait-elle qu’elles feraient revenir à la vie sa mère ? Qu’elles lui ôteraient les soupirs de plaisir et les gémissements plaintifs qu’elle avait entendus ? Le soupir langoureux de son père quand il avait joui en elle, les larmes qu’elle avait poussé, cette impression surréaliste d’être dans un horrible cauchemar en voyant le village brûlé, en voyant les corps regroupés sur la place publique, et ceux qui hurlaient dans les villages ? Croyait-elle que de simples mots pourraient guérir la douleur qu’elle avait reçu quand ses cheveux avaient pris feu et que ses mains avaient noirci alors qu’elle avait essayé d’ouvrir la porte condamnée de l’église pour permettre aux autres villageois emmurés à l’intérieur de sortir ?
Elle lui offrit alors quelque chose. Rayne regarda l’objet, absente, ailleurs, ne sachant plus où elle était. Son esprit se déconnectait et se fracturait. Elle écoutait Tinuviel parler, mais sans vraiment comprendre. Dans sa tête, sa voix était couverte par le feu. Elle ferma les yeux, une grimace de rage déformant ses traits. Les bébés pleuraient, les femmes gémissaient, le bois craquait et les piliers se brisaient, entraînant l’effondrement des misons. Il n’y avait aucun rire maléfique dans tout ça, aucune voix revancharde qui l’avait marqué, rien d’autre que des hurlements, des toussotements, et des mains qui tentaient inutilement de forcer sur la porte.
*Taisez-vous ! TAISEZ-VOUS !!*
Rayne ne se sentait pas bien. Elle avait inexplicablement chaud, et sentit Tinuviel poser quelque chose dans sa paume. Une clef ? Une amulette de protection ? Un talisman elfique ? Elle l’ignorait. Elle entendit vaguement parler de « Lyrinda », la Drow avec qui elle avait fait l’amour cette nuit. Elle essaya, elle essaya vraiment, de se forcer à repenser à elle, de se replonger dans cette délicieuse nuit. Cette chaude nuit où le feu avait crépité dans l’âtre, étirant leurs reflets, où les doigts crochus de la Drow s’étaient plantés dans sa peau, la faisant hurler. Elle avait perdu la vue, mais, en contrepartie, elle avait un talent inné avec ses doigts. Elle lui avait dit qu’elle l’étoufferait si elle n’arrivait pas à la satisfaire. Typique d’une Drow. Mais, dans cette vision, le feu grossissait, le feu de la cheminée enflait, et elle entendait à nouveau les pleurs du bébé, et le père qui, sentant la fin proche, avait sorti son pistolet. Une balle. Le coup de feu avait résonné, et elle n’avait jamais su sur qui il avait tiré. Lui ? Sa femme ? Leur enfant ? Ce coup de feu avait été le prélude et la fin de tout. Mourir par asphyxie était très désagréable. Les poumons étaient en feu, on pleurait, on se tortillait sous la douleur. Il n’y avait là rien de très bon.
Les doigts de Rayne se dérobèrent, et le pendentif de Tinuviel tomba lourdement à terre. Elle avait les yeux clos, fixant le sol, se sentant emportée par une vague, un torrent inaltérable. Elle se mit à parler, n’arrivant plus à ouvrir les yeux. Sa vision était trouble, floue. Maudite sois-tu, Tinuviel. Toi, ton harem, tes amantes, et ta générosité insupportable. Maudite sois-tu, oui. Car, à cause de toi, Rayne avait senti sa rage partir, ne laissant plus que ce qui motivait cette fureur : sa souffrance. Rayne ressentait de curieux picotements aux joues, et une douleur insupportable au cœur. Elle pleurait, et ceci ne lui était pas arrivé depuis cette nuit noire, quand elle s’était réveillée sous la pluie, dans un village calciné, jonché de débris, et que la porte de l’église s’était écrasée.
« Je... Je n’ai pas pu les sauver... réussit-elle à dire. Ma mère... Mais aussi les villageois... Eux... Coincés dans l’église, piégés par une porte coincée... Le sens de l’humour de mon père... Le foyer de Dieu... Le dernier refuge des superstitieux et des croyants... »
Elle ne regardait rien, ni personne, et ne pensait à rien. Dans sa tête, elle voyait les flammes danser, et le gémissement du bébé, ces petits cris hauts perchés. La chaleur lui faisait mal, et ils tapaient contre la porte.
« Ils hurlaient pour qu’on les libère... Et ce bébé... Ce bébé qui hurlait... Et ensuite... Ils se sont... »
Un sanglot traversa ses lèvres, mais elle ne voulait pas finir là. Pas maintenant. Quelque chose en elle la poussait à vouloir se confier, à vouloir le dire, l’exprimer, le cracher.
« J’ai tenté d’ouvrir la porte... Vraiment... J’ai hurlé, j’ai pesté, mais les barres étaient solidement clouées et brûlantes... Mes cheveux ont pris feu à cause des cendres, mais, même malgré ça, alors que je ne voyais rien, je continuais à tenter d’ouvrir la porte. Mes mains ont noirci, et la douleur ainsi que les vapeurs ont fini par avoir raison de moi... Ça, et les coups de feu... Ils... Ils se sont tous suicidés... Et je n’ai rien pu faire... »
Ce fut presque machinalement que Rayne alla se coller contre Tinuviel. Elle enfouit sa tête contre son épaule, et fit ce qu’elle n’avait jamais fait, et qu’elle ne referait sans doute pas avant longtemps.
Elle pleura.