Un homme arpentait les couloirs en sifflotant. Il était en retard, mais ne se pressait pas. Une serviette de cuir rejetée par-dessus l'épaule, un pull léger noir surmontant son t-shirt blanc, il portait également un jean de couleur claire. Ses chaussures de sport raisonnaient dans le couloir déjà désert. Il jeta un coup d’œil rapide à sa nouvelle montre. Trois minutes de retard, c'était pas la mort.
Aujourd'hui, le professeur Tanaka Kyoshiro remplaçait monsieur Moury pour son cours, en début d'après-midi. Il ne savait pas encore ce qu'il allait enseigner, mais peu importait. Jouer aux profs le temps d'une demie-journée, c'était amusant. Il regardait les portes des salles devant lesquelles il passait: 202,203,204, toilettes... 205. C'était là. Il s'arrêta, sortit un paquet de cigarettes de sa poche gauche, puis un briquet, en alluma une, et remisa le reste tranquillement. Il tira une bouffée, souffla la fumée vers le bas, et inspira un grand coup.
Il avait fallu pas moins de deux semaines à Kyô pour préparer son coup. Arrivé sur Terre sans le sou, il avait dû cumuler magouilles, manipulations et paiements en nature pour arriver à ses fins. Sa
nouvelle coiffure lui donnait un air branché, sans trop attirer l'attention. Tout était au point. Vêtements de terrien, look plus humain (il employait le mana de son bras droit pour masquer le tatouage du gauche, utile car on ne voyait plus ni l'un ni l'autre), et surtout, poste de professeur remplaçant.
Pour ce dernier point, ça avait été un peu plus délicat. En fin de matinée, il avait fallu suivre un professeur qui s'en retournait chez lui pour déjeuner, puis l'attraper sur le pas de sa porte, et le forcer à prendre une demie-journée de repos. Le fonctionnaire de l'éducation, un peu tire-au-flanc sur les bords, avait prétexté une gastro et avait recommandé "par soucis du bien être et de la culture de ses chers élèves" un
ami qui justement était professeur remplaçant, un certain Kyoshiro Tanaka.
Ledit Kyoshiro ouvrit la porte de sa salle avec vacarme, clope en bouche, se dirigeant vers son bureau en ces termes:
"Salut les mioches! Le vieux Moury est absent, c'est Moi qui vais le remplacer!"Il posa la serviette sur le bureau et l'ouvrit, survolant du regard les élèves qui le fixaient avec un air ébahi. Il continua son petit discours, il était là pour ça.
"Et donc pendant les deux prochaines heures, ce sera mon boulot de vous enseigner la..."Il baissa les yeux vers l'intérieur de son bagage, afin de voir de quoi il était question. La serviette était celle de monsieur Moury, il y avait donc les livres qu'il fallait. Kant, Montaigne, Platon, Freud et Dolto. Le visage du Dieu-prof se crispa soudain, il grimaça en terminant sa phrase:
"La philo? Ah non, ça, ça craint!"Il perdait de plus en plus sa crédibilité, et les choses ne s'arrangèrent pas. Il tapota sa cigarette pour faire tomber la cendre au sol, puis referma la serviette, avant de la jeter par la fenêtre d'un geste négligé. Il contourna le bureau, et s'assit sur le bord, face à ses élèves.
"Bon, vous savez quoi, je vais vous enseigner MA philosophie, et comme c'est la meilleure, vous saurez penser. On pourra ensuite passer aux trucs plus drôles."Il se pencha en avant pour prendre le crayon d'un pantouflard du premier rang, le fit jouer entre ses doigts en le regardant un petit moment, et continua:
"Ce crayon. Quand je tiens ce crayon, je tiens à la fois son image, son être et même l'ombre qu'il projette. Je suis maître de l'objet, de ce que j'en fais, et de ce qui sera fait avec. Je peux même choisir de le conserver ou de le casser."Sur ce, il prit le crayon de ses deux mains, le cassa en deux et le jeta derrière lui. L'objet claqua contre le tableau et tomba au sol. Il n'était plus rien.
"Retenez-donc ceci: Quand on a une emprise, on a le pouvoir. Et le pouvoir, c'est le pied!"Il tira encore sur sa cigarette, rejeta la tête en arrière pour expulser quelques ronds de fumée, puis la jeta par terre et l'écrasa.
"Des questions?"Ça c'est sûr, ils devaient en avoir plein.