Chiyoko a 23 ans, mais elle en fait 25. Elle est grande, la fille la plus grande de sa classe de cinquième à vrai dire. En plus de sa taille, ses deux dents de devant qu'elle trouve beaucoup trop grandes la complexent beaucoup, et elle tente de les cacher à tout prix derrière sa main, ce qui ne fait que les souligner, les rendre encore plus évidentes. Elle est pourtant jolie. Assez en tous cas pour que ses pochtrons de clients lui laissent des pourboires et tentent de lui pincer les fesses. Lorsque cela arrive, elle glousse et fait semblant d'aimer ça.
Elle a un procès en cours, une plainte pour violence conjugale qu'elle a posée pour punir son petit ami de ne pas avoir partagé avec elle sa dose d'héroïne.
Ce soir, Chiyoko vient de finir de nettoyer la dernière table. Elle y retourne les chaises une à une pour pouvoir passer un coup de balais. Ensuite, l'inventaire devra être fait, puis la fermeture, et elle pourra traverser le parc effrayant qui mène vers chez elle pour aller s'enfoncer sous sa couette. A cette pensée, elle laisse échapper un long bâillement.
-Alors, on est fatiguée ma jolie?
Rire gras de Mr Abe et de Mr Miara, tous les deux accoudés au comptoir. Les deux derniers clients, qui restent pour discuter un moment, boire un dernier verre avec Akira le patron. C'est Akira qui a parlé. Le trio est mollement tourné vers elle, et attend une réaction. Alors Chiyoko se force à sourire (une main crispée devant sa bouche) et à bomber la poitrine pour mieux leur lancer un clin d'œil enjôleur.
Aussi loin qu'elle se souvienne, elle n'a jamais eut de remords à jouer son numéro d'allumeuse. Pourtant, elle n'a jamais trompé son homme, pas même une fois. Et sa fidélité est son plus grand secret et sa plus grande faiblesse... Si Abe, Miara et les autres dockers qui viennent se désaltérer dans ce bar étaient au courant, elle convaincue qu'elle pourrait dire adieu à la moitié de leurs pourboires. Elle a peut-être tord.
Le déclic de la porte qui se referme, alors que le courant d'air froid passe sur ses chevilles. Elle ne l'a pas entendu entrer.
-Désolé monsieur, on ferme.
Akira n'a pas levé les yeux lorsqu'il a prononcé ces mots. Chiyoko si.
Un jeune homme à la beauté incroyable, malgré sa chemise froissée et ses cheveux en bataille. Il se tient devant l'entrée, et elle comprend à son front luisant de sueur et le mouvement de ses épaules qu'il est en train de reprendre son souffle, comme s'il venait de courir jusqu'au bout de ses forces. Pourtant, pas un son ne sort de sa bouche.
Même si elle ne parvient pas à croiser son regard, elle peut percevoir chacun de ses traits. Elle songe, sans pouvoir se l'expliquer, qu'ils sont chargés de violence.
-Monsieur?
Cette fois, Akira lève la tête. D'un même geste gracieux, le jeune homme retire son manteau, le plie et le pose sur le dossier d'une chaise, alors qu'il fait un premier pas vers le comptoir. Chacun de ses pas résonne dans un silence qui ne semble pas le mettre mal à l'aise, comme s'ils ne sentait même pas les trois regards hostiles qui sont posés sur lui. Celui de Chiyoko est surtout ennuyé. Pitié, pas encore un client... Elle tombe de fatigue, et elle doit être demain à l'aube pour l'ouverture, lorsque la première vague viendra prendre son "petit déjeuner du docker", un œuf cassé dans un demi de bière. Elle ne parvient pas à imaginer ce jeune homme en avaler un, ce qui signifie qu'il n'a rien à faire ici de toute façon.
-Ce pur malte, sur la troisième rangée. Un double.
Après un moment de flottement, Akira soupire. Il hausse les épaules et obtempère, en laissant même la bouteille. Chiyoko songe qu'il a du noter la qualité de la chemise noire du jeune homme, et qu'il espère un bon pourboire... A moins qu'il n'ait remarqué, comme elle, cette rage sourde dans sa démarche, dans sa façon qu'il a eut de poser ses mains crispées sur le comptoir. Cette homme est dangereux, elle en est persuadée, peut-être qu'Akira a eut peur, lui aussi.
Non. Comme le montre le calendrier des élections syndicales affichées contre le mur, entre le jukebox et la cible de fléchettes, Akira n'est pas du genre a se laisser marcher sur les pieds. Akira n'a peur de rien, surtout pas devant deux syndiqués qui le respectent et ont voté pour lui. S'il avait trouvé ce jeune homme menaçant, même un tout petit peu, il lui aurait fait foutre le camp.
Elle sourit, à demi rassurée, et se remet au travail. Abe et Miara, eux, de sourient pas. Pas même un petit peu.
Claquement du verre sur le comptoir. Le jeune homme se redresse en silence, et fait quelques pas vers les toilettes. Comment peut-on marcher aussi calmement et avoir l'air aussi furieux?
-Où est-ce que tu crois aller?
Mr Abe lui bloque le passage, ses bras musclés croisés sur sa poitrine. Mr Miara s'est levé. Akira observe en silence, et Chiyoko, elle, redouble d'énergie pour passer le balais, malgré le mauvais pressentiment qui s'insinue en elle. Elle frotte le plus silencieusement possible, et tend l'oreille pour ne rien perdre de la suite.
-Aux toilettes. Pour me rafraîchir.
-Désolé mon gars, les toilettes sont réservées aux clients.
-Je suis un client, j'ai commandé un whisky.
-Oui. Mais tu ne l'as pas payé...
Ils s'observent en silence, et la serveuse regrette que le jeune homme lui tourne le dos. Elle aurait aimé savoir si son visage est aussi beau et dangereux qu'elle l'imagine à cet instant. Si c'est le cas, cela ne semble pas émouvoir Mr Abe outre-mesure.
-Laissez-moi passer.
La suite est confuse.
Elle n'est pas sûre, mais elle pense que Miara a bougé en premier. Il a voulu se rapprocher, serrer de plus près le jeune homme. La seconde suivante, il atterrissait sur une table qui volait en éclats. Quant au jeune homme, elle ne l'a pas vraiment vu frapper monsieur Abe. Il a esquivé un coup de poing du docker, puis a fait un geste vif, puis un autre, chacun suivis d'un craquement sinistre et d'un horrible cris de douleur.
Mr Abe s'effondre, et ne se relève pas.
Akira a bondit de derrière le comptoir, une bouteille vide à la main, et Miara secoue sa carcasse pour repartir à l'assaut. A partir de là, le combat est brutal et bordélique. Même s'il sait se battre, elle ne le voit pas donner le moindre coup de pied retourné ou autre figure martiale artistique qu'elle a pu voir dans les films d'action. Il est vicieux, rapide et efficace. Un revers de main dans une pomme d'Adam. Une tête qui heurte le comptoir. Un autre craquement, et elle est sûre que l'angle du bras d'Akira n'est plus vraiment naturel.
Et avant qu'elle puisse décider si elle doit rester sur place, le frapper avec son balais ou prendre les jambes à son cou, le silence est revenu.
Il a la lèvre en sang, tout comme son front qui a été coupé par la bouteille du patron. Possiblement une côte cassée. Ses adversaires, eux, sont au sol et ont les plus grandes difficultés à respirer.
A vrai dire seul Akira bouge encore.
Il rampe péniblement, et chaque geste crispe son visage de douleur. Elle peut le voir parce que c'est vers elle qu'il se dirige, et elle croise même son regard suppliant.
Calme à nouveau, du moins en apparence, le jeune homme revient au comptoir et se serre un autre verre. Il l'avale d'une traite et revient à Akira. Craquement de bois brisé, et Akira ne bouge plus. De la chaise qu'il a abattu sur le dos du patron, il ne reste qu'un pied qu'il tient encore dans sa main.
Il relève la tête vers elle et la cloue sur place d'un regard menaçant, débordant d'une violence qui fait monter des larmes aux yeux de la jeune fille. Il jette le pied de chaise sur le sol. Elle pousse un petit cris.
-Reste là.
Chiyoko hoche la tête et rentre les épaules. Elle a envie de s'écrouler et de se mettre à pleurer. Elle pense à sa mère, à son père, à tout ce qu'elle aurait pu faire pour ne pas être ici ce soir, piégée avec ce type. Elle veut lui demander ce qu'il va faire d'elle, mais elle n'ose pas prononcer le moindre mot.
Ce taré se détourne. Il marche et fait exactement comme il l'avait dit : Il va aux toilettes. Il va au toilette pour se rafraichir. A travers la porte, elle entend l'eau couler un moment. A l'oreille, elle l'imagine en train de s'asperger le visage. Une fois, deux fois, trois fois. Le clapotis du lavabo cesse soudain, car il a coupé le robinet.
Silence, troublé par le bruit d'une respiration courte, saccadée. Est-ce que... est-ce qu'il serait en train de pleurer?
-MERDE!
Elle sursaute et laisse tomber son balais. Mon dieu, faîtes qu'il n'est pas entendu le bruit! Mais qu'est-ce qui lui prend de hurler comme ça! Et toi ma fille? Qu'est-ce qui te prend de rester ici comme une conne? Mais cours, grande perche! La porte n'est qu'à quelques mètres, et il ne l'entendra même pas s'ouvrir... Ou alors passe derrière le comptoir, décroche le téléphone et appèle la police. Il n'osera rien te faire si la police est en route, si?
Chiyoko réalise alors qu'il est sortit des toilettes, et qu'il la contemple, le visage plongé dans la pénombre.
-Je... Je ne dirais rien...
En guise de réponse, il pose un doigt sur ses lèvres. Elle se tait aussitôt.
***
Chiyoko est allongée, la joue droite posée sur le sol. Chemisier ouvert, soutient-gorge dégrafé, sa culotte sur les cheville. Son front est luisant, ses joues sont rose vif, elle essaye à grand peine de reprendre son souffle.
Seigneur... Même sous héroïne elle n'avait jamais joui comme ça.
Une main, c'est tout ce dont il a eut besoin. Une main et un regard de braise... Elle se mord la lèvre inférieur, honteuse du désir qui s'est emparé d'elle. Lorsqu'il avait terminé, qu'il avait étendu sur le sol son corps terrassé par l'orgasme, il a sortit son portefeuille et lui a jeté une poignée de billets au le visage. "Pour le verre, le ménage et le coup de téléphone.".
Le coup de téléphone, il le passe en ce moment même. Samy, passe moi le Grec. Il est sorti? Alors tu lui transmettra un message. Je demande l'impossible et il me le faut pour hier... Elle ne comprend qu'un mot sur deux, car ses tempes sont encore douloureuses de plaisir. Il parle de "dossier", et d'une certaine Kairi et de tout un tas de choses qui sont sans importance pour une fille comme elle. Elle s'en fiche. Elle ne veut pas savoir.
Lorsqu'il raccroche le téléphone, elle se risque à ouvrir un oeil.
Il est assis derrière le bar, la tête entre ses mains. Immobile. Chiyoko ferme les paupières et se laisse glisser dans un sommeil qui se mêle à l'extase douce et moelleuse d'une jouissance encore fraiche.
***
La jeune fille le regarde depuis son balcon. Elle a passé un peignoir, car elle sort manifestement de la douche. Jones est debout dans la nuit. Chemise déchirée, cheveux mouillés, collés au sang sur son front. Une bouteille vide à la main.
Lorsqu'il demande à Miki de le laisser rentrer, il est surprit car elle a la réaction la plus mature qu'il puisse imaginer : Elle éclate de rire. Il sourit en retour, un sourire lointain, sincèrement amusé.
-Ne bougez pas, sensei. Je vous ouvre.