La contradiction de la situation était légèrement perturbante. L’esprit de la jeune femme semblait avoir trouvé un rocher sur lequel s’accrocher et braver la tempête de passion qui le bringuebalait depuis de longues minutes. Il n’était pas rare que les Mortels aient quelques instants de réalisation, souvent au dernier moment, mais, généralement, perdus dans leurs plaisirs et leurs émotions, surtout celles reliées aux passions charnelles, ils préféraient s’abandonner complètement, quitte à devoir y réfléchir davantage après. Compte-tenu de son état d’ébriété et, il fallait le reconnaître, de l’état avancé de leurs petits jeux sensuels, le Démon était particulièrement surpris de voir à quel point Kara avait réussi à retrouver un semblant de raison. Bien entendu, Asep’Timusoth s’était douté qu’en
forçant un peu les choses, il aurait probablement pu pousser son corps à outrepasser sa raison, mais ce n’avait jamais été dans ses manières. Cela devait venir d’elle, du début jusqu’à la fin. Alors il fallait essayer de la rassurer, tout en essayant de comprendre ce qui venait de contrecarrer leurs élans. Heureusement, la jeune femme ne s’enferma pas dans un silence pesant. Elle semblait réellement lutter entre ses envies, ses pulsions et ses pensées, ces dernières étant le dernier rempart qui l’empêchait probablement de se perdre dans les bras de l’Incube. Visiblement, elle semblait ne pas apprécier le fait qu’il agissait
conformément à son métier. Il était vrai qu’elle le considérait vraisemblablement comme un artiste en représentation. S’imaginait-elle que ses attentions étaient incluses dans sa prestation ? Il n’était pas rare que les Mortels vendent leurs corps en échange d’argent et, si elle le voyait comme un de ceux-là, elle semblait dérangée à l’idée de profiter de lui, de le
forcer à faire ce pour quoi il avait été
payé. Ce qui était amusant, sur ce plan-là, c’était de penser que, d’une certaine façon, il avait bel et bien été payé.
Car si le dénommé Rama n’avait pas dépensé d’argent, du moins celui de son monde, pour les services du Cambion, son arrivée dans ce plan avait demandé le sacrifice de trois âmes, dont la sienne. Bien entendu, il aurait été particulièrement stupide d’évoquer cette réalité, pas maintenant en tout cas. Peut-être finirait-elle par réaliser, plus tard, ce qui s’était vraiment passé cette nuit. Seul l’avenir saurait le dire et, malheureusement, connaître l’avenir ne faisait pas partie de ses pouvoirs. Heureusement en un sens, il n’y avait rien de plus ennuyeux que de savoir à l’avance tout ce qui pouvait se produire. Un léger sourire au bord des lèvres, Asep’Timusoth décida de répondre suffisamment franchement pour ne pas mentir, mais en même temps de ne pas exposer la vérité en tant que telle.
« Juste ce qu’il faut pour ma présence ici. » Ses yeux d’or posés sur la jeune femme, il s’approcha un peu plus encore d’elle.
« Pour les extras, c’est si j’ai envie, et uniquement en nature. » Il s’approcha encore un tout petit peu plus, se faisant à peine insistant, les mains posées délicatement sur les hanches de la jeune femme. Son sourire se fit narquois, face au trait d’humour qu’il s’apprêtait à lancer.
« Et la maison ne fait pas crédit. » Son sourire s’élargit un peu davantage. Le Démon avait conscience que la dénommée Kara avait besoin d’être rassurée, en quelque sorte. Elle semblait apprécier l’idée de passer une nuit avec un inconnu, mais la perspective d’imaginer qu’il avait été payé pour ça devait enlever le charme à l’affaire. Mais, encore une fois, il n’avait aucune obligation, simplement l’envie de la faire chavirer, parce que le jeu en valait la chandelle, certes, mais aussi parce que c’était plus qu’agréable en soi.
Heureusement, il sembla que ses paroles eurent l’effet escompté, ou presque. Si la demoiselle semblait accepter l’idée qu’il ne l'appréciait pas par obligation, elle désirait cependant changer, un peu, les règles du jeu. Plus d’alcool et aller chez elle ? Cela n’était pas réellement dans ses plans, mais il pouvait jouer avec ces nouvelles contraintes. Il apprécia le baiser qu’elle ne put retenir et attrapa délicatement sa gorge dans le creux de sa main gardant ses lèvres contre les siennes pendant un long et savoureux baiser. Il se recula légèrement, dans un sourire, sa main glissant avec douceur le long de ses courbes qu’il appréciait encore d’un regard avide d’envie.
« Je te laisse choisir l’alcool le temps que je me change, et nous rentrons ensemble. » Il murmura dans un sourire.
« Pour une deuxième partie de soirée… mémorable. » La créature des Enfers avait accompagné son dernier mot d’un ton et d’un sourire inimitable avant de se redresser et de se diriger vers une porte qui était celle des toilettes. Alors qu’il passait derrière la porte, il s’arrêta, se retournant vers Kara dans un sourire mutin.
« N’oublie pas de te rhabiller. Je n’ai pas envie de te partager ce soir…» Et sur cette promesse prononcée d’un ton chaud, il se glissa derrière la porte. Il lui fallait désormais prendre une apparence normale pour ce monde. Car tous ses traits démoniaques n’étaient, pour la jeune femme, qu’un costume habilement créé et il lui fallait désormais, au moins pour le moment, maintenir cette illusion. L’Incube adopta
une apparence mortelle qu’il avait déjà utilisée. Quelques vêtements simples adaptés de ceux laissés sur place feraient l’affaire. Il sortit donc un peu plus tard de la pièce pour se rendre compte que son invocatrice avait visiblement remis ses vêtements, la porte donnant sur la salle principale était ouverte, il s’y rendit donc tranquillement, la cherchant des yeux. Il la trouva près du comptoir duquel il s’approcha. A côté d’elle, il posa un bras autour de sa taille et lui murmura à l’oreille :
« J’espère que mon apparence sans maquillage ne te décevra pas. » Si le Cambion ne ressemblait plus du tout à ce qu’il avait été jusqu’alors, sa carrure et sa voix restaient les mêmes et Kara, même s’il s’attendait à ce qu’elle soit quand même un peu surprise, ne manquerait pas de le reconnaître, au moins à sa voix, si ce n’était la douceur de ses mains sur sa hanche. Il esquissa un sourire avant de s’intéresser à tout autre chose.
« Alors ? Quel sera l’alcool de notre nuit ? »