Sa Maîtresse avait récemment dû se séparer d’Angus Pelliton, un grand type muet, l’œil froid et inexpressif, qui terrifiait Alecto. Parce qu’il était grand, avoisinant les deux mètres, et qu’Ysor le cuisinier disait qu’il s’était fait arracher la langue par des chiens alors qu’il noyait un braconnier en forêt, qu’il n’avait pas sourcillé, et qu’il avait ensuite étrangler quatre molosses à mains nues. Evidemment, le commis adorait les racontars, et la petite Esclave en raffolait aussi. Mais lorsqu’elle regardait les cicatrices autour de la bouche sans lèvres d’Angus, elle songeait qu’il avait raison. Et à voir ses grosses paluches, il pouvait broyer son crâne sans mal.
Angus était effrayant, parce qu’il ne cillait pas souvent, et qu’il la fixait régulièrement quand elle nettoyait les tables. Il la regardait peiner à monter les tonneaux de la cave sans l’aider, jusqu’à ce qu’un client s’en prenne à elle de manière un peu trop insistante. Là, son travail consistait à s’interposer, si les menaces évoquant la Sorcière n’étaient pas assez efficaces dans l’esprit aviné du soudard. Alors, Angus ‘raccompagnait’ les importuns à la sortie.
Sauf que ces derniers temps, le Muet avait l’air de montrer la sortie à trop de clients. Thiana Gian n’avait aucune envie que ses habitués soient mis à la porte trop rapidement, dès qu’ils posaient les yeux sur Alecto, ou une des trois Filles. Alors, elle l’avait remercié.
C’était la version officielle.
Ysor disait qu’il avait été transformé en souris, ce qui avait fait frémir la petite Esclave, qui avait les rongeurs en horreur. Elle ne saurait sans doute jamais la vérité, et tous deux ne lésinaient pas sur les hypothèses plus ou moins farfelues.
Ce matin-là, à l’aube, chargée de sa petite cariole qu’elle tirait péniblement, Alecto avait une mission bien plus importante que ramener simplement les navets, les miches, le raisin et les mottes de beurre. Elle avait sur elle une bourse pleine d’or, la faisant tout à la fois trembler de plaisir et de peur. Elle empruntait un chemin bien connu, un itinéraire qu’elle faisait tous les matins depuis presque un an. Elle se souvenait parfaitement de son premier voyage pour relier le Marché aux Esclaves et l’Auberge de la Sorcière… Désormais, elle n’était plus pieds-nus, de belles sandales aux rubans soyeux enlaçaient ses mollets, et elle laissait sur ses pas des notes harmonieuses des nombreuses parures que sa Maîtresse tenait à la voir porter.
Il fallait qu’elle présente le meilleur visage de son Etablissement à l’extérieur, un visage souriant, discret, et attirant… Les voilages dont elle était parée ne laissaient pas assez de place à l’imagination au goût de la petite Domestique, mais c’était ainsi. Cela vendait mieux. Elle faisait confiance à Thiana Gian.
- Tu iras voir Charles, tu te souviens de Charles ? Donne-lui mes conditions, je veux le meilleur.
Sa Maîtresse était exigeante, et Alecto avait sur les épaules un poids immense pour sa petite personne : trouver le remplaçant d’Angus. En mieux. Elle voulait un individu impressionnant, charismatique, capable d’imposer le respect par sa seule stature, mais aussi apte à faire se retourner les regards. Dans son esprit juvénile, elle s’imaginait un bellâtre au torse huilé, un gladiateur, ou un guerrier de légende.
En arrivant au Marché aux Esclaves, son estomac se noua et elle s’immobilisa.
Elle n’était jamais revenue ici. Sa gorge se serra. Une caresse instinctive sur sa cuisse gauche lui donna la force, le temps d’une prière silencieuse. Dieu lui donnait la Force. Elle ne décevrait pas sa Maîtresse. Reprenant d’un pas mal-assuré, Alecto franchit le seuil de cette arche imposante, où des cages, des estrades, tantôt couvertes et tantôt au soleil qui commençait à taper dès le matin en cette saison. Elle ressentait alors les regards sur elle, et tremblait déjà…
Une vague immense empathique la submergea et elle crut devoir s’arrêter pour éclater en sanglots, mais retint ses larmes, les yeux rouges. Marcher sur ce sable était une épreuve. Dieu la mettait à l’épreuve. Thiana Gian la mettait à l’épreuve. Elle devait continuer.
Charles était un homme gras, petit, l’œil perçant. Elle n’avait jamais vu quelqu’un d’aussi attentif et pouvant percevoir le moindre mouvement, comme s’il sondait la valeur de toute personne qui passait à porter. Croiser son regard la pétrifia.
- Alecto ! La Bonne Fortune te met devant moi, je doublerai mon investissement si la Sorcière veut te revendre…
Elle sentit la sueur perler à la naissance de ses cheveux noirs, déglutit et baissa ses yeux clairs pour regarder ses pieds. Sa langue refusait de parler, elle eut un haut-le-cœur.
Ses paupières se fermèrent avec force, la tête lui tournait, l’Esclave récita un psaume silencieux pour se calmer. Ne pas répondre à un Homme Libre ne se faisait pas. Elle inspira longuement.
« Messire Charles, je suis désolée de devoir vous décevoir, mais ma Maîtresse ne souhaite pas me revendre. »
Charles éclata de rire, sauta au bas de son estrade et glissa son index sous son menton pour qu’elle relève le visage vers lui.
- J’sais bien ça. Elle fait bien. Elle t’a bien arrangée, tu étais miteuse quand je t’ai récupérée.
Ne jamais croiser son regard. Alecto l’évita sans bouger, le visage neutre, endurant sans broncher. Il n’avait pas tort, cependant. Quand il se décala, la Domestique s’inclina légèrement.
« Ma Maîtresse souhaite acquérir un. Un esclave. » Elle lui tendit une missive rédigée par elle-même, dictée par la Sorcière, que le Marchand parcourut. Quand il releva les yeux de la lettre d’instruction, son œil noir brillait de mille feux.
- J’ai la pièce parfaite pour Thiana Gian. Mais il est assez cher.
Alecto, qui avait été avertie par la Magicienne de l’appétit de Charles, tendit sa bourse sans négocier. Elle ne savait pas faire cela, et Thiana ne le lui avait pas demandé. Elle voulait le meilleur, et personne n’osait arnaquer sa Maîtresse… pour des raisons évidentes.
Le Marchand d’Esclave la soupesa, l’ouvrit, et son sourire étincela alors que son visage joufflu reflétait le jaune de l’or.
- Viens, il est par là.
Charles rangea soigneusement la bourse à sa ceinture, et montra le chemin à une Alecto docile, le suivant à petits pas sans sourciller. Elle fut étonnée de passer devant une ribambelle d’hommes musclés qui auraient fait l’affaire… Mais il prenait la direction d’une cage, là où la majorité des esclaves étaient simplement reliés les uns aux autres par des fers ou des chaînes. Quel type d’esclave mettait-on en cage ?