« J'estime que nous avons été assez patientes, accueillantes et tolérantes à ton égard ; alors à présent, pars ! »
Silke vit que, désormais, toute la communauté s’était ralliée autour de la Flaminique. L’Amazone restait une étrangère, qui venait remettre en cause leurs croyances. Il était normal de douter d’elle, et de préférer croire les explications de leur supérieure. Héline lui ordonna de partir, et Silke ne comptait pas employer la force, non seulement parce qu’elle n’en voyait pas l’utilité, mais aussi parce qu’elle n’était pas à son avantage. Les loups domestiqués grondaient lentement près de leurs dresseuses, les dryades avaient pointé leurs arcs, et les Tréants semblaient sur el point de s’animer. Elle voyait aussi les bâtons des druidesses, levées, prêts à déclencher leur terrible sort. L’Amazone comprit qu’elle avait perdu cette bataille. Soit ses talents de diplomatie étaient à revoir, soit, et c’était une autre hypothèse tout à fait recevable, ces femmes ne voulaient pas entendre la vérité. Elles voulaient la guerre, elles souffraient trop de la présence des hommes. Silke pouvait les comprendre, et elle admettait volontiers toute l’ambivalence de sa position. La Horde était un peuple de guerrières, de femmes qui n’hésitaient pas à assiéger des forts, et qui avaient, ce faisant, parfois provoqué, directement ou indirectement, la mort de civils. Même si la Reine Andromaque cherchait à civiliser la Horde en mettant fin aux anciennes pratiques barbares, le fait est que la Horde avait eu une longue tradition belliciste et cruelle. Impitoyable avec leurs ennemis, les Amazones avaient aussi été, pendant longtemps, impitoyables entre elles-mêmes. Elles abandonnaient dans le désert les nouveaux-nés de sexe masculin, ou les bébés incapables de réussir les rites initiatiques. Des traditions qui avaient été proscrites sous le règne d’Andromaque, mais qui marquaient encore l’imaginaire collectif. En définitive, on récolte ce qu’on sème, et c’était bien le cas ici. La Horde était victime de préjugés liés à son passé cruel et rouge, et, aux yeux d’Héline et des autres femmes, Raven représentait beaucoup mieux l’esprit amazone qu’une femme qui venait leur parler de paix, de tolérance.
Elle se recula prudemment, écartant bien les bras, afin de montrer qu’elle ne comptait pas se battre. Parler était tentant, les mots semblaient brûler ses lèvres, mais elle les retenait, car elle savait que ce qu’elle dirait pourrait convaincre ces femmes de la tuer sur place. Elle croyait déceler quelques regards contrits et désolés dans les yeux de certaines femmes, tandis que d’autres restaient inflexibles, ou meurtriers. À choisir entre Raven et Silke, elles avaient opté pour suivre la voie dictée par Héline, leur aînesse. Pouvait-elle sincèrement le leur reprocher ? On avait aussi enseigné à Silke le respect de ses supérieures, et, si elle avait été à leur place, si une étrangère était venue critiquer la Reine Andromaque et ses choix stratégiques, Silke aurait eu instinctivement tendance à croire Andromaque, et à la suivre.
*J’ai été idiote, mais il est trop tard, maintenant… Encore une fois, mon orgueil m’a perdu, en m’amenant à croire que je pouvais les guider, leur montrer qu’elles se trompent.*
Maintenant, Silke le voyait, mais il était trop tard, trop tard pour faire marche arrière, trop tard pour s’excuser. Elle entreprenait de fuir quand elle entendit des bruits de pas.
« Je vais l’escorter hors de nos terres, Héline. »
Héline regarda Enoxia, fronçant lentement les sourcils.
« C’est moi qui ait amené cette étrangère ici, insista Enoxia. Il est de mon devoir envers notre groupe de la ramener hors de la forêt. »
Le temps sembla, pendant quelques secondes, se suspendre aux lèvres de la Flaminique. Elle semblait peser le pour et le contre, observant Enoxia de manière circonspecte. Silke pensait presque pouvoir deviner ses pensées. Qu’est-ce que cette femme lui cachait ? Qu’est-ce qu’Enoxia lui dissimulait ? Néanmoins, elle ne voyait aucune raison de se méfier de l’une des leurs, et, d’un point de vue politique, Héline redoutait peut-être que montrer son manque de confiance en Enoxia n’amène d’autres femmes à la questionner sur ses capacités de dirigeante.
« Très bien… Mais je ne veux plus voir cette étrangère sur nos terres ! »
Enoxia acquiesça en hochant la tête, puis fit signe à Silke de la suivre. N’ayant pas le choix, l’Amazone la suivit. La jeune rousse avait surpris Enoxia après avoir couché avec l’Incube qu’elle avait initialement traqué, et elle avait réussi à tenir sa langue. Enoxia voulait peut-être la remercier ? L’Amazone avait l’esprit empli de questions. Elle suivit la druidesse le long de sentiers forestiers, et comprit vite que cette dernière ne la guidait pas vers la sortie. Au lieu de ça, elles approchèrent d’une cascade perdue dans la forêt, au milieu d’arbres, et se posèrent au pied de cette dernière.
« Où m’emmènes-tu ? finit par demander Silke.
- Ne sois pas trop dure avec mes sœurs, répliqua Enoxia. Elles… Elles ont l’esprit embué par la colère et par la peur. Cette forêt est grande, mais elle l’était jadis encore plus. Jadis, des fées vivaient ici, et nous bavardions fréquemment avec elles. Malheureusement, ces esprits de la forêt ont fui à l’approche des humains, et se sont enfoncés plus en profondeur dans cette dernière. Certaines pensent que les fées reviendront si nous chassons le shumains, leurs scieries, et si la Nature reprend ses droits.
- Hum… »
Silke ne préférait rien dire, et Enoxia poursuivit, essayant d’expliquer un peu mieux sa pensée :
« Mais je ne pense pas que ce soit ce que la Nature veuille. Si Dagda était vraiment hostile à ce qui se passe, son courroux aurait déjà détruit ces forts arrogants. Je suis une éclaireuse, je commerce souvent avec ces hommes. Héline ne l’admettra jamais, mais la Nature n’est pas que beauté. Elle est impitoyable et cruelle, et, parfois, même nos herbes médicinales ne servent pas à nous soigner. La vérité, c’est que plusieurs des nôtres ont choisi de partir de la forêt, afin de goûter au confort des villes, et ont ouvert leurs boutiques, soit comme apothicaires, soit comme guérisseurs. Héline refuse le changement, elle refuse la marginalisation de notre peuple… Moi, je pense que c’est l’évolution naturelle des choses. »
Silke aurait probablement dû engager sa négociation en partant de ce point de vue. Sa fierté et son arrogance l’avaient rattrapé, en la forçant à se concentrer sur Raven, et ainsi à se placer directement comme une ennemie des druides. Elle sentait la tristesse dans la voix d’Enoxia. Son peuple était en train de mourir, de la plus redoutable des morts : pas celle de la guerre ou de la maladie, mais celle de l’évolution. Enoxia avait vu les visages ravis, elle avait vu les maisons bâties, elle s’était probablement réfugiée dans des auberges pour se protéger de la pluie, avait goûté aux joies des feux de cheminée, et avait vu que ses préjugés sur les hommes étaient infondés. Elle avait vu qu’ils n’étaient pas que des êtres cruels et cupides, mais qu’ils savaient aussi se soutenir mutuellement.
Est-ce qu’elle lui cachait autre chose ? Pourquoi cette aide subite ? Silke était tentée d’en savoir plus, mais la jeune femme restait prudente. Sa langue avait déjà fourché, et elle ne voulait pas se trahir à nouveau. Néanmoins, si elle ne disait rien, Enoxia pourrait aussi se dire que l’Amazone n’était pas un bon soutien.
« Je comprends la souffrance de ta peuple, et sache que la raison de ma venue ici n’est pas d’en profiter. Je veux juste retrouver Raven.
- Oui, oui, ça, je le sais... Il te suffit de continuer par là. Grimpe au sommet de cette cascade, et marche. Jadis, un magicien avait implanté sa tour au milieu de marais. Sois prudente, l’endroit abrite de multiples monstres. Près de cette tour, il y a un village… Raven l’a rasé il y a quelques jours, mais certaines de ses mercenaires y reviennent parfois. Si tu les suis, tu remonteras jusqu’à Raven. »
Silke hocha lentement la tête. C’était un début, et, dans ce qui concernait le pistage en forêt, elle estimait avoir toujours été talentueuse. Enoxia allait se retirer, mais Raven posa une main sur son épaule, l’interrompant dans son geste. Le regard interrogatif d’Enoxia eut rapidement droit à une explication de la part de Silke :
« Je te remercie pour ton aide, et j’espère que tes sœurs sauront revenir à la raison.
- Oui… Nous l’espérons toutes. De ce que je sais, ta Horde n’est pas non plus un exemple en matière d’intégration et de compréhension. »
Sur cette dernière note, la femme disparut, et Silke resta pensive quelques secondes. Ce n’était pas faux… C’était la Horde qui avait engendré Raven. La Horde était en pleine évolution, donnant lieu à plusieurs contradictions internes, à des paradoxes d’où émergeaient parfois des monstres… Des monstres comme Raven.
Elle grimpa vers le sommet de la cascade, et poursuivit sa marche.