[Notice : Le mouvement Sturm und Drang, né au XVIIIème siècle, est la critique des romantiques allemands à la période des Lumières, appelées Aufklärung. Si les Lumières allemandes théorisaient la raison et le savoir comme fin de l'homme, le SuD avance plutôt une supériorité des passions, des sentiments et des instincts réfléchis sur tout le reste. Là où Nietzsche explique que l'homme supérieur est celui qui s'est débarrassé de ses passions, Goethe avance plutôt que l'homme supérieur est celui qui s'accomplit dans l'exaltation.
L'âme allemande en restera définitivement marquée : Jusqu'aux années 40, l'allemand sera cette créature rigide, éprise de poésie, de littérature et de philosophie, mais profondément réaliste et terre-à-terre malgré tout.]
La campagne de Russie évoque à bien des oreilles néophytes l'hiver mordant, tenace, glacial ; une dame cruelle qui abat son manteau de nacre en un claquement de doigt, au moment même où les allemands s'y attendaient le moins, pour geler les chenilles de leurs chars, enrayer leur logistique et briser leur moral.
Mais Siegfried suait. Il s'était astreint au bel uniforme, parce que du beau monde était censé passer, et même si toute l'unité sortait d'un combat, il ne pouvait pas se présenter dans le treillis d'officier tâché de boue et de sang utilisé la veille. Le soleil était à son zénith, et tapait sévèrement. L'air était humide et assez irrespirable.
Contemplation. Il n'avait que ça à faire, de toute façon. Sous ses pieds s'étendait une plaine dévastée. Au milieu de centaines de cadavres, humains et métalliques, des campements de fortune étaient dressés. Derrière lui, un peu plus d'une vingtaine de chars quasiment intacts étaient nettoyés et inspectés, respectivement par des punis et des sapeurs. Perché sur ce petit monticule, il avait pleine vue jusqu'aux renflements désordonnés des collines éloignés, derrière lesquels se terraient les rats soviétiques.
Des pas non-loin à sa droite, progressant vers lui, le font se retourner. Son aide de camp, son adjoint personnel, sa béquille de toute circonstances, administratives et militaires, approche. Salut vite-fait, comme il en a l'habitude, parce qu'il est pété à ras bord d'outrecuidance.
-Heil, mein Herr. L'adj...
-Donnez-moi la carte.Le lieutenant plisse les yeux, puis sort le document de l'intérieur de sa vareuse, la tendant à son commandant. Celui-ci en déplie et replie les pans à plusieurs reprises, cherchant sur ce vaste bout de papier où il se trouvait. De nombreuses annotations brouillaient sa perception du terrain.
-... L'adjoint du général est en chemin. Il devrait atterrir là-bas.Panntreffe lève l'index vers un plateau un peu en avant, à l'extrême-gauche de Siegfried. Celui-ci considère la chose, avant de faire une petite moue désapprobatrice.
-Pas de meilleur terrain ?
-La DCA soviétique est censée être à l'opposée, et la zone nord est encore tenue par la deuxième SS, c'est probablement l'endroit le plus sûr. Siegfried vient enfin de trouver Belgorod sur la carte. Il lui suffit de remonter pour saisir le terrain où il se trouve. Ah, voilà : Prokhorovka. Il repère les collines, les chemins, puis remarque un double X tracé au crayon à papier.
-Ca, c'est quoi ?
-Euh ? Oh... Aucune idée. Probablement une... erreur. Peut-être le t...
-Peu importe. Cette carte doit être corrigée. On ne gagne pas avec des cartes fausses. Venez, on va traverser par-là.
-Mein Herr, je me dois de vous informer que j'ai laissé mes bottes de jardinage à la maison.Siegfried, alors en train de descendre son monticule, s'arrête pour regarder les bottes de combat de Panntreffe maculées de terre séchée, puis redresse sa face vers lui, l'air incrédule.
-Vous devriez savoir quand vous arrêter de plaisanter.
-Désolé, Mein Herr, mais si on commence à établir une hiérarchie dans les moments où l'on peut rire et ceux où l'on ne peut pas, quand les temps les plus durs arrivent, on ne peut plus rire de rien... .Siegfried essaie de garder une marche droite malgré le terrain relativement impraticable. La pluie est tombée en torrent pendant un court instant, avant de laisser place à un vent puissant qui dispersait des minuscules gouttes sur un champ de bataille déjà trop humide. L'alchimie ayant fait son œuvre, la terre était devenue boue, et les nombreux chars n'ont pas eu de mal à massacrer le sol par de profonds sillons défigurant le paysage. Ajouté à cela les bombes, les grenades et les piétinements de l'infanterie soutenant les chars, et voilà un beau terrain de merde pour y faire sa randonnée.
-Les hommes se plaignent de la défaite ?
-Non. De l'odeur, oui.Parce que ça puait pas mal, en effet. La plaine, frappée par les rayons solaires en cette après-midi sévère, évacuait toute l'eau et le sang qu'elle avait épongé la veille, ainsi que le fer dispersé en paillettes et copeaux, déjà rouillés par l'atmosphère peu clément, semaillé comme on le ferait de l'avoine et de l'orge en début d'avril, sans oublier d'y passer les bœufs pour aérer la terre, ici remplacés par les allées et venues des chars de combat. Se dégage alors un air lourd, oxygéné par la mort et l'oxyde, par les restes encore fumants de véhicules de guerre, par le pourrissement des cadavres qu'on entasse en tumulus pendant que d'autres creusent les tombes.
-C'est une défaite selon vous, Mein Herr ?
-On verra.
-On verra quoi ?
-La suite donnée à cette opération.Il faisait toujours chaud, et son uniforme le pesait. Il voudrait arracher la croix de fer qui ceint le col pour se libérer. Il n'a pas dormi, il fait de la fièvre, le soleil l'agresse toujours, l'odeur le dérange, il n'arrive pas à marcher droit, et moralement, bon, c'est pas tip top tendance.
Un avion les survole. Ses ordres viennent d'arriver. Il presse le pas, sans faire attention à ses hommes qui se lèvent sur son chemin pour le saluer.
-C'est pas possible !... Pourquoi !?
-C'est comme ça, Hauptsturmführer.
-... Attendez ! On a quatre divisions SS prêtes à servir, il suffirait d'une poussée au Nord pour prendre en étau la cinquième garde soviétique !
-Ce n'est pas à moi qu'il faut le dire.
-Dites-leur ! Au moins 200 chars sont encore en état de fonctionner !
-C'est une décision du Führer. Vous connaissez le proverbe, Führerworte haben Gesetzeskraft, et c'est le commandant suprême de notre armée, point. Vos réclamations sont à adresser au commandement, pas à moi, je ne suis qu'un messager.Il remonte dans son avion, et décolle.
-Mein Herr ? Quelles sont les ordres ?
-On se replie sur la sixième ligne. On nous envoie en position de défense. Ils estiment que nos forces ne sont pas suffisantes pour porter une nouvelle attaque.Chaque officier allemand s'est un moment dit que la guerre était perdue. Certains l'ont fait à Stalingrad, d'autres seulement à la bataille de Berlin.
Pour Siegfried, c'était à ce moment-là.
Comme un animal de Pavlov, Siegfried avait des automatismes mentaux tenaces. Ce n'était pas tant du conditionnement que des traumatismes remontant à la surface. Par exemple, lorsqu'il empruntait une petite ruelle tard le soir, il repensait à son suicide. La neige lui ramenait systématiquement le souvenir de la Russie, que ce soit un paysage rural ou urbain, sous ses yeux défilaient les chars, les soldats, les crevasses apparaissaient et les bâtiments tombaient en ruine. Le baron – et probablement aucun homme – n'était vraiment préparé à ce qu'il a vécu... d'où sa personnalité dérangée d'aujourd'hui, et ce depuis plus de soixante ans, réagissant selon des mécaniques presque irrémédiables, telle la machine de guerre que les instances du Reich voulaient qu'il soit.
Et cette période de chaleur était insoutenable. En période d'examen, il était astreint à un costume impeccable pour bien paraître devant les élèves, et le rythme intensif de correction des copies l'empêchait d'avoir un repos convenable. Il cumulait deux matières au lycée et trois à la fac... Une torture quotidienne. Mais le pire étant son col et sa cravate. Quand, de la main gauche (toujours!) il enfonçait l'index et le majeur entre le tissu raide et son cou pour dégager un peu de la chaleur (geste parfaitement inutile en pratique, notons-le), c'est la déception de Prokhorovka qui revenait dans sa tête. Alors il faisait un instant la gueule, se pinçait les lèvres, se rappelait des cadavres, des chars, de l'avion de l'Oberst, des quatre types qui sont morts coincés dans leur char pendant que leur moteur s'emballait, cuits pochés dans le métal, et de tous les autres qui ont succombé aux obus et aux balles, et peut-être deux - trois de maladies un peu sales à cause de l'eau stagnante. Alors il se disait qu'il fallait qu'il arrête de faire ce geste, râlait, et recommençait dix minutes plus tard.
Le professeur Takagi l'avait arrêté dans un couloir. Après quelques compliments sur un article posté récemment – article que Siegfried avouera avoir écrit il y a cinq ans, mais publié seulement au début de l'année – il lui demande s'il peut l'assister pour son oral de bioéthique.
-Bioéthique ?
-Vous n'avez pas écrit dessus ?
-Si... Il y a quelques temps maintenant. J'ai étudié le droit de la bioéthique avec le professeur Suu-Jin, de Seoul, à l'université d'Osaka, et quelques articles ont suivi... Mais j'ai peur d'être rouillé sur le sujet.
-J'ai besoin de gens sérieux et pédagogue pour mes étudiants. Ce sont des biologistes, ils ne vous connaissent pas, c'est parfait.Il s'était donc plongé dans presque deux-cent pages sur la bioéthique. Il lui avait fallu deux jours pour raviver les souvenirs, apprendre quelques nouvelles notions, s'être approprié la doctrine du professeur. La semaine d'après, il était prêt.
… théoriquement. Parce qu'en pratique, ça allait être une autre paire de manches.
La chaleur, tout d'abord. L'attente, ensuite. Commencer à 13h (pas le choix avant) est une mauvaise idée, parce que le temps que tout le groupe passe, il était encore dans cette salle de classe à 21h. Ceux qui devaient partir pourraient repasser avec le professeur Takagi un autre jour. Siegfried, lui, ne pouvait pas se défiler.
Jambes engourdis, chaleur, sueur, regret d'avoir choisi de mettre un costume cravate, les deux doigts dans le col qui lui rappellent ses souvenirs, les élèves qui arrivent en ne sachant pas la moitié du cours, et une sensation de manque tenace dans les veines.
-... et c'est en quelques sortes l'argument le plus solide en défaveur de la procréation médicalement assistée.
-Hmm... Et la liberté individuelle ?
-L'éthique n'en est pas tellement une composante, si ? Enfin je veux dire... Le principe est d'abord de savoir ce qu'il est bon de faire ou pas, la volonté de l'individu vient après...
-Vous pensez vraiment ?
-Et bien... Enfin...
-Non, c'est bon, j'arrête de vous torturer. C'était très bien, ne vous en faites pas. Merci, Miss Wadamoto. Il reste quelqu'un ?
-Une dernière, oui.
-Oui, je vois ça sur ma liste... Dites-lui de patienter quelques instants dehors.
-Bien, monsieur. Au revoir, merci beaucoup.Sourire de rigueur. La porte se referme. Il fait le calcul : Quinze minutes d'oral, cinq à dix minutes pour réorganiser ses affaires et sortir de la fac, quinze minutes pour rentrer chez lui à rythme normal. Il aura son injection dans quarante minutes. Non, il ne tiendra pas le coup. Il faut qu'il la fasse maintenant... et, le temps que ça agisse, autant la faire maintenant.
Il sort alors une petite boîte de métal de l'intérieur de sa veste, genre étui à cigarette, et en sort une minuscule seringue, qu'il cherchera à s'enfoncer dans le poignet, manche retroussée.
La porte s'ouvre.
-DEHORS ! Attendez !Et se referme. Il soupire. Projette le liquide dans ses veines. Prend une grande inspiration. Il s'agit maintenant de maîtriser les milliers de pulsions qui vont le saisir dans les minutes à venir. Il serre et desserre son poing pour faire circuler le sang et éviter l'engourdissement, avant de tout ranger.
-Entrez !Il regarde sur son téléphone les sujets qu'il n'a pas fait depuis un bail. C'est son dernier, se dit-il, il peut se faire plaisir... Et boum, l'un d'eux lui saute aux yeux.
-Miss... Walker, c'est ça ? Signez la feuille d'émargement. Votre sujet sera... « Les expérimentations sur humains non-volontaires ». Je vous laisse dix minutes.Et hop démerde toi avec ça. Il s'appuie ensuite sur son dossier, met deux doigts dans son col, fait une grimace, puis se lève pour aller devant la fenêtre ouverte, et faire les cent pas autour d'elle, pour se dégourdir les jambes.