Le prix énoncé est exorbitant, atteint presque le million. Un million ; c'est précisément ce que Siegfried a pris en liquide. Ca évite les formalités relatives aux autres moyens de paiements. La vendeuse est ravie de voir les billets : Comptabilité direct, pourvu qu'ils soient vrais.
Dans ses poches intérieures de veste, deux liasses, cent billets avec la face d'Ichiyo Higuchi dessus. Le premier paquet est posé directement sur le comptoir ; quant à l'autre, il faut compter minutieusement les billets de 5000 un à un jusqu'aux prix exact.
Il allait balancer un « gardez la monnaie », bon prince, avant de faire preuve de son légendaire pragmatisme : Il se retrouve avec une cargaison de billets de 5000 à écouler. Non, finalement, je veux bien la monnaie, c'est moins suspect à écouler.
Il aura été distant, presque froid pendant toute l'inspection. Pas de quoi décourager Akina d'avoir fait son choix. Tout cela est trop... étrange, pour lui. Et étranger, aussi. Pas un monde qu'il connaît, non... Et pas un monde qu'il souhaiterait connaître. L'achat de bijou a une fonction matérielle habituellement, et n'a rien à voir avec un engagement prétendument sacré.
Il lui fallait s'arrêter sous un porche, en fait, le toit de tissu déployé pour couvrir les étalages du fleuriste de la pluie. C'était nécessaire à l'allemand, impératif, et immédiat ; d'une main, il saisissait Scarlett, et la stoppait net.
-Écoute.
Le genre de « écoute » qui ne sent pas bon. D'autant qu'il n'a pas l'air de rayonner, le boche. Tout chafouin, il peine à trouver ses mots. On sent un effort considérable pour parvenir à matérialiser oralement sa réflexion confuse. Lui-même n'est pas sûr de ce qu'il veut exprimer.
-Je suis désolé, d'accord ?
Pourquoi « d'accord » ? Est-ce nécessaire lorsque l'on s'excuse ? Niveau rhétorique, on repassera. Il s'exprime comme un enfant ; cent balais, et il doit reprendre des cours d'expression.
-Je t'ai manipulé, c'est tout. Je veux dire... Bien sûr que je voulais te sauter depuis le début.
Bon, ça, c'était au cas où elle ne s'en doutait pas, qu'elle pensait encore que l'allemand avait des pensées pures.
-Je veux dire, oui, j'ai voulu faire le chevalier servant, j'étais sincère quand je disais que je voulais te tirer des griffes de ton père, dès que je t'ai vu. Et j'ai fait ça sans but. Mais ça n'empêchait pas que je voulais te baiser depuis la première seconde. Je suis comme ça.
Un passant, nippon, fera les gros yeux et baissera la tête en les contournant. Il a entendu distinctement « I wanted to fuck you », et il est choqué. Putain d'occidentaux. Siegfried le remarque, bien entendu : Son regard est fuyant, il fait tout pour ne pas rester ancré dans celui d'Akina, alors il parcourt nerveusement les alentours entre deux oeillades qui lui sont adressées, capte des tas de détails, parce que son cerveau tourne à plein régime dans les moments de stress, merci les hormones SS, et c'est aussi pour ça qu'il n'arrive pas à parler normalement : Son corps est en situation de combat.
-Et je suis désolé de t'avoir... transformé... en une esclave sexuelle... C'est pitoyable de ma part. J'ai profité de ta détresse, de ton besoin, de mon aura. Je ne sais faire que ça. Je le fais tout le temps. Je ne suis pas humain, d'accord ?... Je suis une création. Je devrais être mort, comme tous les autres.
On leur demande d'aller plus loin pour discuter, s'ils ne veulent pas acheter. Siegfried va se coller contre le mur, à peine protégé de la pluie, à deux mètres de là.
-Ecoute, je te dis tout ça parce qu'un jour tu seras malheureuse. C'est immuable. Tu te rendras compte de tout ça, tu me haïras pour ce que j'ai fait. Je suis désolé d'avance. Vraiment. Essaie de ne pas trop m'en vouloir. Souviens-toi ce jour-là que c'est ma nature.
Plissant les yeux, il lève son visage au ciel. Les gouttes frappe son front, ses joues, ses paupières. Il la fera taire avant qu'elle ne parle de nouveau.
-Il y a quelque chose que je ne pardonne pas, c'est la superficialité. Je veux dire... Je suis superficiel aussi. Mais j'ai été élevé dans une sobriété presque... ascétique ? Au final, je t'ai cassé tous tes petits rêves de princesse. Les gamines de ton âge veulent qu'un homme les aiment, leurs tiennent la main dans la rue, leur offre des cadeaux simples, qui viennent du cœur... elles veulent quelqu'un de leur âge, elles veulent... je ne sais pas, du sexe normal, elles veulent des demandes en mariage solennelles... Elles veulent être tranquilles, paisibles... Elles veulent tutoyer leur petit ami, je suppose, aussi. Et non seulement je n'ai pas eu de scrupules à t'enlever ces choses, mais en plus, je ne crois pas... pouvoir... te les donner. Enfin... Je ne me comprendrais pas. Tu vois.
Il voudrait parler allemand, pour éviter d'avoir à brider son langage par la traduction. Si son anglais est parfait, c'est parce que ses mots sont choisis. Mais il sent que tout n'arrive pas à l'oreille d'Akina de la façon qu'il voudrait le dire, et c'est une véritable douleur.
-Donne-la moi, donne moi ça.
Il lui prendra la main pour enlever soigneusement la bague. Elle prend peur – c'est naturel. Lorsqu'il s'éloigne du mur, il se rend compte que la pluie tombe plus dru à l'écart. Elle s'est intensifiée. Le béton au sol porte cette fine couche humide qui soulève des brumes épaisses lorsque les voitures passent. Sur l'avenue, face au centre commercial où se sont massés sous les colonnes de nombreuses personnes, il attend avant de traverser la rue. Se ravise, se précipite vers le fleuriste qui les a gentiment rabroué auparavant. Il sort de la liasse bien ordonnée dans sa poche un billet, qu'il tend. Gardez la monnaie. Point d'ikebana sur l'échantillon choisi : Simplement un assemblage de fleurs, à deux teintes dominantes, rouges et blanches, avec quelques discrètes nuances. Il le tend alors à Akina, puis retourne sur son bord de trottoir, sous la pluie. Il laisse passer une voiture beige, et s'engouffre sur l'asphalte. Traverse-t-il ? Non. Il s'arrête en plein milieu de la voies, et se retourne vers elle. Le genou est posé (à regret, propret qu'il est) sur le bitume trempé ; Lanneau est levé, bien haut, de sorte qu'elle y engouffre son doigt si l'envie lui en prend ; la voix est haussée, et muée en japonais.
-Je suis la pire personne que tu n'aies jamais connu de ta vie. Tu veux m'épouser ?
Deux étudiantes passent en uniforme. Département littérature, elles n'ont jamais vu Siegfried de leurs vies, le jeu des répartitions des spécialités dans les ailes sans doute. Elles s'arrêtent, remarquent devant quoi elles passent. Des dizaines d'yeux rivés sur une demande en mariage sous la pluie, un mois frais d'octobre. Et l'une d'elle de remarquer Akina, sur le trottoir, à quelques mètres de son prétendant.
-Si vous dites non, j'accepte de prendre votre place.
-Je te dois une autre confession, au fait.
Il la regardait cuisiner en souriant, mangeant gâteau de riz en pot d'aluminium, assis sur le plan de travail.
-Tu dois savoir comment j'ai payé ta bague. Et pourquoi je t'ai emmené en Thaïlande. Hm... En 1931 dorment dans la réserve d'une galerie de Prague trois tableaux non-identifiés. Du temps où les allemands étaient encore amis avec leurs voisins. Bref. Un expert allemand passe par-là, il fait le tour de ce qu'il pourrait acheter pour ramener à Düsseldorf, et il voit ces tableaux. Il achète pour une misère. De retour chez lui, il expose gaiement ces trois œuvres, non-signées mais identifiées comme étant des originales de Horst Liopold, romantique autrichien dont presque tout le travail a disparu. Il ne nous reste, encore aujourd'hui, que 20% de ses tableaux : Les 80 autres sont des croquis préparatoires ou observatoires, réalisés après, donc, et on attend patiemment d'en retrouver les peintures. Bref.
Il prend une gorgée de jus de pomme, et enchaîne dans son histoire, visiblement amusé.
-Bon, tu t'y attends peut-être : Les trois tableaux sont saisis en 35. L'expert qui a exposé était juif, bête pour lui. On rafle tout, et on questionne au passage. Le juif dit l'avoir acheté à Prague, et il dit que le praguois dit les avoir acquis avec des dizaines d'autres tableaux d'auteurs inconnus à un négociant norvégien, lui-même disant l'avoir acquis de bourgeois russes qui vendaient leurs biens dans les années 20. Impossible de remonter plus loin, dit le juif. On se demande ce que foutent les œuvres de Liopold en Russie, sachant qu'il n'a passé sa vie entre Wiesbaden et Strassburg. Bref, peu importe ces considérations. Les tableaux finissent dans un coffre, un gradé ou un fonctionnaire passe par là, ratisse, entrepose. Il meurt, un autre prend tout. Ca fini dans un coffre du Reich. Je sais où était ce coffre, vu que l'Anhenerbe auquel j'appartenais en a eu temporairement la garde, à but d'inspection des nombreuses pièces qui s'y trouvaient. J'ai tout pris à mon tour, j'ai mis de côté, sous bonne garde, entretenu. En Thaïlande, un type m'a acheté les trois pièces de Liopold 160 000 euros le tout. En euro, oui. Plus avantageux que le dollar pour lui, et pour moi aussi, ça tombe bien. Je t'expliquerai un de ces quatre les joies des divergences entre valeurs monétaires. Oublie tout ça. J'ai renfloué mes comptes pour les mois à venir.
Il murmure en s'éloignant qu'il savait que ce n'était pas moral, mais il s'en fichait. Il n'y a plus de propriétaire, autant que ça serve à quelqu'un. Ca paie le sang versé, la vie brisé, la famille déchirée. Ca paie pour le bonheur d'Akina, de Kitty aussi, mais surtout d'Akina ; et rien d'autre ne compte.
Vous voulez crisper Siegfried ? Bon. Prétendez être communiste. Pourquoi pas, bonne idée. On peut insulter l'Allemagne aussi, souligner sa décadence, sa défaite, accumuler les clichés sur la bière et les saucisses. Ah, ça marche bien, les saucisses.
Et lui interrompre ses petits plaisirs.
Voir Akina se dégager lui donnait des envies de violence soudaine, alors qu'il était si calme depuis qu'ils étaient rentrés. Il se refroquait nerveusement, et se rasseyait aussitôt. Pas envie. Gamin boudeur à qui on a pris la sucette – pour de vrai. Hmf. Il reste renfrogné un moment, avant de descendre. Il faut se forcer à être sympathique, souriant, avenant. Il se l'est promis : Il paraîtra être l'époux I-DE-AL.
-Bonsoir. Siegfried.
Une main tendue à chacun, le regard à peine soutenu. Oui bon ben c'est foiré, il va faire la gueule. Déjà que se taper deux Jack mais en pas pareil, donc en moins gérables, c'était pas cool, mais si en plus il devait supporter sa frustration sexuelle par-dessus... C'était tendu. Il n'a pas envie de les voir, en plus. Il voudrait balancer cash le crime commis par Jack, rajouter que c'est lui qui lui a pété la gueule, et voir le mélange détonnant que ça ferait. Cette idée le fait se bidonner – intérieurement, uniquement.
Akina fait remarquer la bouteille. Siegfried hausse un sourcil, tend la main, avec un « j'peux voir ? » dans l'expression. Ni cher, ni trop bon marché. Approuvé.
-Vous savez me parler.
Ils les font s'installer dans le salon. Tiens, y a pas de télé ?... Pourtant, ce grand emplacement devant les fauteuils... Ah, non, fait remarquer Siegfried. Elle a explosé. Camelote jap', fabriquée en Chine de surcroît, rien à en tirer. Il connaît le genre de discours qu'ils veulent entendre. Ils allaient chercher à connaître le fiancé, lui poser des questions, tout ça, mais lorsqu'Akina propose de manger maintenant, et qu'elle s'éloigne vers la cuisine, il ne peut s'empêcher de la suivre. Trois verres à whisky sont posés sur la la table basse qu'il a ramené de chez lui (vu qu'il a brisé l'ancienne avec le corps de Jack), leur demande de se servir, leur dit qu'il arrive dès qu'il peut.
Hop, dans la cuisine.
-Vous m'aid...
Non. Il lui fait poser autoritairement le plat qu'elle vient de sortir du four, coupe l'appareil. Akina est saisie par les cheveux, mise à terre, la tête contre le meuble. Il sort immédiatement sa queue, qui n'a visiblement pas fini de débander.
-J'aurais dû t'empêcher de t'arrêter tout à l'heure. Ils auraient vu la salope que tu étais, aurait probablement demandé leur part. Je leur aurais obligé à regarder sans te toucher. Peut-être se serait-ils branlés. Je m'en fous. La prochaine fois que tu arrêtes sans demander la permission comme une gentille chienne, je te punis, et ce devant eux. Rattrape-toi. Si tu es trop longue, c'est sous leurs yeux que tu en subiras les conséquences, sale traînée.
Et elle ne se fait pas prier pour prendre sa queue en bouche : Elle n'a pas le choix. Pas le temps pour une protestation, « oui mais ils pourraient entrer », « on n'a pas le temps », « ils vont se douter de quelque chose » « ils vont vous tuer ! » Non, la ferme, mange, pute avide, jusqu'à la garde, rien à battre, sinon son visage, martelé de coups de bassin entre deux séances de gentil suçage, enfin, gentil n'est pas le terme, vu l'ardeur avec laquelle elle s'applique à bouffer sa queue, on parle plutôt de sauvage pipe, elle en mouille, presque à jouir, et lui se permet tranquillement, appuyé sur le plan de travail, de saisir une fourchette propre pour goûter le gratin, dans un coin, le délit discrètement recouvert en rabattant doucement le fromage fondu par-dessus le petit trou créé. Il inspire, expire pour éliminer la chaleur qui envahit sa bouche.
-Sois une bonne épouse et dépêche-toi d'avaler mon foutre.
-Jack nous a dit que tu avais servi ?
-Oui. Armée allemande. Je lui ai dit que j'avais été un marine, mais j'ai menti pour éviter qu'il me colle une balle.
Gros blanc. Akina regarde ses deux oncles, sentant l'orage arriver.
-Il a fait ça pour me protéger. An... Siegfried, tu ne devrais pas dire ça...
-Pourquoi pas ? Au moins, eux ne vont pas t'en coller une si tu dis un mot de travers.
Le repas commençait très, très mal.
-Vous connaissez le KSK ?
-Non.
-Les forces spéciales allemandes. J'ai servi dans un équivalent, avant sa création.
-Jack est au courant que t'as rien d'américain ?
-Oui et non. Mais j'en reparlerai sérieusement avec lui quand on se reverra. Je lui dirais tout ce qu'il doit savoir. C'est une affaire entre lui et moi. Quant à Akina, elle sait prendre ses propres responsabilités.
L'un allait relancer la chose, l'autre le coupe sans s'en rendre compte.
-Forces spéciales, tu dis ?
-Kommando, oui. Maintenant je suis avocat, et professeur.
-T'as connu Akina à l'université ?
Oui. C'était un peu avant que Jack ne la viole, quand il en était encore au stade de la frapper et d'abuser moralement d'elle.
-J'étais de remplacement pour un examen. Un oral. On s'est revu en-dehors de mes attributions.
-T'es plus vieux qu'elle.
-C'est elle que ça peut déranger, pas moi.
-Tu m'étonnes. T'es sûr que t'as pas déjà une femme qui t'attend dans ton pays ?
Bordel. Ils ressemblent à Jack. Ca l'obsède. Il voudrait leur casser la gueule, pour le plaisir de revivre ce moment de folie pure.
-J'en avais une.
-Elle est partie avec un américain, et tu t'venges, c'est ça ?
-Tuée par des criminels.
Gros blanc, encore.
-Que ce soit clair, je ne suis pas ici pour qu'on me fasse la leçon. J'ai tout fait pour aider et Akina, et Jack. Je voulais qu'ils s'en sortent l'un et l'autre. Et vous ne savez pas ce que j'ai fait pour eux. Et je continuerai. Mais je suis pas autour de cette table pour qu'on me les brise. Parlons d'autre chose que de moi, si vous permettez. Comment va votre frère ?
Bon, la réaction est un peu disproportionnée vu le reste de la conversation, mais au moins les choses étaient dites. Il croit entendre Kitty rentrer. Il se lève pour aller l'accueillir. Il doit lui parler quelques secondes, de toute façon, avant qu'elle n'approche des deux molosses.