Il ira donc en cours. Drogué, évidemment. Son sérum fonctionne à plein dans ses veines. Il se sent un peu sous tension, agressif, nerveux. Sans sommeil pour se purger, il accumule les effets du venin. La fatigue qu'il dissimule sans vraiment la guérir se terre dans un coin, et aggrave son mal. Et les événements de la veille n'aident pas à son calme.
Il enchaînera deux cours le matin, un repas, puis un amphi. Une élève, qu'il n'a pourtant jamais baisé, vient le voir à la pause, et lui parlera sur le ton de la confidence de ce qu'elle a vu. Il l'informe qu'il est au courant. Qu'il n'en parlera pas, ça ne mérite pas. Elle partira pas convaincu. Tant pis.
Le téléphone vibre en plein cours. Sans s'arrêter de parler de l'optimisation fiscale des pays du tiers-monde, il consulte son écran. C'est son détective. S'il se permet d'appeler pendant « ses horaires de fonctionnaire », c'est probablement que c'est plus urgent que pour réclamer quelques billets.
-Deux secondes, les enfants. Oui ?
-Tu fais quoi ?
-Je donne un cours à de charmants étudiants étonnamment attentifs.
-Y a un billet enregistré au nom de ta nana.
-... Un billet ?
-Oui, un billet d'embarquement, un truc d'avion quoi !
-Au nom de... ? Ah !Gros soupir de soulagement. Siegfried a eu peur. L'ascenseur émotionnel redescend.
-C'est rien. C'est pour l'Europe ?
-Euh. Oui.
-Tout va bien. Un mariage, dans quelques semaines.
-... Quoi ? Non, c'est pour ce soir hein.
-Comment ça ?
-Ce soir. Enfin cette après-midi. 19H et quelques.Douche froide. Brusque remontée. Dépressurisation. Mesdames et messieurs, notre appareil traverse... etc.
-Qui l'a payé ?
-Euh... Attends, bah, c'est un truc à la con. Rah j'l'ai plus... Le prénom ressemble au sien.
-Merci.Siegfried a déjà raccroché. Il regarde un moment le sol. Il a oublié où il était l'espace d'un instant.
-... On rentre ainsi pile dans le champ de cette loi. Les recettes fiscales non-déclarées au Japon, mais dans ces pays-là, seront donc désormais... comment dire... Attendez, j'ai mélangé mes phrases. Pardonnez-moi, j'ai changé mes notes récemment. Bon. Hm... OK, on va juste passer au plan. Premier paragraphe, les mécanismes d'action directe.Akina n'aura qu'à se laisser porter par le fabuleux courant des transports en commun. Une horaire est indiquée, avec un lieu. La foule s'y déplace. Elle suivra, tout simplement, surveillée par le chauffeur de son grand-père. Elle passera les portiques et les vérifications de titre. D'ici-là, elle ne peut plus faire marche arrière. Direction l'avion. Aller simple.
Alors qu'elle marche, un gros éclat de voix derrière. Serait-ce Siegfried qui l'appelle ?... Non. Pas du tout. Il y a juste un début de bagarre entre deux personnes, juste à côté du chauffeur qui, tout raide, alterne son regard entre la rixe et Akina, pour être sûr qu'elle ne fasse pas demi-tour. Petit homme noble et raide, sans grande envergure mais probablement plein d'honneur. Les deux hommes sont vites séparés par des passagers, prennent des chemins différents.
Akina ne doit pas avoir d'espoir. Il faut qu'elle le comprenne maintenant.
…
Derrière le chauffeur, pourtant, un homme dépasse nettement. Un costume noir, des cheveux noirs, et deux têtes de plus. Un blanc. Pas plus blanc que lui dans ce pays. Siegfried est là, juste derrière. Le conducteur ne l'a pas vu. Il croise le regard d'Akina, au loin. Nul besoin de courir. Il ne semble pas vouloir la retenir. Il a compris. Il n'y a rien de plus à dire. Il se contente de lever la main en guise de salut, digne. Juste après, cette même main va s'enfermer sur son cou. Elle sait qu'il signifie son collier. Elle ne sait peut-être pas qu'une nouvelle-fois, il se désigne comme lui-même enchaîné.
Il tourne les talons. Disparaît dans la foule.
Revenu chez lui, il aura cassé une chaise. Pur besoin primaire. Il hurlera, aussi. Sa haine est sans limite. Il n'a pas envie de briquer comme un malade jusqu'à ce qu'on puisse faire un banquet d'aristocrate à même le sol. Il veut tuer, faire mal, encore et encore. Rien ne lui paraît plus bandant. Il sait que si Akina était à portée de main, elle prendrait très cher, se ferait salement dégrader, et finirait avec quelques bleus sans doute. Mais si Akina était là, il n'aurait pas une telle rage. Les larmes coulent sur ses joues, mais ce n'est pas une simple peine : C'est de la haine pure et simple qui déborde. Agenouillé, il porte un coup violent contre le plancher. Le bois craque. Ses doigts avec. Le sang gicle en une petite étoile autour de l'impact, huit points de profondeur divergente. Il hurle encore.
Quand le calme sera revenu, il aura pris le bus. Pas pour aller voir un professionnel des planchers amochés, mais pour débarquer chez Jack. Il tentera de rester le plus calme possible, mais l'américain montera vite en pression. Sieg s'en fout. Il envoie chier le sujet d'Akina après s'être énervé dessus pendant dix bonnes minutes. Il peut le traiter d'enculé de boches qui a humilié sa fille, il s'en carre. Il demande quand était la dernière fois qu'il a vu Seika. … OK, là, Jack le prend comme une attaque personnelle, comme si l'allemand faisait le rapprochement avec Akina. Comme cette dernière en a fait mention juste avant, c'était plausible.
Jack se jette alors sur lui. Le poing levé. Comme dans une scène au ralenti, Siegfried a le temps de le voir arriver. Et il en ressent un profond soulagement. Il ne bouge pas. Ne pare pas. N'esquive pas. Il accepte sciemment de se prendre un pain en pleine gueule.
En fait, c'est sans doute pour ça qu'il est venu ici, en premier lieu.
Le coup l'envoie deux mètres plus loin. Il a de l'impact, ce fils de pute. Ekaterina essaie de retenir Jack. Siegfried se relève et lui demande de s'éloigner. « S'il te plaît. On règle ça entre hommes ».
La suite sera cinq minutes d'une violence inouïe. Tandis qu'il s'amochent salement, visant peu la gueule mais tentant pas mal de s'enfoncer la cage thoracique, le bide, et se tordre les membres, Siegfried lui balance tout. Ouai, tout. Non, j'ai pas été Marine. Armée allemande mon con. J'ai vaguement menti sur mon nom. Tout ce que je voulais c'était t'empêcher de frapper ta fille. Tu sais quoi ? J'me suis même pris d'affection pour toi. J't'aime bien connard d'américain de merde. Et ta fille, je l'aime. Non seulement je l'aime mais en plus, j'en ai la propriété. Et tu me l'as retiré, putain, t'as osé. T'as osé. Je l'aime.
Ca se finira avec une violente clé de bras où Jack fini la gueule au sol, complètement paralysée. Siegfried saigne du nez. Ca coule sur son adversaire. Ekaterina est terrifiée.
-Je veux savoir où et comment tu as vu pour la dernière fois ta femme. Je veux que tu me dises qui, si ce n'est ce vieux con d'Akira, pourrait savoir où elle se trouve. Ne serait-ce qu'un indice.Siegfried s'écroule au sol. Il en avait tellement besoin. Il se sent mieux. Putain, il a mal aux hanches, au bras gauche et au genou droit. La gueule, ça va. Jack sait y faire. Il peste. Grogne.
Il explique qu'il a baisé l'enculé qui a fait ça à Akina. Qu'il a baisé sa meuf. Qu'il a tué pour elle, qu'il recommencera. S'il faut tuer le grand-père, la grand-mère et le prétendant, il le fera. Même toi, Jack : Si j'ai besoin, je te bute. Mais on va me la rendre.
Il aura le nom d'un avocat. Il passera une bonne demie-heure avec lui. Il était tellement à cran, sur la fin, qu'il était sur le point de sortir son arme pour lui foutre sur la tempe. Mais...
-... Ecoutez. Je vais voir ce que je peux faire. Je vous recontacte dans une semaine, sans faute.Sans faute ? Sans faute. Il voudrait l'embrasser. Il part.
De la semaine, il aura fait cours. Strictement cours. Il arrive à l'heure pile, il part à l'heure pile. Il ne voit plus grand-monde. Il s'accorde parfois une heure supplémentaire pour ceux qui veulent rester dans l'amphi, lui poser des questions et avoir des précisions sur le cours, comme il lui arrive de le faire souvent. Il rentre ensuite chez lui, se terre avec de la musique, un film, fait la cuisine. Sa vie lui paraît désespérément terne. Mais il n'a rien envie de faire.
C'est en préparant un filet de poisson qu'il se rend compte qu'il revient à sa vie précédente. Celle loin avant Akina. Celle où il était seul. Il faisait un travail alimentaire, se shootait avec des produits récupérés et presque frelatés pour survivre, rentrait, ne voyait personne et ne faisait rien. Du tout où il se demandait ce qu'il était, et pourquoi. Avant qu'il n'essaie d'être normal. Enfin... De donner l'impression au monde entier qu'il était normal.
Quatre mails non-lu. Il saute directement sur l'un d'eux.
Je ne sais pas si...si je suis autorisée à vous écrire. Peut-être, mais quelle importance. Nous sommes loin l'un de l'autre. Je peux vous dire, maintenant, que ce n'était pas ma décision. Je déteste avoir l'impression de me justifier. Toutefois, pardonnez à mon père et à me grand-père. Même si je leur en veux énormément. Je crois que, chacun a voulu faire pour le bien de l'autre. Voilà où mènent les sacrifices.
Anton. Mein Herr. Mon aimé. Vous me manquez terriblement. A mon arrivée, il y a trois jours, je suis tombée malade. Je quitte peu le lit, selon le médecin c'est une mauvaise bronchite. Il fait si froid ici, pour un mois de Septembre.
Hiranuma-san a fait sa demande. Ses parents étaient là. Je crois que j'ai dit oui, je ne me souviens plus. Peut-être que c'est mon défaut au final : d'obéir. A mon grand-père, à vous. Je me sens tellement incomplète sans vous.
Votre Scarlett.
Qui vous adore.
Elle est géniale. Putain. Il en pleurerait de nouveau. Il le lira, encore, et une troisième fois. Et prendra la décision de ne pas lui répondre.
C'est plus dur pour lui que pour elle.
Le téléphone sonne. Il se jette dessus.
-Maître ?
-C'est moi.
-Je suis désolé. Je n'ai rien pu faire.
-Vous n'avez rien pour moi ?
-Rien de ce que je vous ai dis de plus. Elle est probablement aux Etats-Unis. Si vous tenez toujours aux poursuites, il va falloir laisser faire la justice américaine qui se chargera de la retrouver pour nous.
-Justement. Vous avez compris qu'on ne peut pas leur faire confiance, sur cette affaire. Les enjeux sont nationaux. Le gouvernement japonais est impliqué. Siegfried est désespéré. Purée. Pourquoi. Pourquoi !? Après un long silence, l'avocat, la voix hésitant, le relance.
-Par contre.
-Quoi !?
-J'ai pensé à quelque chose. J'ai été réglé après le divorce. Le virement venait des Etats-Unis.Lumière dans la nuit.
-Je n'en ai théoriquement pas le droit... Mais j'ai contacté Maître Hirotada. Il m'a dit que vous étiez quelqu'un de confiance.Oui, putain, oui !
-Je peux vous faire parvenir l'acte.Le temps était gravement compté.
Le jour même, il avait reçu un autre message, qu'il avait dévoré avec empressement.
Je me suis rétablie, première journée de cours à Londres. J'ai porté votre collier. J'ai eu envie, terriblement envie de vous. Grand-papa m'a dit au téléphone de vous oublier, mais je n'y arrive pas. Hiranuma-san m'a certifié qu'il ne me toucherait pas avant notre mariage, qu'il me laissait du temps. Je vais devenir malade si je dois partager la même couche que lui.
Alors, je me suis dit que le mieux était de penser à vous, à ce que vous me feriez. Je ne sais pas si je devrais vous le dire. Toutefois, je rêve de nous, souvent. Vous me menez à l'autel, dans votre uniforme de SS, je suis en robe de mariée, nous passons devant le pasteur et...devant tous les convives, nous consumons notre union à même la chaire des sermons. Vous m'y besognez si rudement que je me réveille d'un coup, humide d'excitation. Je suis obligée de me masturber pour me soulager, et je gémis votre nom.
Votre Freifrau.
Et il s'était astreint à ne pas répondre, une nouvelle fois.
Le pénal n'était pas sa véritable spécialité. Quand bien même défendait-il souvent sur le terrain du criminel, il avait retrouvé une soudain passion pour le droit bancaire. Huit jours de bataille intensive. Il pressait tous ses interlocuteurs. Au Japon, aux Etats-Unis, en Allemagne. Quand le mail d'un inconnu russe atterrit sur son mail, il exulte.
C'était une banque aux Etats-Unis. Le compte avait changé de main, était désormais domicilié ici. Ce n'était pas celui de Seika, non : Il portait le nom d'un militaire.
Re-coups de téléphone, re-mails, re-déplacements. Le lendemain, il a sa réponse. Une base. On continue à tracer. Il déploie des trésors d'ingéniosité. Les quelques mails reçus l'aident.
J'aimerais savoir que vous allez bien.
J'ai écrit à Takagi-sensei, et il m'a dit ne pas vous avoir vu depuis un moment.
J'ai besoin de vous.
Votre Scarlett.
Une date a été arrêté pour le mariage. Pour dans dans trois mois. Il se fera au Japon. A Tokyo.
Hiranuma m'a embrassé pour l'occasion, j'ai cru que....et puis, j'ai fait comme si c'était vous.
Dîtes-moi,vous savez, un mot de vous et je laisse tout tomber, je prends la fuite. J'ai encore de l'argent de côté. Donnez-moi une ville, et je m'y rendrai.
Votre Scarlett.
Elle est merveilleuse. Il doit tenir.
Le bail d'une maison a changé de main pile deux semaines avant la disparition de Seika. Trop facile.
Il n'y a plus qu'à rentrer aux Etats-Unis. Grosse maladie. Il s'amochera volontairement la mâchoire avant de consulter. Comment fait un prof qui ne peut pas parler ? Il demande deux semaines d'arrêt. Jackpot. Un billet pour le Canada. Quel beau pays, le Canada.
-Bonjour.L'inconnu était mignon. Probablement pas un américain, au vu de l'accent.
-Excusez-moi de vous déranger. Je cherche, euh... Il regarde gauchement sur une carte, qui s'envole à cause du léger vent chaud.
-St James.La personne tenant le volant lui sourit, puis lui fait signe de monter, un peu blasée, elle peut bien faire cette concession. Elle y habite. Coïncidence ! Génial ! Il monte alors dans la voiture. Merci, madame, merci. Sans vous j'aurais continué à marcher... Purée, le Nevada. On ne l'y reprendra pas.
-Vous venez d'où ?
-De loin. Trop loin. Et vous ?La conductrice fronce les sourcils, se renfrogne visiblement.
-De même.
-Ca se voit. Japonaise ?... J'ai visité le Japon. C'était... quelque chose. On m'y a raconté une histoire. Je peux ?Elle acquiesce, sans conviction, tandis que l'étranger consulte ses mails. Il en a reçu un il y a quelques temps. Il regarde la date. Merde. Ca presse. Deux secondes, demande-t-il. Il lit le mail... Oh.
Si cela veut dire que je dois arrêter de vous écrire, que vous m'en voulez.
Très bien.
Je vais ai joint dans ce mail, un dernier cadeau. Profitez-en, ca me fera plaisir, j'ai pris plaisir à le confectionner en tout cas. Je ne vous importunerai plus de mails après cela.
Votre(?) Scarlett.
Pièce Jointe : Vidéo004 (Durée, 10 minutes. Décrivant Scarlett dans une chambre d'ancien style, en train de se déshabiller, et de fil en aiguille, danser, se toucher. Elle porte son collier de cuir)
Il voudrait s'arrêter, maintenant, le lire, se branler, peu importe, putain. Il se contient.
-Je disais. C'est l'histoire d'un type qui... enfin, un type, ou une nana, peu importe. Bref. Un jour... Un jour, rien ne va plus dans sa vie. Alors il, ou elle, plaque tout. Presque obligé, vous voyez. Et... Hm. Il doit reconstruire une identité. Et plus cette personne avance dans la vie... Comme moi dans ce désert, 'voyez, et plus la personne se rend compte qu'elle n'arrive pas à ne pas regarder vers le passé. Quoiqu'elle fasse, quoiqu'il lui arrive, c'est son « avant » qui reste gravé. La personne regrette, normal. Elle se dit qu'elle aurait dû se battre plus. Mais... Non, au final, la personne se résigne. C'aurait été inutile de se battre plus. Des choix ont été faits, il faut s'y tenir. Cesser de regarder vers le passé, et se tourner vers l'avenir.Une pause. Il tapote un peu sur son téléphone, puis la regarde de nouveau. Il lui tend un papier, qu'elle lira nerveusement en tenant son volant, sans prendre en compte la route, une longue ligne droite de toute façon.
«
Je suis le petit ami de votre fille. Elle m'a été enlevée. Je veux qu'elle me revienne. Aidez-moi. »
-Hm... Ouai. Enfin. Bon. Je sais pas pour vous... Mais j'ai jamais été fan des histoires à morale.Quelques secondes avant, Akina avait reçu un mail d'une adresse inconnue. Elle pensera sans doute au Spam, et c'est légitime.
Veronalfrompetropolis@gmail.com
Subject : Where am I born ?
« L'exploit de Magellan a prouvé, une fois de plus, qu'une idée animée par le génie et portée par la passion est plus forte que tous les éléments réunis et que toujours un homme, avec sa petite vie périssable, peut faire de ce qui a paru un rêve à des centaines de générations une réalité et une vérité impérissables. »
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