« Voici l’estuaire, Scydia, fit Elena en haussant la voix, afin de couvrir le bruit de l’écume. Il nous suffira ensuite de remonter le fleuve pour rejoindre le Bosquet ! »
Les courts cheveux d’Elena voletaient sous le gré du vent, et le bateau royal longeait les côtes nexusiennes, qu’on apercevait à proximité. C’était un ensemble de longues falaises découpées parfois par de petits criques, des forts côtiers avec d’épaisses digues, et des phares plantées en hauteur, ou sur la mer, sur de petits îlots rocheux aménagés par l’homme pour résister aux vagues. Les goélands et les mouettes constituaient des accompagnateurs quotidiens et incontournables, leurs hurlements résonnant le long des falaises. Lentement, le bateau pivotait vers la droite, le capitaine faisant tourner lentement le gouvernail, tandis que les marins repliaient plusieurs voiles, afin de faciliter le virage vers l’estuaire, d’où partait un fleuve très commercial, et très prisé par les touristes. De nombreuses croisières avaient lieu entre Nexus et le Bosquet, car on voyait des forêts superbes, des villages pittoresques, et autant de coins attrayants faisant le bonheur des Tekhanes et des étrangers.
Elena n’avait eu aucune objection à aller vers le Bosquet, et, après le consentement de Scydia, les jours s’étaient écoulés rapidement. Le temps de préparer un équipage et le navire, il avait fallu attendre trois ou quatre jours, qu’Elena avait mis à disposition pour permettre à Scydia de rattraper son retard. Du Palais d’Ivoire, elle lui avait montré l’université de Nexus. Elle était proche du Palais, et elles avaient directement été dans l’impressionnante bibliothèque de Nexus. C’était l’une des plus grandes bibliothèques de Terra, abritant des centaines de kilomètres d’ouvrages et de livres en tout genre. D’énormes étagères s’étalaient sur plusieurs niveaux, et de longues rangées se dressaient au centre, offrant des tables de lecture. La priorité était, pour Scydia, de comprendre les rudiments de la langue commune. En dix millénaires, Terra avait évolué, mais toutes les espèces et toutes les nations parlaient, globalement, une langue similaire, qu’on appelait la langue commune. C’était une curiosité linguistique, qui divisait bien des spécialistes. Pour beaucoup, c‘était là l’œuvre des Dieux. Mis à part certains royaumes ou régions reculées, tous comprenaient la même langue. Elle était suffisamment souple pour s’adapter aux autres idiomes, et, parallèlement, Elena avait continué à instruire Scydia sur le monde.
Elle lui avait parlé de l’Ordre Immaculé plus en détail, décrivant cette organisation comme la religion dominante sur Terra. Elle se revendiquait d’un certain monothéisme, en considérant qu’il n’existait qu’un seul Dieu, le Dieu unique, et que tous les autres Dieux étaient, soit des imposteurs, soit une facette du Dieu unique. Elle lui avait parlé des trois grandes nations : Tekhos, Ashnard, et Nexus, les décrivant brièvement. La première était technologiquement très en avance sur le monde, capable d’inventer des machines défiant l’imagination. La seconde était un Empire guerrier et militaire ayant une visée hégémonique du monde, et la troisième, Nexus, était le poumon économique du monde, et se voulait être un modèle d’intégration et d’idéologie. Il y avait énormément de choses à dire sur Terra, et peu de temps. Elena ne voulait pas noyer Scydia sous les informations, mais elle estimait nécessaire de la tenir au courant. Ensemble, elles visitèrent Nexus, évitant de trop s’attarder des bas-fonds. Elena lui décrivit Nexus comme une cité riche, immense. Toute une vie n’était pas suffisante pour en explorer chaque recoin, mais sa ville, malheureusement, était en train de s’appauvrir... Ou, plutôt, de subir les conséquences d’un libéralisme économique et politique qui se traduisait par une aggravation des disparités économiques. Elle ne cachait rien à Scydia, faisant preuve d’une certaine forme d’honnêteté, en laissant le soin au Sabre Véloce de déterminer si ses choix étaient justes ou non. En matière de politique, il n’y avait pas vraiment de bons ou de mauvais choix, selon Elena, simplement des politiques à choisir, chacune ayant ses conséquences, qu’il fallait ensuite tenter de rééquilibrer. Nexus faisait face à une guerre centenaire, et avait du consacrer une importante part de son budget à construire des superforts, tout en faisant également face à une immigration massive résultant de la guerre. Ces deux problèmes cumulés avaient entraîné une hausse de la paupérisation des quartiers populaires, avec une hausse de la criminalité et de l’insécurité. Elle voyait un cercle vicieux se dessiner.
À travers cette poignée de journées, il était aisé de comprendre que la situation, en dix mille ans, s’était lourdement complexifiée. Plus d’États, des villes immenses, plus de Dieux, et bien plus de problèmes... Mais, fondamentalement, on en revenait toujours à la même chose. Le puissant de la tribu voulait s’accaparer la meilleure tente et la meilleure femme, en laissant aux autres les miettes.
Adamante se renseigna également auprès de Scydia sur la Main de Galantyyr, et ce fut, pour Scydia, l’occasion de croiser quelques magiciens influents de Nexus, et de voir que la magie attirait surtout les femmes.
« Les hommes préfèrent généralement devenir des chevaliers, lui avait expliqué Adamante. Ce n’est pas une règle impérative, mais c’est ce qu’on observe. Les magiciens sont techniquement censés être des érudits, des spécialistes. En pratique, ce sont souvent des conseillers politiques de grande importance. La plupart des magiciennes du monde sont des manipulatrices qui assurent depuis l’enfance le rôle de préceptrices et de formatrices auprès de certains nobles. Elles utilisent leur magie pour concevoir des philtres et des sorts permettant à leur corps de conserver une éternelle beauté, parfois surréaliste. Même moi, je ne fais pas exception à cette règle. Je connais Elena depuis l’enfance. »
Elena lui expliqua le fonctionnement géopolitique du monde, qui était traversé par deux grands axes : d’un côté, la guerre entre Nexus et Ashnard ; de l’autre, le conflit entre Tekhos et une race d’envahisseurs extraterrestres, les Formiens. Elle mentionna brièvement, mais sans trop s’y attarder, les puissances intermédiaires, choisissant généralement de rester neutres dans le conflit. Elle évoqua ainsi les Vaporéens et leur cité volante, Herzeleid et la démence de la Reine qui y vivait, Edoras et ses tentatives de faire évoluer les mentalités tekhanes sur le sexe masculin... Il y avait beaucoup à dire, et peu de temps.
Nyzaël, elle, se chargea de conter l’histoire du peuple elfique, là encore, dans les grandes lignes. Elle expliqua à Scydia que la civilisation elfique avait malheureusement chuté, et que la plupart de ses royaumes étaient tombés entre les mains des humains. Les elfes qui y étaient restés étaient parfois surnommés, de manière péjorative, « Bas-Elfes », tandis qu’on appelait ceux restés dans les royaumes elfiques, comme le Bosquet, « Hauts-Elfes ». Elle lui expliqua que la civilisation humaine était prédestinée à gouverner ce monde, et que certains s’y refusaient. Dans des royaumes appauvris par la guerre, le racisme faisait rage entre humains et non-humains, donnant lieu à des injustices aussi cruelles qu’absurdes. Elle lui parla avec un peu plus de scepticisme de l’Ordre Immaculé, de son fanatisme religieux, des anciens cultes que les missionnaires de l’Ordre avaient brisé, des tortures, de l’Inquisition et des bûchers menés, tout en concédant que l’Ordre, à sa manière, cherchait à lutter contre les pratiques barbares, contre les cultes païens pratiquant encore les sacrifices humains, le cannibalisme, et d’autres abominations.
Résumer dix millénaires en quelques jours était une gageure, et Adamante s’était chargée d’enseigner à Scydia les rudiments de l’algèbre et de la langue. Ronald Langley, de son côté, avait choisi de faire partie de l’expédition. Il sentait qu’il se passait quelque chose d’anormal avec la Reine, et il tenait à la surveiller. Il tuait le temps en s’entraînant avec Scydia. En dix mille ans, les manœuvres avaient évolué, les tactiques aussi, et Ronald était un bretteur doué. Pas aussi rapide que Scydia, mais suffisamment talentueux pour que leurs entraînements sur le pont du navire attirent un public de plus en plus nombreux.
« Peut-être verrons-nous des sirènes, on dit qu’elles hantent les profondeurs du lac du Bosquet, et aiment chanter les nuits de pleine lune. »
Elena se tenait sur le pont principal, et le navire avait ralenti, s’engageant le long du fleuve. Le temps de le remonter, il faudrait, là encore, compter quelques jours d’attente.
« Tout ce fleuve appartenait jadis aux elfes... Cette forêt est immense, et abrite bon nombre de sanctuaires elfiques, ainsi que des esprits de la forêt, comme des fées, des dryades, ou même des Alraunes... Ne t’attends pas à les voir facilement, elles sont farouches... Mais elles sont là. Mes ancêtres ont tenu à préserver autant que possible l’intégrité de cette forêt, en limitant les scieries et la chasse. »
On pouvait sentir, à travers les arbres qui apparaissaient tout autour du fleuve, la pureté de cette forêt. Le fleuve, lui, s’élargit assez rapidement, et, parfois, on pouvait voir d’autres bateaux passer. Alors qu’Elena continuait à observer les arbres, elle entendit du mouvement derrière elle. Ronald venait d’arriver, pointant sa lame vers le sol, se tenant au milieu du pont.
« Me ferez-vous l’honneur de cette passe, Scydia Cinq-Soleils ? »