En un sens, Elena pouvait comprendre l’étonnement de Scydia. Elle avait grandi dans un petit monastère étriqué, où elle y avait passé les dix premières années de son existence. Certes, elle savait qu’elle était Reine, qu’elle était appelée, un jour, à diriger. Pendant ces dix premières années, on lui avait expliqué toute l’importance qu’il y aurait à diriger. Concrètement, elle n’avait jamais vraiment compris ce qu’on voulait lui apprendre, ou toute l’importance qu’il y avait à être une future Reine. Elle n’avait pas été une gamine très portée sur les plaisanteries ou les excès, toujours renfermée sur elle-même, terrorisée par ce qu’on attendait d’elle, persuadée qu’elle allait échouer. Une fillette en avance pour son âge, plus intelligente que ce qu’on aurait pu penser. Elle avait compris toute l’ampleur de sa tâche quand elle s’était tenue sur un balcon... Le même que celui où Scydia se trouvait, en fait. Elle était alors plus petite, sa tête dépassant à peine de la rambarde, et elle avait vu cette ville immense. Elle n’en avait pas cru ses yeux quand on lui avait dit que, un jour, elle devrait diriger ça. Tout ça ! Aucun homme ne pouvait diriger seul une cité d’une telle importance, et il n’y avait pas eu besoin de l’expliquer longtemps à Elena pour qu’elle le comprenne. Elle l’avait su dès le premier jour. Nexus était tout simplement trop grande, trop vaste, et, si elle était à la tête du royaume, elle savait qu’il était nécessaire qu’elle bénéficie de conseillers, de seconds, de gens de confiance qui rendraient le pouvoir en son nom, et pourraient se substituer à elle. Elle comprenait donc la surprise de Scydia, et c’est pour ça qu’elle lui laissa un certain temps, afin de bien voir cette ville, avant de se rapprocher d’elle.
Scydia lui avoua être surprise, superposant ses souvenirs avec ceux d’aujourd’hui. Elena l’écouta silencieusement, amusée malgré elle par l’exactitude des informations divulguées par Scydia. Pouvait-on encore croire qu’elle simulait tout ça ? Que c’était un mensonge ? La magie permettait de faire bien des choses... Comme créer un cyclone là où il n’y avait qu’une mer calme et tranquille. De plus, Elena savait que la réincarnation existait, car Adamante lui en avait déjà parlé. Quand quelqu’un mourrait, son âme se détachait de son corps, et, parfois, cette âme se réincarnait dans un autre corps. Rien ne se créé, rien ne se perd, tout se transforme. Ce célèbre principe de chimie avait aussi vocation à s’appliquer en magie. L’âme évoluait, mais restait toujours là. Elle se déplaçait juste. Partant de ce principe, Elena voulait bien croire que Scydia était une réincarnation d’une femme ayant existé dix millénaires auparavant. Ce n’était pas invraisemblable, juste... Exceptionnel. Elle se refusait à croire que cette femme, qui semblait avoir le cœur sur la main, puisse être mauvaise. Non, elle ne pouvait tout simplement pas y croire. Imaginer Scydia mauvaise, c’était comme essayer de suivre un concert donné par un pianiste qui donnerait des mauvaises notes. Impossible d’accrocher, impossible de se laisser aller, on sentait les erreurs, et elles noircissaient tout l’ensemble.
D’après Scydia, la première volonté des elfes en venant ici avait été de fonder un port. En ce sens, ils avaient construit quelque chose qui avait duré dans le temps. Elena se laissait bercer par le discours de Scydia, imaginant très bien le passé qu’elle décrivait... Des plaines fertiles, pleines de promesses... Sa vie lui avait été arrachée, et repenser au passé amena Scydia à devenir nostalgique. Elle n’était pas de cette période, elle se retrouvait dans un monde dont elle ignorait tout, un monde où elle était perdue, sans aucun point de repaire.
Elle était anachronique.
« Je n'ai plus d'histoire, ni de cause à servir. Je suis désarmée et je suis une étrangère dans ce monde qui n'est plus le mien. J'ai "survécu"... La belle affaire. Je suis une héroïne de récit qu'on réintroduit dans le passage d'un conte qui n'est pas le sien. »
Les deux femmes se regardèrent silencieusement suite à cet aveu de faiblesse. Ce n’était pas totalement exact, mais, avant qu’Elena ne puisse donner son point de vue, la belle femme poursuivit, en lui demandant pourquoi Elena lui accordait aussi facilement sa confiance. Les lèvres de la Reine s’entrouvrirent sous l’effet de la surprise, mais, comme elle ne savait pas quoi dire, elle les referma, s’accordant le temps de la réflexion. Pourquoi ? Ça, c’était la véritable question ! Une question presque aussi difficile à répondre que celle justifiant le retour de cette femme parmi les vivants. Elena regarda autour d’elle, et finit par porter son regard sur la mer, sur les navires... Depuis un angle du balcon, on pouvait voir une partie du port, avec des quais s’étalant à perte de vue, et une multitude de bateaux.
« Pour être honnête avec toi, Scydia, je n’ai aucune réponse satisfaisante à t’offrir. Sire Langley est extrêmement suspect, mais je ne peux que le comprendre... Je t’ai dit que j’étais la dernière des Ivory. Cette mer... La mer est tout à Nexus. Sans son port, cet État ne serait rien. La mer nous a offert tout, mais elle peut aussi tout reprendre. Elle est indomptable, et est aussi paisible que cruelle. »
La jeune monarque s’exprimait par énigmes, mais c’était comme ça qu’elle faisait de l’ordre dans sa tête. Elle laissa planer plusieurs secondes de silence, tournant le dos à Scydia, ses mains crispées sur la rambarde. Elena se retourna ensuite vers elle, et on put lire, dans ses yeux, une sorte de détresse, comme une souffrance qui serait profondément enfouie en elle.
« Mes parents ont eu du mal à avoir un bébé... Quand je suis venue au monde, ils ont célébré ma naissance par un voyage... Un voyage sur la mer, qui s’est terminé par la mort de toute ma famille. Sauf que ce n’était pas un incident. Ils ont été assassinés par des traîtres, des individus qui avaient empoisonné ma mère pour que je ne vienne pas au monde... Des individus qui nous étaient très proches. Alors, je comprends la méfiance de Sire Langley. Des gens puissants veulent supprimer les Ivory, pour des raisons qui m’échappent. Le Conseil royal n’est plus qu’une fragile institution, et moi... Moi, je suis le rempart devant le chaos et l’anarchie. Si je meurs, il n’y aura plus d’Ivory, et cet État millénaire, que vous avez contribué à forger, s’écroulera dans des guerres intestines. »
Elle en disait beaucoup, ce qui la surprit. Pourquoi se confiait-elle donc autant ? C’était plus fort qu’elle... Sans pouvoir se l’expliquer, elle se sentait proche de cette femme, aussi proche que... Une légère lueur traversa les yeux d’Elena quand elle réalisa que, dans une certaine mesure, Scydia lui évoquait Adamante.
*Pourquoi ?*
Pourquoi se faisait-elle mentalement ce lien ? Pourquoi est-ce qu’Adamante lui venait tout d’un coup à l’esprit ? Comme si y penser venait de l’amener, Adamante apparut sur le balcon. Elle venait de poliment se racler la gorge, attirant l’attention des deux femmes.
« Majesté, pardonnez-moi de vous interrompre, mais je pense que votre invitée aimerait sans doute recevoir des vêtements plus appropriés... Surtout si vous avez décidé de lui montrer notre cité. Il serait fâcheux que vous attrapiez un rhume. »
Adamante sourit légèrement, et poursuivit rapidement :
« J’ai fait mander des vêtements, et un page vient de les apporter. Je ne suis pas une très grande physionomiste, mais je pense qu’ils devraient être à votre taille. »
Elena hocha la tête, et un petit sourire traversa alors son visage. Sans prévenir, elle attrapa alors l’une des mains de Scydia entre les siennes, la serrant chaudement.
« C’est vrai... Pardonnez mon empressement, Scydia. Nous avons encore beaucoup de choses à nous dire, et je ne veux pas tenter le Diable. »
La Reine rentra donc. Les vêtements avaient été déposés sur la mezzanine, sur une table basse. Il y avait, dans un coin de la pièce, un paravent. L’endroit idéal pour se changer, à l’abri des regards indiscrets.
Elena, elle, était encore plus troublée qu’auparavant par cette femme, et par la facilité naturelle avec laquelle elle avait tendance à lui faire confiance. Comment l’expliquer ? Elle n’arrivait pas à le comprendre, et, en un sens, cette situation l’embarrassait. Elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Son comportement avait beau ne pas être rationnel, elle ne pouvait s’empêcher de se dire qu’elle ne faisait rien de mal, convaincue, au fin fond d’elle-même, que Scydia n’était pas dangereuse, car...
*Car elle est comme Adamante...* acheva, dans sa tête, une voix observatrice.