«
Miss Vesselovski est une femme extrêmement occupée qui ne peut pas recevoir n'importe qui sur un coup de tête inspecteur. Cela étant vous avez de la chance, nous avons été prévenus d'une potentielle visite de vos services dans la journée. Je vais l'informer de votre arrivée. Vous pouvez emprunter l'ascenseur, celui là. Puis vous devrez traverser les quartiers d'habitation, prendre alors l'ascenseur 23-bis qui vous mènera au poste de sécurité, qui vous mènera ensuite aux appartements de ma patronne. Tout en haut de la tour en somme, j'espère que vous n'avez pas le vertige. Bonne journée ! »
C’était une chance que Sarah soit du genre à se contrôler. Autrement, elle aurait volontiers collé son poing dans la face de cette petite pute au sourire hypocrite. «
N’importe qui sur un coup de tête »... Un meurtre, c’est vrai que c’était une petite lubie personnelle. Sarah inspira lourdement, ravalant sa colère sur place. Elle n’était pas venue pour faire un esclandre, et elle avait suffisamment faim comme ça, sans avoir à se battre avec une truie qui la prenait de haut. Lamb, plus maîtresse d’elle-même, aurait probablement trouvé un répartie bien saillante, mais Sarah n’avait en tête qu’un «
va te faire foutre » à lui sortir en pleine face. Elle choisit de passer. Cependant, Sarah savait qu’elle ne pouvait pas convoquer Vesselovski comme ça. Elle n’était qu’une policière. Il aurait fallu une autorisation du Ministère public. Elle comptait sur la bienveillante coopération de Vesselovski avec les services de police. Une SMP se reposait beaucoup sur son image de marque. Dans la mesure où elles traitaient avec les gouvernements, une entreprise qui avait des problèmes judiciaires risquait de voir tous ses contrats lui filer sous le nez.
La policière grimpa dans un ascenseur, qui l’emmena aux quartiers d’habitation. Les SMP étaient un phénomène en vogue à Tekhos depuis l’éclosion des Formiens, et leur développement. L’armée tekhane était principalement occupée à entretenir les blocus et les supers-tranchées autour de la Fourmilière, ce qui faisait que leur sécurité intérieure était parfois faillible dans d’autres endroits. Les Badlands étaient un cas d’école. Auparavant, l’armée y avait installé des bunkers et des bases, mais elles étaient progressivement tombées à l’abandon, quand il avait fallu rapatrier toutes ces troupes pour repousser les Formiens. Sarah ne savait pas grand-chose sur les SMP, mais elle savait que BlackWater Security, abrégée BWS, était une grosse SMP, l’une des principales du marché. Sarah n’avait peut-être pas le pouvoir judiciaire de menacer Vesselovski, mais elle pouvait toujours passer un coup de fil aux médias pour qu’ils parlent de cette histoire. Un employé de BlackWater retrouvé mort dans un terrain vague, voilà qui ferait une mauvaise presse.
*
Ça, c’est le truc que j’aurais pu sortir à cette connasse, tiens...*
Sarah traversa les quartiers d’habitation, notant la forte présence masculine. Si certains hommes étaient suffisamment intelligents pour rester impassibles, d’autres avaient bien du mal à dissimuler leur surprise en voyant une femme ici... Et, surtout, une belle nana. Sarah regardait les panneaux, et atteignit ainsi l’ascenseur 23-bis, et l’appela. L’ascenseur était un tube en verre filant vers les cieux, et elle grimpa dedans, observant le paysage. Tekhos Metropolis était une forêt de tours et de flèches métalliques s’enfonçant dans la stratosphère. Le commissariat central était également une imposante structure, regroupant des dizaines de milliers d’agents et des hangars immenses. Cependant, Sarah avait rarement l’occasion de monter aux étages supérieurs, ou de profiter du paysage. Elle devait bien admettre que la vue était magnifique, même si, en tant que pure Terrienne, elle ne pouvait s’empêcher de voir dans cet étalage de tours et de constructions grandiloquentes une variante moderne du mythe de Babel. Si Yulia Vesselovski aurait été un homme, Sarah aurait dit qu’elle avait probablement quelque chose à compenser pour vivre dans un immeuble aussi grand... Et, pour ne rien arranger à la mauvaise humeur de Pez’, cette dernière avait toujours faim.
Tout en étant dans son hublot, elle put voir des avions de guerre sortir de l’immeuble, depuis des plateformes d’atterrissage et de décollage. Les énormes panneaux métalliques s’écartaient, et elle les voyait sortir. Elle vit un impressionnant hélicoptère avec quatre hélices, un véritable mastodonte, qui décolla presque sous ses yeux, faisant vibrer toute la structure, obstruant provisoirement la vue du soleil. Cet immense avion était entouré de véhicules aériens plus petits, répandant de la fumée et un bruit infernal autour d’eux. Toute une armada se mit à s’envoler, une véritable armée privée, au service intégral d’une femme.
*
Je dois être la seule à réaliser que c’est complètement dingue... Laisser un tel pouvoir à une seule femme... Parfois, j’ai envie de retourner sur Terre.*
Elle était venue à Tekhos à cause de ce maudit bracelet qu’elle avait autour du poignet, ce qui lui rappela qu’elle allait aussi devoir changer de papier peint. Elle connaissait une société de dépannage, qui lui enverrait rapidement un cyborg dans la journée, mais ça allait encore lui coûter une blinde. Le pire, c’est qu’elle ne comprenait toujours pas ce qui avait pu arriver à son bracelet. Silencieusement, elle regarda l’armée s’envoler dans le ciel. Si elle s’était levée tôt ce matin, et avait, comme d’habitude, entendu les informations, elle aurait appris que l’armée avait placé en quarantaine une zone dans les montagnes proche de la Fourmilière, où des Formiens avaient été repérés, cherchant probablement à contourner les Tekhanes. L’état-major avait rapidement fait un appel d’offres auprès des différentes SMP, et BSW avait raflé la mise. Ça, Sarah l’ignorait, et elle avait juste la dalle.
*
Et puis, je ne sais même pas ce que je fiche ici... Je devrais être dans un restaurant, à manger une crêpe au sucre, ou n gâteau au chocolat avec de la crème anglaise...*
Elle connaissait bien les femmes d’affaires tekhanes de ce milieu. Similaires à ceux de New York. Que me voulez-vous ? Je vous préviens, j’ai appelé mon avocat. Je n’ai pas beaucoup de temps à vous accorder. Oh, un décès ? Voilà qui est fâcheux... Oui, c’était un employé modèle, nous n’avions rien à lui reprocher, et j’ignore complètement ce qui a pu lui arriver. Les mêmes sourires hypocrites, la même valse des orgueilleux, jusqu’à ce que même une petite secrétaire ose la toiser comme si elle était un bout de merde venant déranger le jeu de quilles. Où était donc passée cette époque où il suffisait qu’un policier approche pour que tous se taisent ? Son père lui avait parlé de cette époque où le NYPD signifiait quelque chose, où les gens appréciaient et craignaient la police. Maintenant, que ce soit sur Terre ou sur Tekhos, les flics étaient perçus, soit comme des imbéciles, soit comme des types qui venaient déranger votre petite vie bien tranquille pour vous ennuyer avec des histoires de camés ou d’escroquerie financière. Le triomphe de l’individualisme et de ses excès.
L’ascenseur finit par s’arrêter, et Sarah s’y engagea. Un homme lui tomba rapidement dessus.
«
Nous avions été informés que vous désiriez avoir un entretien avec Madame Vesselovski. Madame Vesselovski est prête à vous recevoir, et vous prie de bien vouloir l’attendre dans ses appartements. Si vous voulez bien vous donner l’obligeance de me suivre. »
Sarah suivit donc l’homme, à travers les coursives. De grandes baies vitrées éclairaient les couloirs, et elle s’attendait presque à voir toute une série de tableaux à l’effigie de «
Madame Vesselovski ». Le duo finit par se rapprocher de ses quartiers, et le majordome précisa alors quelques éléments :
«
Le protocole de sécurité nous oblige à soumettre tous les invités à une fouille corporelle. Malheureusement, il y a en ce moment une mise à jour importante du logiciel qui permet de faire fonctionner le détecteur automatique. Aussi sommes-nous dans l’obligeance de procéder à une fouille corporelle. »
Sarah grommela. Si elle avait un mandat, elle aurait pu aller ce majordome sourcilleux du protocole se faire voir chez les Ashnardiens, mais elle n’était qu’une simple invitée.
«
Et si je vous dis que je n’ai qu’un flingue de service, ça passe quand même ? -
Madame Vesselovski tient à ce que sa sécurité soit assurée. Si vous refusez, nous ne pourrons pas vous laisser rentrer, avoua le majordome sur un air contrit.
-
Bon, bon, qu’on s’occupe de ça, alors » grommela la policière.
Elle se retrouva dans une pièce sans fenêtre, une antichambre, avec, à gauche, une vitre sans teint, et tout un dispositif permettant de faire fonctionner le scanner. En réalité, ce dernier fonctionnait très bien, et, en toute discrétion, les gardes de l’autre côté avaient enclenché ce dernier, afin de pouvoir voir sous les habits de la policière. Ils observèrent ainsi ses formes magnifiques et ses sous-vêtements, tandis que deux autres procédèrent à la fouille, s’aidant d’un appareil magnétique, le faisant passer sur tout son corps. Sarah écarta les bras et les jambes, se laissant faire, tandis que l’appareil filait le long de son corps, frôlant d’un peu trop près ses seins ainsi que ses fesses.
«
Hum ! » s’exclama Sarah en fusillant l’agent de sécurité du regard.
Ce dernier resta imperturbable, retenant à grand peine une érection. L’appareil bipa à hauteur de la ceinture, et Sarah sortit son arme de service, un pistolet
Dakini de bonne facture.
«
Il va falloir nous laisser votre arme, Madame. Vous la récupérerez en partant. »
Sarah n’avait pas le choix, et la laissa donc. La fouille corporelle se termina ensuite, et le garde la salua. Sarah, qui avait l’impression d’être tombée sur une bande de pervers, se dépêcha de sortir. Elle se retrouva ainsi dans un grand hall, avec une énorme baie vitrée. Le penthouse de Vesselovski était immense, en-haut d’une tour immense, comme le repaire du méchant dans un mauvais film de science-fiction. Elle s’avança un peu, observant le mobilier. Le pire, c’est qu’elle ne savait même pas à quoi Vesselovski ressemblait.
*
Sûrement une vieille mégère bourrée de fric...*
Elle soupira lentement, et sentit son ventre gargouiller à nouveau, douloureusement, émettant un long soupir.
*
Saloperie, putain !*
Elle le pressa entre ses doigts en soupirant. Il fallait qu’elle bouffe quelque chose, et chercha s’il n’y avait pas des petits fours quelque part, un frigo’, ou un stock de sandwichs.
*
À quoi bon avoir un immeuble de plus de cent étages si on a même pas un petit pain chaud sur son bureau ?*
Elle hésitait à fouiner, à s’enfoncer dans les pièces... Pour y chercher quoi ? Elle aurait aimé dire qu’un tel endroit l’intimidait, qu’elle se sentait comme David face à Goliath, mais elle trouvait surtout un tel étalage de richesse mal placée. Sarah n’avait jamais été chrétienne, et avait de toute façon toujours vu l’Église comme un monstre d’hypocrisie, faisant vivre leurs prélats dans de somptueux palais, tout en louant les mérites de la pauvreté, mais elle venait d’une famille modeste, avec des valeurs simples. Elle croisa les bras, en essayant de retenir sa faim, ainsi que contenir son impatience, et la porte finit par s’ouvrir.
Pour une vieille mégère, Yulia Vesselovski se portait plutôt bien. Un corps fin, une longue chevelure rousse bouclée tombant le long de l’une de ses épaules. Elle se mit à lui parler, et Sarah cligna lentement des yeux, déstabilisée, non pas devant sa beauté, mais,
surtout, devant ses yeux... Des yeux vairons.
«
Inspecteur Pezzini je présume ? On m'a fait part de votre arrivée. Yulia Vesselovski, actuelle dirigeante et actionnaire majoritaire de Blackwater Security. Navrée de vous avoir fait attendre, mais comme vous avez probablement dû l'entendre, et peut-être le voir, une importante opération s'est mise en œuvre et ma présence était nécessaire. Mais je suis toute à vous. Vous souhaitez quelque chose à boire ou à manger peut-être ? »
Durant tout son laïus, Sarah ne l’interrompit pas. Ses yeux vairons... Où les avait-elle déjà vus, ces yeux-là ? Elle avait... Elle avait ce faux souvenir, cette sensation que les Français appelaient le
déjà-vu. Oui, elle avait vu ces yeux vairons quelque part, mais... Mais
où ? Cette vision était associée à une vision des plus délectables, un souvenir magnifique, mais impossible à retrouver. Elle savait que cette femme lui avait fait du bien, mais comment... Comment ? Où ? Pourquoi ? Autant de questions sans réponse.
«
Oui, je... J’ai vu vos... Euh... Vos trucs volants en train de décoller. Je dois vous avouer que je suis un peu fatiguée, j’ai passé une nuit difficile, et... Croyez bien que je ne cherche pas à vous déranger plus que nécessaire, mais, si je me suis permise de venir vous voir, c’est que les faits sont graves. »
Lamb aurait trouvé les hésitations de Pez’ bizarre, mais elle n’était pas là, en ce moment, et ce regard... Comment dire ? Ce regard la déstabilisait beaucoup trop !
«
Et je ne serais pas contre l’idée de manger quelque chose, si vous n’y voyez aucun inconvénient. »
Ça, en fait, ça devenait surtout impératif, mais ça n’enlevait rien au fait que ce regard la perturbait. Plus elle y pensait, et plus elle voyait... Des courbes. Tout simplement. Des courbes indistinctes, qui ne représentaient rien, rien de bien précis, mais des courbes quand même.