Des courbes et des apparences formaient la chimère dont les yeux avaient besoin pour vivre. Ils permettaient de se masquer, de mentir, de se dissimuler, de se fondre dans la masse. D’apparence douce, Eyia remplissait très bien ce rôle. Arctos, en revanche, était un véritable phénomène de la nature. En Angleterre, il aurait fini pilier de rugby. En Russie, il avait choisi très tôt de rejoindre l’armée, un choix logique, encouragé par son père, un fermier qui était un fervent admirateur de Staline, et qui pestait sans cesse contre les héritiers de ce dernier, notamment Gorbatchev. Arctos avait grandi dans cette ambiance, et, par les miracles propres aux relations filiales, avait rejeté en bloc l’idéal communiste. Il était bien plus intelligent que ce que sa musculature laissait envisager. Tous ses tatouages étaient comme des signatures, des marques des nombreux pays où il avait été. Et la croix... Et bien, Arctos ne pouvait pas vraiment se prétendre Chrétien, compte tenu de son passé, mais il avait pour habitude de dire que, si lui ne pouvait pas se considérer comme un croyant, l’Église ne le pouvait pas non plus. La croix dépassait le simple message religieux, elle rappelait l’absurde de ce monde, cette logique absurde de vouloir imposer des normes, de suivre des principes, alors que le monde était, depuis les origines, gouverné par le chaos, et par l’instabilité. Quel meilleur exemple, pour cela, que le dogme religieux ? Arctos n’était pas un croyant, et la croix était là pour rappeler aux sceptiques qu’un symbole n’était qu’un vulgaire objet, que des lois n’étaient que des morceaux de papiers, et que, en définitive, la seule chose qui importait vraiment, c’était celui qui avait la force la plus grosse. Le Japon était une terre prolifique pour cette philosophie, la conscience populaire ayant depuis longtemps admis, contrairement aux Occidentaux, que le crime organisé n’était pas l’ombre du pouvoir, mais un autre pouvoir, structurel, qui existerait toujours, afin de répondre aux incohérences du système principal.
Elle se redressa, le détaillant. Il la laissa faire. Lui-même l’avait observé, après tout. Son dos, cette chute de reins qu’il devinait magnifique... Elle lui rappelait ces anciennes duchesses et princesses de l’Europe de l’Est, avant que le communisme ne vienne tout détruire, à une époque où ces pays avaient encore un autre rôle à jouer que servir de bases de délocalisations pour les empires industriels occidentaux. Elle parlait tendrement, lentement, détachant chaque mot. Sa bouche le fascinait. Comme une île de sang sur un océan de blancheur et de douceur. Elle était la preuve que cette fille n’était pas une petite poupée, ce qu’elle ne tarda pas à lui prouver, en lui indiquant qu’elle avait déjà tué.
À cette évocation, Arctos sentit un fourmillement brûler dans son entre-jambes. Diable, ce qu’elle pouvait être sensuelle ! Peut-être devrait-il augmenter le salaire de ce brave Sergeï ? Elle jouait avec lui, le titillait, le narguait. Pour lui, dès qu’elle avait franchi cette porte, il n’avait fait aucun doute qu’elle finirait dans son lit. Et, maintenant, il avait la sensation que ceci viendrait assez rapidement. Généralement, les filles étaient impressionnées face à lui, ayant peur de se faire battre. C’était stupide ; le Russe était violent, oui, mais jamais de manière injuste. Ceux qu’il battait à mort étaient des traîtres. Il avait son code de l’honneur. Elle embrassait ses doigts, frottant sa joue chaude et tendre contre sa paume. Il mentirait en prétendant que ça ne lui ferait aucun effet.
« Plus dangereux que toi ? lui demanda-t-il. Je pense qu’il n’y a pas d’êtres plus dangereux en ce monde qu’une femme déterminée, Eyia » rajouta-t-il.
Il avança son pouce, et le frotta contre ses belles lèvres rouges. Elles l’hypnotisaient presque, et il sentit un frisson le traverser, remontant le long de son échine. Son pouce glissait contre ses dents, se posa sur sa langue, sentant sa salive chaude et attirante. Était-ce une sorcière ? Il y avait en elle quelque chose de surnaturel.
« Je suis quelqu’un de violent, de brutal, mais c’est une violence typiquement masculine, comme la flamme d’une bougie. Vive, forte, intense, mais elle s’éteint rapidement, dans un déluge. Toi... Toi, je pense que c’est différent. Je règle rapidement le sort de ceux qui m’ont attaqué. Certes, ils souffrent, mais je pense que toi, toi, tu dois y prendre ton temps. »
Il en était même convaincu. La colère d’une femme était terrible. N’est-ce pas ce que disait Proudhon, après tout ? L’homme est une force d’action, et la femme une force de fascination. Il avait toujours trouvé cette description très vraie. Arctos retira son pouce, puis se rapprocha d’elle. Ses seins, deux délicieux globes, frottèrent son torse, et son sexe, redressé, heurta les cuisses de la femme. Il avança sa main, pour attraper lentement les cheveux d’Eyia, le long de sa nuque.
« J’aurais l’occasion de te voir à l’œuvre, lui promit-il. Et toi aussi... »
Arctos se pencha alors, et l’embrassa.