Eyia ? Le nom, effectivement, ne sonnait pas très russe, mais, en toute honnêteté, Sergeï s’en foutait un peu. Au moins, le nom ne sonnait pas japonais. Il sourit assez rapidement, amusé face à sa réplique. Elle avait du cran. Elle savait parler aux hommes. Arctos l’apprécierait, indéniablement. Elle lui expliqua, avec un certain envoûtement, qu’elle était
curieuse. Sergeï lui sourit, amusé. Pour autant, il ne devait pas se laisser prendre aux jeux. Il attrapa son portable.
«
Tu permets ? demanda-t-il, sans vraiment attendre de réponse.
Un aussi beau visage, j’ai envie de le conserver en mémoire... »
Il cadra l’objectif en plein milieu du visage d’Eyia, de ses lèvres sanglantes et pulpeuses. Chez n’importe quelle autre femme, il aurait trouvé ce rouge excessif, grotesque, laid, mais, chez elle, ce rouge pourpre évoquant du sang lui donnait un air bestial qui contrastait avec l’élégance et la douceur semblant se dégager de son corps. Une femme tout en courbe et en paradoxe. Une véritable beauté des neiges, froide et aussi glaciale que la banquise en apparence, mais aussi chaude et douce que le feu qui brûlait dans la cabane. Il prit la photo, et envoya un MMS à Arctos, comprenant, outre l’image, un simple mot, comme pour tout résumer : «
Eyia ». C’était ainsi que ça fonctionnait avec le Grizzly. Il avait beau faire confiance aux goûts de Sergeï, il tenait tout de même à savoir à quoi ressemblerait la femme qui viendrait lui proposer un service.
«
Okay... Allons-y. Le bar m’appartient, inutile de payer » jugea-t-il utile de préciser.
Le bar ne lui appartenait pas vraiment, mais il était un Petrovski, donc on pouvait dire que oui. Il sortit de l’établissement, retournant dans la rue, et rejoignit le parking du restaurant, où l’attendait sa voiture. Il possédait une
voiture de sport russe aux faux airs de Chrysler. Pour l’heure, la balle était dans le camp d’Arctos. S’il refusait d’avoir Eyia, alors Sergeï était bon pour l’emmener ailleurs. Il démarra, quittant le restaurant, et se mit à rouler rapidement.
«
On va au cœur de la ville, je vais te présenter à un pote. Il adore les filles comme toi... Et c’est un vrai gentleman. »
Sergeï n’y connaissait pas grand-chose en drague, mais il savait que les filles aimaient qu’on leur dise que leurs mecs étaient des romantiques, même si, pour lui, c’était un tas de conneries. Ses couilles, il les soulageait auprès de ses filles, mais il pouvait comprendre qu’Arctos ne tenait pas à s’afficher avec n’importe quelle prostituée... Même si, fondamentalement, ce que lui et Sergeï faisaient s’apparentaient à une forme de prostitution volontaire. Il devait admettre que cette femme, cette Eyia, changeait un peu des autres. À l’idée de tomber sur Arctos, elles flippaient toutes. Sa réputation de briseur d’os le précédait. C’était un peu le Toto Riina des Petrovski... Mais avec une belle gueule.
Il reçut un SMS, sommaire et clair : «
Da ». Tout était dit. Il se permit un sourire. Les cheveux argentés, ça le faisait craquer. Est-ce qu’elle se teintait les cheveux ? Il l’ignorait, mais c’était, dans l’ensemble, convaincant. Foutrement bien réussi. Il jalouserait presque Arctos. Quoique... Le «
presque » était sans doute en trop.
«
Hésite pas à t’en griller une, si tu y tiens, précisa-t-il
C’est pas parce que des cons de bridés interdisent le tabac partout qu’on va se priver. »
La législation antitabac au Japon était particulièrement forte, puisqu’il était même interdit de fumer dans certaines voies publiques. À croire que les Japonais faisaient tout pour décourager les autres. Ce n’est que quand on commençait à connaître un peu le pays qu’on réalisait qu’il était fait pour les gens comme lui. Rien que sa législation sur la prostitution était un appel au viol. Le Japon était quand même l’un des rares pays qui autorisaient sans aucune difficulté des cafés sexuels, où on pouvait se tailler une pipe. Une sorte d’équivalent barré et psychotrope du rêve américain.
Il finit par arrêter sa voiture devant un gratte-ciel.
«
On y est, Eyia. »
Il sortit de la voiture, et entra dans l’immeuble, puis se glissa dans l’ascenseur, et monta vers les derniers étages. L’endroit était tranquille, calme, discret. En d’autres circonstances, on aurait pu se croire dans l’immeuble de Patrick Bateman. L’ascenseur s’arrêta au bout de quelques dizaines de secondes, les battants s’écartèrent, et Sergeï s’avança. Il avait une légère démarche de voyou, remuant des épaules en avançant, la tête basse. Un réflexe naturel depuis l’époque où il était en Russie. Les filles aimaient ça, paraissait-il. Il aurait pu avoir pire de conduire une ennemie chez Arctos, comme une flic infiltrée, ou une rivale appartenant à un groupe rival, mais le Grizzly avait comme un sixième sens pour ce genre de choses, et savait discerner les filles honnêtes des menteuses cherchant uniquement à le piéger.
Sergeï s’approcha d’une porte, similaire à toutes les autres porte, et sonna une fois, pour s’annoncer, puis enfonça dans la serrure une clef, la tourna, et posa sa main sur la poignée de la porte.
«
À partir de là, Eyia, je te laisse. »
Il poussa la porte, attendant qu’Eyia rentre. Il y avait un vestibule, une antichambre avec un tapis, et une autre porte.
«
Elle est ouverte. »
Quand elle entra, il referma la porte de l’appartement, à clef. Arctos avait ses petites manies, et il voulait les voir seul. Un choix que Sergeï pouvait comprendre.
L’intérieur comprenait un grand salon. C’était une sorte de grand studio avec une pièce principale, un coin cuisine, une mezzanine comprenant un grand lit, accessible par un escalier en colimaçon. Il n’y avait manifestement personne, mais on pouvait, outre la lumière, voir, sur la chaise d’une table, une veste avec de longues tâches rouges évoquant irrémédiablement des projections de sang. L’une des portes, celle de la salle de bains, ne tarda pas à s’ouvrir, et un homme entra.
Il était
nu, ou presque. Une serviette blanche recouvrait son bassin, le haut de ses jambes, et une partie de son torse, mais c’était le seul vêtement qu’il portait. De près ou de loin, Arctos ressemblait
vraiment à un ours. Il avait des pectoraux impressionnants, des muscles solides, et une corpulence qui vous faisait comprendre qu’il y avait intérêt à ne pas se trouver près de ses poings. Il avait de courts cheveux argentés, et des traces d’eau glissaient le long de son torse complètement glabre. Différents tatouages ornaient sa peau, ainsi qu’un pendentif avec une croix chrétienne autour du cou.
«
Eyia, annonça-t-il.
Je suis désolé de te recevoir en pareille circonstance, mais j’avais un petit problème avec un fouineur. »
Il avait des yeux bleus froids, qui auraient pu faire penser à une espèce de psychopathe. L’homme s’avança vers la veste trempée de sang, ce qui l’amena à se rapprocher de la femme.
«
J’apprécie les femmes curieuses, mais je n’aime pas les fouineuses. Tu n’es pas une fouineuse, dis-moi ? »