Chaque fois que la musique filait à la radio, et Dieu sait qu’elle filait ces temps-ci, Nathan s’imaginait toujours assis dans un balcon, sur une chaise, un verre d’alcool à la main. Jambes croisées, impassible, il observait devant lui la destruction du monde. Des colonnes de lumière ardentes descendaient du ciel, tels d’énormes doigts accusateurs perçant un ciel de feu. Skyfall était une musique qui portait bien sn nom, et elle résonnait dans sa voiture lorsqu’il s’arrêta. Il observa la bâtisse se dressant sur sa droite. Dans le genre belle baraque, ça tapait plutôt bien. Un joli manoir, qui lui donnait l’impression de vivre dans un placard à balais, avec son appartement de 30 mètres carrés. Il arrêta donc sa voiture, se garant assez rapidement, puis coupa le moteur, et s’apprêta à aller enregistrer une déclaration de vol. Rien à voir avec ce qu’il faisait jadis aux États-Unis, quand il chargeait des repaires de trafiquants, sous son armure de policier de l’escouade d’intervention. Ici, au Japon, il était le gaijin, un Occidental qui, pour son malheur, avait un penchant pour l’alcoolisme, et flirtait avec la dépression. Au moins avait-il réussi à ne pas boire avant de venir. Son supérieur l’avait appelé pour lui dire de se rendre au domicile de la victime, afin d’enregistrer sa plainte. La Madame aurait pu se déplacer en personne, mais, dans un quartier comme ça, il fallait croire que la police aimait bien se déplacer... Et, de manière générale, tout ce qui pouvait emmerder Nathan Joyce était bon à prendre.
Il ignorait tout de cette femme, si ce n’est son nom, Eyia (prénom ou nom, il l’ignorait, elle n’en avait pas donné plus), et qu’elle avait l’air... Énervée. En soi, c’était compréhensible. Il s’imaginait tout à fait le profil de la riche héritière ayant perdu ses parents, et héritant du manoir et d’une fortune. Encore un peu, et il s’imaginait presque débarquer au milieu d’une énorme fête où le champagne coulerait à flots, sur fond d’un croisement musical entre Mozart et la K-Pop. De quoi faire soigner les oreilles. Nathan sortit de sa voiture, assez agacé lui aussi de faire le planton.
*Si tu buvais moins...* rappela la petite voix de sa conscience, qu’il laissa dans la voiture en claquant la porte.
Nathan ne portait pas l’uniforme, mais un simple jean avec une veste, et une chemise à carreaux. L’uniforme, ce serait une trop forte humiliation, une manière de lui dire qu’on l’envoyait réguler la circulation, ou s’occuper des chiens écrasés. Il essayait de se consoler en se disant qu’il devait y avoir une petite fortune en jeu, même si Eyia était, pour les fichiers de police, une inconnue. Retrouver ses gemmes allait probablement échoir à quelqu’un d’autre, à moins que Nathan n’arrive à quelque chose de concret. Il lui fallait essayer d’en savoir plus sur l’infraction, recueillir des indices, des preuves, des témoignages... Bref, faire le flic. Il atteignit la porte, et appuya sur la sonnerie, et sentit alors quelque chose remuer dans son estomac, un brusque sursaut.
*Méfie-toi* glissa une voix dans son esprit.
Nathan crut initialement que quelqu’un lui parlait dans son dos, et se retourna. Il ne vit personne d’autre que des voitures qui filaient le long de la chaussée, des individus en costume revenant du boulot, portables à la main. Il se passa une main sur le front, essayant de ne pas paniquer, sentant malgré lui un trouble l’envahir. Il y avait... Il y avait quelque chose de curieux derrière cette porte. Et il savait qui le lui disait. La Bête vivant en lui. Ce monstre endormi qui ne demandait qu’à reprendre le contrôle, et qui sentait des choses que Nathan ne comprenait pas. C’était lui qui venait lui parler, lui conseiller de se méfier. Mais de quoi ?
La porte ne tarda pas à s’ouvrir. Le mauvais pressentiment qu’il avait s’accrut en voyant l’espèce de majordome. Il resta malgré tout professionnel, sortant sa plaque, et déclinant son identité. Nathan Joyce, brigadier de police. Ce fut assez. Peu loquace, on le laissa entrer, et il entra dans la maison, ayant la curieuse impression d’entrer dans une réplique seikusienne de Rose Red.
*Illusions et subterfuges, Nathan... Ils ne sont pas que l’apanage de l’humanité...*
Le manoir, en tout cas, était très chic. Luxueux, aurait-il pu dire. Il monta des marches intérieures, et atterrit dans un salon assez blanc, avec une seule fenêtre. Sur le sol, un énorme tapis en ours blanc faisait office de moquette, et ce fut en voyant ce tapis qu’il vit les jambes de la propriétaire des lieux, jambes partiellement dissimulées derrière une robe noire. Il remonta ainsi les yeux jusqu’à croiser ceux d’Eyia... Et, en les croisant, ce fut comme si la Bête en lui poussait un rugissement féroce. De peur ? De colère ? Il n’aurait su le dire, mais ce rugissement silencieux, qui en résonna que dans sa tête, se tut brièvement. Était-ce cette pièce ? Ces cheveux argentés ? Ce tapis en ours blanc ? Le curieux jeu de couleurs le long des murs et des meubles ? Il n’aurait su le dire avec précision, mais il y avait quelque chose d’irréel dans cette scène. Il remarqua qu’elle portait, sur chaque doigt de la main gauche, des anneaux en argent. Rien sur la droite, en revanche. Pourquoi donc ? Elle portait des ballerines, des anneaux aux oreilles, et Nathan, en tant que flic se posait l’une des deux questions qui revenaient les plus fréquemment à l’esprit d’un policier. Pourquoi ?
Son introspection ne dura que quelques secondes, avant qu’il ne se mette à parler. Ayant toujours du mal avec les civilités orientales, il décida de rester fidèle à sa réputation d’étranger. De plus, la décoration d’intérieur lui rappelait beaucoup plus le style occidental, qu’oriental.
« Madame, je viens au sujet du vol que vous avez subi. Je suis l’inspecteur Nathan Joyce, de la police de Seikusu. »
La pièce était d’une blancheur assez troublante, mais il avait presque l’impression de voir des couleurs apparaître furtivement ici et là.
« Vous êtes bien Madame Eyia ? »
Il lui aurait volontiers donné du Mademoiselle, à vrai dire. Belle et riche. Si on en croyait la logique des thrillers, elle dissimulait forcément des squelettes dans ses placards.