« Ok... On y va... À petits pas... »
Ryouka souriait sous cape, sachant très bien dans quelle situation Rinako devait se trouver. Le moteur s’enrayait devant les anecdotes très croustillants de la geek. C’était une question de proportion. Les geeks terriens avaient tous une propension assez forte à la perversion, alors, les geeks tekhans... C’était curieux. La psychologie humaine était quelque chose de curieuse, car Ryouka était plus ou moins sûre que Rinako n’avait jamais vraiment du confier ce genre de confidences aussi rapidement à quelqu’un, et que, si elle avait eu le choix, elle n’aurait probablement pas opté pour une informaticienne perverse qui lui racontait qu’elle se branlait en cours avec un gadget technologique lui permettant d’avoir des orgasmes pendant que la professeur expliquait comment la programmation tekhane avait abandonné les codes hexadécimaux pour des codes permettant de mieux appréhender le système binaire, base de l’informatique. La vie réservait son lot de surprises, et, alors que Ryouka avançait le long des couloirs menant à la cuisine, Rinako l’interpella, et commença à lui raconter quelques anecdotes. Si une vampire avait été à la place de Ryouka, elle aurait probablement mouillé sa culotte, à voir dans quel état de gêne extrême Rinako se trouvait.
Parlant d’une voix lente, Rinako confia à son tour quelques anecdotes à Ryouka : ses éveils à la sexualité, quand elle se touchait les seins. Elle lui annonça aussi être vierge, et n’avoir jamais connu d’orgasme. Son anecdote sur la douche la fit légèrement sourire, son histoire formant comme un écho qui rappelait à Ryouka son propre passé... Son premier orgasme, son premier amour, cette époque où elle était naïve, et où elle était tombée amoureuse d’un mec qui l’avait balancé comme une vieille choucroute pourrie. Rinako parlait difficilement, hachant chaque mot, et lui expliqua que, quand elle avait failli approcher l’orgasme, elle avait tout simplement foutu le feu.
*Voilà le genre de choses qu’il faut dire pour encourager ses amants ! Elle, elle nous met littéralement le feu...*
Devant l’avalanche de jeux de mots qui affluèrent dans l’esprit de Ryouka, elle décida de se concentrer, car la Celkhane lui confiait des choses qui lui pesaient. La sexualité... Rares étaient les systèmes qui en prenaient vraiment compte, qui éduquaient les individus à vivre sa sexualité à l’appréhender, et à l’affronter. Au lieu de ça, la sexualité était conçue comme une chose tellement privée et intime qu’elle en devenait taboue. Ryouka avait toujours été sceptique envers ce genre de systèmes, surtout qu’elle connaissait des sociétés où le sexe n’était nullement tabou, comme les Amazones.
« Mais je risque pas de me transformer en torche humaine ! précisa alors Rinako, comme pour dissiper les doutes de Ryouka. Je me maîtrise beaucoup mieux ! Déjà dans la Fourmilière Nika avait commencé à me toucher et il s’est rien passé... Rien de rien... »
Rien de rien... Aussi bien dans le sens « J’ai-pas-tout-fait-cramer », que dans le sens « Il-s’est-rien-passé ». Ryouka, bras croisés, se fendit d’un léger sourire complice, comprenant ce que Ryouka voulait dire. La pauvre Celkhane... Dans un sens, elle s’identifiait à elle.
« Ne t’inquiète pas, Rinako, tout se passera bien... » finit par dire Ryouka.
La jeune femme marcha ensuite vers la cuisine, atteignant cette dernière. La cuisine, pour le coup, était plutôt bien fournie, et elles s’assirent à une table, Rinako optant pour une salade avec des haricots verts, tandis que Ryouka prit un repas assez classique : un bol de riz. Ryouka s’assit en face de Rinako, quand cette dernière lui parla d’un autre sujet qui la préoccupait :
« Il paraît que ça fait mal quand... Quand on... La première fois. »
La langue de Ryouka fila le long de ses lèvres, alors qu’elle redressa lentement sa tête, observant silencieusement la Celkhane. Il s’écoula plusieurs secondes, pendant lesquelles Ryouka réfléchissait, avant qu’elle ne largue quelques éléments de réponse :
« Ça fait mal, oui, acquiesça Ryouka, ne pouvant nier l’évidence. La douleur physique est indéniable. »
Elle parlait assez lentement, détachant chaque mot, plongée dans son passé.
« J’avais peur... J’ai toujours eu peur de faire l’amour, tout en étant étrangement attirée par ça. Ça... Ça m’inquiétait. Je ne sais pas trop, j’avais peur de quantité de choses... De ne pas être à la hauteur, de ne pas ressentir ce que tout le monde ressent, de me mettre à pisser le sang, que ça me crève une veine, et que je finisse à l’hôpital, que je finisse en cloque... Je m’imaginais quantité de scénarios catastrophes tout en ayant irrépressiblement envie de le faire. »
Elle ne savait pas trop si son discours était cohérent, rationnel, mais, dans le domaine du sexe, peu de choses l’étaient, à vrai dire.
« Je... C’est Nika qui m’a pris ma virginité... Une erreur de ma part... J’aimais quelqu’un... Le premier amour. Celui où tu perds le sens des réalités, où ton esprit s’emballe, et où tu idéalises le bellâtre... Il m’a largué comme une vieille chaussette... Je dirais qu’il doit s’en mordre les doigts, vu que les mecs adorent les femmes perverses, mais, quand il m’a largué, je... Enfin, je suis tombée de haut, tu vois... Je... J’étais résolue à lui offrir la chose la plus intime qui soit à une femme. J’allais lui confier mon hymen, et je voyais ça comme... Comme dans ces films qu’on regarde, ces contes qu’on vous dit sur l’amour parfait, sur cet amant tant espéré. »
Ryouka haussa les épaules.
« J’ai failli me trancher les veines. Je me souviens encore de tous les détails. J’étais dans l’un des taudis d’une ville tekhane, et mon grand amant, qui faisait partie d’un gang de rues dans lequel Nika était, m’avait laissé en plan, en me disant que j’étais ‘‘trop jeune’’ et que sortir avec une gamine ne ferait pas très bien vis-à-vis de ses potes... Oui, c’est con, un mec... C’était dans une salle de bains abandonnée, et le soleil perlait à travers les fenêtres brisées. Il y avait... Un miroir brisé, et je pleurais comme une madeleine. Je me suis écrasée dans la baignoire, en me disant que ma vie n’avait pas de sens, que je n’étais qu’une gamine des rues, et que personne ne se soucierait de moi si je disparaissais. Je ne voyais plus l’intérêt de vivre, alors, j’ai été vers ce miroir brisé, je me suis relevée, j’ai pris un bout de ver, et je l’ai dirigé vers mon poignet. Mes doigts tremblaient. Je me revois encore, tendant le bras droit, comme ça, le bras gauche levé, le bout du miroir oscillant. Je m’étais coupée rien qu’en le prenant, et je me disais que ce serait bien fait pour eux, pour tous ces hypocrites qui m’ont toujours rejeté, qu’ils regretteront ma mort, et que je me foutrais de leur gueule... »
Elle reposa ses mains, et cligna des yeux.
« C’est là que Nika est intervenue. Elle s’inquiétait, et j’ai compris, par la suite, qu’elle avait collé un poing dans la tête du mec, avec ce raffinement qu’on lui connaît. Elle est ensuite montée me voir, et m’a empêché de commettre l’irréparable. Je m’attendais à ce qu’elle me gifle, à ce qu’elle m’en colle une pour avoir fait une telle connerie... Mais elle s’est contentée de me tenir dans ses bras, elle n’a rien dit, et j’ai continué à pleurer. »
Emportée par ses émotions, par le poids du passé, Ryouka avait transformé une réponse rapide en un long discours, un véritable monologue... Mais pouvait-elle s’arrêter maintenant ? Une fois qu’on était sur la piste, on ne pilait pas en plein milieu, mais on continuait jusqu’à la ligne d’arrivée. Buvant un peu d’eau, elle reprit donc :
« Je ne sais pas combien de temps j’ai pleuré, mais je me souviens avoir entendu les mots du gang partir. Tu sais... Nika et moi, on est pas des sœurs... Pas au sens biologique du terme, en tout cas. Et on n’a pas de noms. Spänje, ça t’évoque quoi, à part une flaque de merde sur le sol ? Nika, pour moi, à cette époque, c’était juste un garçon manqué. Elle était déjà très sexy, avec un penchant pour les lunettes de soleil, Moi, j’étais la cinquième roue du carrosse, le boulet de l’équipe... Une ancienne religieuse qui fuyait le couvent pour s’amuser avec eux... Et mes yeux rouges n’inspiraient pas franchement la camaraderie... C’est d’ailleurs comme ça que j’ai rencontré Nika. Des garçons du couvent l’avaient attaqué dans une ruelle pour me frapper, parce qu’ils pensaient que mes yeux rouges signifiaient que j’étais une démone, et Nika les a délogés... En les tapant là où ça fait mal... Mais j’avais jamais pensé que Nika tenait à ce point à moi. Quand elle a du choisir entre le gang et moi, elle n’a pas hésité. Elle est montée dans la salle de bains, et, là, elle m’a fait une promesse. Elle a tenu le morceau de miroir brisé, et elle m’a entaillé la paume, puis s’est entaillée sa propre paume, et elle a dit qu’à partir de ce moment, elle et moi, on serait comme des sœurs... Des sœurs qui veilleraient l’une sur l’autre, jusqu’à ce que la mort nous sépare... Et, comme il fallait bien se trouver un nom de famille, Nika a opté pour le nom de l’entreprise qui a fabriqué le miroir. ‘‘SPÄNJE’’. C’est le nom qui figurait en petites lettres d’imprimerie. »
Le grand secret des sœurs Spänje... Un bout de verre, et une société morte depuis des années spécialisée dans la construction de miroirs.
« Cette garce m’a fait rire, et elle m’a dit que, si j’avais encore la force de rire, c’est que je ne tenais pas tant que ça à cet abruti. Alors, je lui ai demandé pourquoi elle agissait ainsi.. Pourquoi elle abandonnait la protection d’un gang pour une pauvre cloche comme moi. Et c’est là qu’on a fait l’amour. Dans la baignoire. »
Ryouka se racla la gorge, et revint au moment présent.
« Le sexe, c’est douloureux, mais tu verras que cet aspect est à la fois marginal et nécessaire. Tu ne dois pas craindre la douleur, Rinako. Tu es une soldate, je suppose que tu le sais : la douleur est ce qui permet d’apprécier la vie. Si je n’avais pas été aussi déprimée ce soir-là, il est tout à fait possible que le sexe ne soit pour moi qu’un simple plaisir taquin, et non une passion à laquelle je m’adonne activement, au point de pouvoir sans problème me considérer comme une grosse perverse. Tu as raison d’avoir peur, Rinako, mais, fais-moi confiance... Avec moi et Nika comme profs, on te fera adorer ça ! »