For The Heart I Once Had

Cendréa se frottait les mains, comme pour les réchauffer. En réalité, elle tenait une allumette dans le creux de ses mains, et elle utilisait son pouvoir pour garder la flamme allumée. Son public restait immobile, le souffle retenu, les yeux écarquillés, la bouche bée, s'attendant à quelque chose de spectaculaire, et c'est ce qui se passa quand elle ouvrit en grand les mains, et qu'un grand arc de cercle de feu se dessina dans les airs. Les flammes disparurent, pour que personne ne soupçonne sa tricherie... Il ne manquerait plus que dans ces bas fonds, sans foi ni loi, quelqu'un ne se décide à l'exploiter. Même si elle avait les moyens de riposter. Cendréa ne voulait pas attirer l'attention en dehors de ses spectacles.


D'un coup de talon bien placé, une torche vint sauter dans sa main. Il lui suffit alors de cracher sur une allumette déjà craquée pour l'allumer. Le spectacle continuait...


Il lui arrivait parfois de fermer les yeux, de laisser la chaleur des flammes l'entourer, l'étreindre tendrement. Puis, après un tendre moment, Isabel se montrait haineuse, envers ce feu, violente. Sa danse gracieuse devenait un combat acharné. Mais le tout restait agréable à l'oeil des passants qui s'étaient arrêtés pour elle. Mais toujours, Cendréa finissait par gagner contre ces flammes, quand tout son matériel finissait dans la bassine d'eau. D'une certaine façon, c'était une vengeance sur son passé, à chaque fois. Ses yeux gris ne quittaient pas la fumée, même pour regarder les pièces qu'on lui lançait. Ce soir, les gens de Terra se faisaient radins. Le repas serait léger... Elle ramassa avec un soucis proche du perfectionnisme chacune de ses affaires, vérifiant que rien ne manquait, que la moindre éteincelle ne risquait pas de revenir tout ravager sur son passage, comme une juste vengeance aussi... Un cercle vicieux, infernal...


Cendréa finissait d'emballer ses torches pour les mettre dans son grand sac gris anthracite quand elle le sentit. Un regard sur elle, qui ne la quittait pas. Et si elle tenta de l'occulter, la curiosité - l'irritation ? - finirent par lui faire prendre la parole. Isabel résistait encore à la tentation de lever le regard.

• - Le spectacle est terminé. Vous attendez quoi, là ?
  

La grande dragonne avait décidé de passer un peu de temps à Nexus. Il n'y a pas meilleur endroit pour obtenir les nouvelles du monde et délester quelques riches bourgeois de ce qu'ils ont en trop. Elle pu rentrer normalement dans la ville, malgré les attributs draconiques restant sous sa forme humanoïde, à savoir ses oreilles et ses griffes. Elle passait simplement pour une terranide.
Un garde sympathique lui dit même de faire attention aux esclavagistes. Pour la peine, il reçu un grand sourire.

Il y avait eu pas mal de changements depuis la dernière fois. Plus d'étals d'esclaves, plus de marchands de bijoux, moins de fruits et de légumes. Les priorités ne sont plus les mêmes, ce doit être une période plutôt faste pour le royaume.
Elle écoutait les badauds parler de la guerre contre Ashnard, des méfaits de telle ou telle créature, ou bien de soirées de débauche organisées par quelque noble dame en quête d'un peu d'action. Cela faisait plus de 500 ans que cette guère s'éternisait. A-t-on jamais vu pareils empotés?
Elle se souvint de la demande du roi d'Ashnard, à l'époque. Il voulait le soutien des dragons rouges pour son attaque. Sans nul doute, cela lui aurait accordé la victoire, une centaine de dragons fondant sur la cité, dur d'y résister. Seulement, ses arguments ne furent pas vraiment séduisants et elle n'avait aucun intérêt à intervenir là-dedans.

Elle continuait son bonhomme de chemin, perdue dans ses pensées, quand un éclat soudain, qu'elle ne connaissait que trop bien, la sortit de sa torpeur. Une artiste des rues, un peu plus loin, venait de faire un grand arc de feu. Intéressée, elle s'approcha.
Magnifique. La danse envoûtante captivait, hypnotisait presque l'assistance. Le feu lui-même virevoltait de manière gracieuse un moment, brutale à un autre. Si les passants n'y voyaient que du feu, littéralement, Task connaissait bien sa création et savait avec certitude qu'un simple humain n'aurait jamais pu obtenir un tel résultat. Magie, capacité quelconque, cette fille avait quelque-chose, c'était sûr. Ce n'était pas la première, et ce ne serait pas la dernière. En fait, ce qui l'avait le plus intriguée, c'était sa façon de danser. Une chose qu'elle même ne savait pas faire.
Elle attendit la fin du spectacle, puis s'adossa à un mur, non loin de l'artiste qui rangeait ses affaires. Son regard ne dévia pas d'elle. Le soin qu'elle prenait pour s'occuper de son matériel était infini, comme si sa vie en dépendait. Peut-être était-ce le cas?
Sentant le regard, la femme lui adressa la parole sans un once de sympathie.


«-Apprenez-moi.»


Elle quitta son mur pour venir se planter juste en face d'elle, venant la regarder dans les yeux.


«-Votre danse... c'était sublime. J'aimerai beaucoup savoir faire la même chose.
Apprendre à danser comme vous. Juste à danser, pour le feu, je me débrouille déjà.»


Elle serra ses mains et souffla à l'intérieur, puis les ouvrit. Une flamme avait pris vie au creux de celles-ci. Elle avait la forme d'une pomme de belle taille, avec une petite feuille.


«-Ou à défaut, je vous invite à manger. Les recettes ne m'ont pas paru excellentes. A croire que l'élevage d'oursins est à la mode.
Qu'en dites-vous?»

Cendréa fut surprise de la demande. Elle se retrouvait propulsée des années en arrière, quand elle même n'était qu'une fermière mal dégrossie tombée sous le charme d'un saltimbanque. Elle avait prononcé ces mots là, elle aussi. Apprenez moi... L'image, fugace, de Doigt de Poussière lui revint en mémoire. Qu'était-il devenu ?


Mais ce n'était pas lui, évidemment. La femme qui s'approchait avait quelque chose de fascinant, dans sa démarche, dans son regard. Ou peut-être était-ce ces oreilles et ces griffes qui faisaient étrangement penser à un dragon qui fascinaient la cracheuse de feu ? Isabel s'était relevée, pour soutenir son regard en face à mesure que Task s'approchait. Elle avait aimé sa danse, et c'est ce qu'elle voulait apprendre. C'était surprenant. On lui demandait autre chose, généralement. Mais lorsqu'elle vit naitre la flamme au creux des mains de la femme, ce fut à son tour d'être surprise, peut-être un peu envieuse. Ses flammes avaient quelque chose s'envoûtant, et d'inaccessible. Même quand Cendréa essaya de capter, de forger cette flamme, il ne lui répondait pas.


D'émerveillé, son regard passa à méfiant. Qui était-elle ? Quel était ce feu qu'elle maîtrisait, et qui ne répondait pas à la saltimbanque ? Isabel se pencha pour finir de ramasser ses affaires - ah, et les pièces éparpillées, aussi. La jeune femme ignorait encore ce qu'elle devait répondre à l'invitation. Loin d'être opportuniste, l'idée de troquer son savoir en danse contre le feu de cette personne germa lentement dans son esprit. Cendréa lança un nouveau regard à Task, curieuse, méfiante, déjà presque adoratrice.


- Pourquoi pas.


Non, elle ne montre pas son enthousiasme, alors que son regard fixe encore la pomme enflammée. Le fruit de la tentation... Quelle blague. Isabel ferma son sac, et se redressa. Sa nouvelle bourse à peine remplie d'argent pend à son côté. Elle ne craint pas les voleurs, et puis de toute façon, si quelqu'un lui vole cette chose, c'est qu'il en a besoin...


- Je connais une taverne. Dans sa cour, la nuit, un marchand propose des produits frais et cuisine même parfois un ragout.


C'était un bon début, à son avis. Cendréa n'aimait pas qu'on lui demande quelque chose ainsi, qu'on se rapproche aussi vite d'elle. Pourtant, elle se souvenait combien elle collait Doigt de Poussière chaque fois qu'il était revenu... Décidément, elle n'avait jamais autant pensé à lui que depuis ce soir. D'un geste de la tête, elle invita Task à la suivre jusqu'à la périphérie de la ville. Elle ne serait pas celle qui ouvrirait la conversation, c'était sûr... Mais une question lui brulait les lèvres : comment cette femme faisait pour créer les flammes ?

Bien qu'elle ne montrait rien, Task se doutait bien que la femme en face d'elle devait se poser bien des questions à son sujet. Rien de plus normal après ce qu'elle avait pu lui montrer. Seulement voilà, elle ne pouvait pas lui dire de but en blanc «Bonjour, je suis un dragon! Le feu que maitrises si bien, c'est moi qui l'ait créé!». Au mieux elle la prendrait pour une folle, au pire elle devrait tuer quelques gardes avant de prendre la tangente, et peut-être même détruire un bout de la ville s'ils sont acharnés.
Donc avant cela, il fallait faire un peu connaissance, instaurer une confiance.


«-Parfait! J'adore les produits frais. Je ne suis pas de la ville, voyez-vous, donc j'ai l'habitude de vivre de ce que je trouve dans la nature. Je viens ici à l'occasion, pour trouver ce qu'elle ne peut m'offrir.
Oh! Mais quelle cruche! Je ne me suis même pas présentée! Je m'appelle Task. Comme vous l'avez remarqué, je ne suis pas humaine, mais nous pourrons revenir là-dessus un peu plus tard, si vous le voulez bien. J'ai fait un long trajet pour venir, et mon ventre crie famine.»


Elle avait proposé de payer alors qu'elle ne dépense rien, d'habitude. En fait, elle avait subtilisé une bourse bien grasse à un marchand tout aussi gras un peu plus tôt dans la matinée. L'or l'attire comme le miel attire les mouches, que voulez-vous.

Elle souhaitait vraiment apprendre. La dans lui était tout à fait étrangère, et elle avait vraiment été captivée, émerveillée par la représentation de Cendréa. Ce n'est pas quelque-chhose qu'elle ferait devant les autres dragons, ils ne comprendraient pas, mais seule, pour elle-même. Son propre plaisir.
Mais pas que. Quand on veut passer incognito dans une ville, on ne peut trouver mieux que d'exercer la profession de saltimbanque itinérant. Elle aurait aimé que ça rapporte plus, mais bon, on ne peut pas tout avoir.


«-C'est peut-être un peu tôt pour demander ça, mais est-ce que je peux vous tutoyer? Je n'ai pas franchement l'habitude de dire vous, et je trouve qu'il n'y a rien de plus impersonnel, sauf votre respect.»


Tout en continuant de discuter, pour l'instant rien de plus que des banalités, elles continuèrent leur chemin pour enfin se trouver devant la dite taverne. De l'extérieur, elle n'avait rien de bien particulier, une taverne parmi tant d'autres. Des odeurs et du bruit s'en dégageaient, signe de sa renommée locale et qu'elles auraient de la chance s'il restait encore de la place. Depuis la venue de l'homme sur cette terre, s'il y a bien quelque-chose qui n'a pas changé en des milliers d'années, c'est les tavernes. On y reconnaît bien là les priorités du genre humain.

Task admettait ne pas être humaine. Qu'était-elle, alors ? Cendréa n'aurait pas été jusqu'à mettre en doute l'humanité de la jeune femme, même s'il fallait lui reconnaître que son talent avec le feu était extraordinaire. Arriverait-elle un jour à un tel niveau de maîtrise, elle aussi ? Cendréa avait tout de suite eu envie d'essayer. Jamais elle n'avait pensé à "modeler" le feu, jusqu'à présent, juste à lui faire suivre le chemin qu'elle désirait.


Cela ouvrait des perspectives intéressantes pour de futurs spectacles...


La question de la jeune femme la surprit. Car évidemment, hormis dans sa campagne natale, personne n'avait tutoyé Cendréa, dans son ancienne vie. C'était un manque flagrant de respect, et même les enfants devaient vouvoyer leurs parents. Cela fit presque bizarre que quelqu'un agisse de manière aussi cavalière avec elle. Mais loin de s'en offusquer, Cendréa se contenta de hausser les épaules.


- Comme bon vous semble. Cependant, je risque de ne pas réussir à en faire de même à votre encontre. Les mauvaises habitudes sont les plus tenaces, les plus fermement ancrées en nous... J'espère que vous ne m'en tiendrez pas rigueur.


Et quand bien même ce serait le cas, c'était le cadet des soucis d'Isabel. Elle n'allait pas changer pour le bon plaisir de cette inconnue, qu'importe la maîtrise du feu qu'elle possédait. La taverne était toute proche, et pleine de bruits, pleine de... "choses" que Cendréa cherchait à éviter depuis son accident. Des gens, trop de gens, qui la rendaient dingue, qui lui faisaient peur, en fait. Que se passerait-il si elle perdait encore la maîtrise de son pouvoir, et qu'elle tuait ces gens comme elle avait sans doute tué sa famille ? D'ailleurs, une fois dans la cour centrale, Cendréa s'arrêta tout net, et fixa Task.


- Ecoutez... Je ne suis pas très à l'aise dans ce genre d'endroit. Nous pourrions juste prendre à manger, nous faire un petit feu à l'écart, et discuter au calme. Qu'en dites-vous ? Nous serions tranquille, nous aurions de l'espace...


Là dessus, elle se servit dans l'étal, à l'extérieur, sous l'oeil vigilant du vendeur. Cendréa lui commanda en plus de la viande et du pain. Nul doute que tout ce qu'elle avait gagné passait dans des provisions qui feraient, sans doute, plus qu'un repas. D'ailleurs, elle ignora superbement la proposition précédente de Task, qui voulait payer le repas. Restait à savoir si la dragonne était d'accord pour aller plus loin.