-J'ai deux amours, mon pays et Paris...
Décidément, cette chanson ne lui sortira pas de la tête. Il gravit les dernières marches de l'escalier de pierre, et se dirige d'un pas assuré vers la porte. Il frappe, deux longs, trois courts. Bruit d'un judas qui coulisse, puis la serrure est dérouillée, la chaîne retirée et la porte pivote sur ses gonds.
-Salut Miko. Ando-san est là?
Miko s'incline respectueusement devant le grand Érogène Jones et s'efface pour lui permettre de rentrer. Une étudiante en droit, se souvient-il. Du moins c'était le cas l'année dernière, lors du coup d'Akihabara. Il entre, salut d'un hochement de tête le guetteur de service, posté près de la fenêtre derrière une paire de jumelles sur trépied, et lui jette le sac de viennoiseries qu'il a acheté sur la route. Clin d'œil complice.
-Laisse-en pour les autres... Rien de nouveau?
-Non monsieur. Cinq jours qu'elle est enfermée, bon dieu. Moi et les gars, on préfère quand ça bouge... C'était autre chose, quand on a accroché.
Ah, ça... on peut dire que c'était mouvementé. Il a dû assurer le départ de la filature tout seul, changer de vêtement, s'enfoncer une casquette sur le crâne et la suivre dans le centre ville. Dès que l'occasion s'est présentée, il a changé de veste et levé une minette de passage, en la convainquant de marcher avec lui. Deux personnes sont moins repérables qu'une seule, Jones. Lorsqu'il est monté dans le bus, tournant le dos à Marine, il a eut vraiment peur qu'elle ne remarque sa silhouette... Mais il avait passé un chapeau et un imperméable, et acheté à sa compagne un manteau de cuir rouge pour détourner tous soupçons. Marine n'a pas reconnu le couple, et s'est contentéé de regarder par la vitre arrière, pour voir si une voiture la suivait.
Lorsque la première équipe a prit le relais, il a pu s'éclipser et profiter de sa conquête. Ça avait été une libération.
Revenant au présent, il hausse les épaules et offre un sourire amical au guetteur.
-Tiens le coup, c'est bientôt terminé.
-Oui monsieur.
Il passe un rideau de perle, et traverse une salle au sol couvert de matelas. Sur une demi-douzaine d'entre eux, il aperçoit l'équipe de jour qui reprend des forces, leurs affaires pliés avec discipline posées près de leurs oreillers.
Il pousse la porte le la cuisine, et est assaillit de relents de café et des immondes cigarettes russes qu'Ando a l'habitude de fumer. L'intéressé est assis à une table sur tréteaux, le nez plongé dans le journal du matin. Avec un sourire intérieur, il remarque qu'il avait bien prit soin de ne pas tourner le dos à la porte. Il y a des habitudes qui ne se perdent pas.
-Comment va le moral de la troupe?
S'enquit Jones en allant se faire un café. Ando ne lève pas la tête. Visage rond, impassible et au mieux entre deux ages, avec des petits yeux perçants. Lorsqu'il était son instructeur à l'école de Shikoku, ces yeux lui faisaient toujours penser à des brûlure de cigarettes. Il répond de sa voix grave, posée.
-Ils supportent mal l'inaction. Mais tu connais les guetteurs... Quand il s'agit de la cible, soit ils la haïssent, soit ils l'aiment bien. Elle, ils l'aiment bien, donc tout n'est pas si mal. Ils l'ont surnommé "Collège girl".
Jargon de guetteur. Le café est prêt, et le jeune homme y trempe ses lèvres.
-... Et toi aussi, ils t'aiment bien. Les filles sont toutes amoureuses, et ils sont fiers de bosser avec toi... C'est comme ça qu'ils disent, pas "pour toi", "avec toi". Ça aussi ça facilite les choses.
-Heureux de l'entendre.
Il se souvient, alors qu'il quittait l'hôtel. "Ando? C'est moi. J'ai besoin d'un coup de main du côté de Seikusu. Quatre voitures et une douzaine de tes meilleurs gars." Et la voix du vieux maître, lourde d'ironie. "Je ne peux rien refuser au grand Erogène Jones. Mais je croyais que tu t'étais rangé.". Souvenir de la réceptionniste qui lui dit au revoir d'un signe de la main. "Hosaka n'a rien a voir là dedans. C'est une mission d'ordre personnel, Ando. Tu as ma paroles.". Risqué, puisqu'il ne connaissait alors rien du pedigree de Marine.
La filature a été excitante, ils s'y sont tous donné à fond. Les équipes se relayaient dans un ballet parfaitement minuté, qui couvait sa proie sans qu'elle puisse s'en apercevoir. Deux amoureux en train d'attendre le bus, ces deux vieilles femme, assises à l'avant de leur voiture en train de regarder une carte. Ce prêtre à vélo, ce groupe d'étudiant rigolards... Mais si Marine ne manquait pas de ressources, elle n'était manifestement pas une professionnelle de ce genre de jeu. Elle ne connaissait rien des astuces d'écoles, des précautions à prendre. S'il avait tenu à rester en ville, un vrai pro aurait commencé par réserver cinq billets d'avion ou de train dans cinq agences différentes, et se serait glissé dans un groupe de touriste sortant de l'aéroport. Par exemple. Cela n'avait pourtant pas empêché un bon nombre de coups de frayeurs, où ils avaient bien cru la perdre. Cette fois ou elle était entrée dans une cabine au moment ou un camion frigorifique passait juste devant elle...
Il soupire, ravit. Cela fait bien longtemps qu'il n'a pas mit autant de ressources, autant d'énergie dans une chasse. Maintenant qu'il a lu son dossier -diligemment fournit par des "Cousins" outre-pacifique-, il sait pertinemment qu'une approche conventionnelle aurait parfaitement fait l'affaire. Aucun besoin de fausses agressions, de manigances d'une telle ampleur. Mais Érogène Jones apprécie réellement cette comédie, et il compte bien s'y tenir jusqu'au bout. Après tout, pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué?
Le regard d'Ando posé sur lui. Impénétrables brûlures de cigarettes.
-Tu compte y aller quand?
Érogène sourit, rêveur.
-Quand elle prendra sa douche.
***
La serrure n'aurait pas arrêté un manchot de dix ans.
-Bonsoir Marine.
Regard direct, neutre, totalement indiffèrent à sa nudité. Il est sagement assis sur la chaise du bureau, face à la porte de la salle de bain. Son premier réflexe a été de tirer les stores, au grand dam -il en est persuadé- des sœur Kozumi en planque sur le parking. Érogène Jones le vétéran, la légende du milieu. Avant de quitter la planque de l'autre côté de la rue, ils ont tous voulu lui serrer la main. Il les a payé, avec un supplément respectable, mais cela ne saurait effacer la dette qu'il a envers Ando. Son vieil instructeur l'a brièvement serré contre lui, dans une marque d'affection si peu japonaise, et lui a murmuré dans l'oreille. "Je suis désolé pour Effy."
Assis sur la chaise, le dos droit. Il est vêtu d'un col roulé noir, d'un pantalon treillis et d'une veste militaire tous deux de la même couleur, avec des poches sur la poitrine. Et ultime détail : les chaussures à semelles compensées qu'utilise tout personnel de sécurité qui se respecte.
Il lui fait un sourir apaisant, sans retirer ses mains de ses poches. Le plus dur reste encore à venir.