Anakha avait perdu le fil.
Les coups du chef et de Deirdre s’échangeaient si vite qu’ils semblaient appartenir à une autre réalité. Lames croisées, froissements de pas dans l’eau, éclats métalliques fendant la nuit, et lui, spectateur impuissant, ne percevait que les réverbérations, comme si ses yeux eux-mêmes n’arrivaient plus à suivre. Sa respiration était lourde, heurtée, chaque battement de son cœur cognait comme un tambour dans sa cage thoracique.
Puis le basculement.
Le chef brisa son rythme, détourna la dernière frappe, et dans un seul mouvement, fit voler les armes de Deirdre. Elle se retrouva désarmée, tirée contre lui, la lame sous la gorge. La meute gronda, le cercle se resserra.
Anakha fixait la scène, haletant, les doigts crispés sur sa lame. Le souffle du chef roulait contre la gorge de Deirdre, lame posée juste sous sa peau. Elle se débattait à peine, son regard rivé au sien, lourd d’un appel muet.
Le chef parlait, d’une voix basse et grave, chaque syllabe claquant comme un verdict :
Est-elle ton alliée ? Ou bien amènes-tu ici une étrangère… un monstre ?
L’air vibrait de tension. Les survivants de la meute grognaient, en cercle, attendant le jugement de leur meneur.
Anakha voulut réfléchir. Il n'avait jamais connu que des rages froides et rarement. Les mots se formaient dans son crâne : *Ils croient qu’elle est une esclave. Je pourrais jouer là-dessus. Une terranide oiseau, oui. Ça suffirait peut-être.*
Mais déjà le feu de sa rage noyait cette logique. Ses veines pulsaient, sa peau vibrait, ses os craquaient à l’intérieur de lui. Son sang battait contre ses tempes, cognait dans sa poitrine, faisait trembler ses os. Chaque seconde où le fil de ce katana frôlait la gorge de Deirdre, la bête en lui rugissait plus fort. Ses mâchoires serrées grinçaient, et quand ses yeux croisèrent ceux de la jeune femme, ce fut la déflagration.
Un sourire étira ses lèvres, dément, inhumain. Sa voix, grondement rauque :
"Un Monstre. Elle est mon esclave."
Le chef releva la tête, oreilles frémissantes, surpris par cette audace. Mais il n’eut pas le temps de répondre.
Anakha projejeta le Wakizashi, que le lupin détourna sans peine en éloignant un brin sa lame de la gorge de l'ange, et bondit.
Ses muscles explosèrent sous sa peau, ses os craquèrent, ses veines gonflées brûlèrent comme du fer rouge. Ses membres s’allongèrent, déchirant l’épiderme. Son bras intact se couvrit de lames osseuses et effilées, vibrant d’une soif meurtrière. Ses yeux changèrent de couleur, et soudain, le monde s’éclaira : les gestes du chef, autrefois trop rapides, devenaient lisibles.
Il fondit sur lui, monstrueux, une tempête de chair et d’os.
Le chef lâcha Deirdre aussitôt.
Son instinct de guerrier avait parlé : entre conserver une prise et survivre, il n’y avait pas de choix. D’un bond souple, il esquiva la griffe qui visait sa tête. Trop tard pour s’en sortir indemne : la lame entama sa joue, remontant jusqu'à son arcade, ouvrant une cicatrice sanglante qui barra son visage. Un filet rouge éclata sur son visage.
Un grondement rauque monta de sa gorge, crocs découverts. Ses yeux de fauves flamboyaient, non plus de mépris, mais de colère pure.
Alors commença la chasse.
Anakha frappait, bras-lame en avant, chaque geste prolongé par la morsure de ses griffes acérées. Sa vitesse n’était plus celle d’un homme : il couvrait l’espace en bonds brutaux, ses muscles projetant son corps comme une arme vivante.
Le chef para d’abord, chaque coup détourné d’un claquement sec. Mais Anakha avançait toujours, sa vitesse désormais égale à la sienne, son allonge supérieure. Chaque esquive se resserrait. Une griffe passa à un souffle de son museau. Une autre lui ouvrit la tunique à l’épaule. Ses oreilles vibraient de l’effort, ses appuis devenaient plus lourds.
Il esquivait encore, mais l’écart se resserrait.
Avant, il dominait par sa rapidité, sa fluidité de prédateur. Désormais, chaque geste coûtait davantage. Anakha s’adaptait, voyait à travers ses feintes, répondait coup pour coup avec une brutalité qui faisait trembler le sol sous leurs pas.
Le chef grogna, reculant d’un pas, puis d’un autre. Sa queue fouetta l’air, nerveusement. Son souffle se fit court. Il n’avait plus l’allonge. Il n’avait plus la vitesse.
Alors il joua sa dernière carte.
Son pied frappa sèchement le sol. Le tronc, entaillé plus tôt, céda. Dans un craquement monstrueux, l’arbre s’abattit, ses branches engloutissant la clairière, projetant des ombres et une pluie de feuilles. Le bois s’écrasa entre eux dans une tempête de bruit et de poussière.
Une frontière. Un mur improvisé. Une diversion.
Mais Anakha n’était plus un homme.
Un rugissement bestial fendit l’air. Son bras-lame s’abattit sur le tronc. Le bois éclata sous l’impact, fendu en deux moignons rugueux. Les éclats volèrent, les branches s’effondrèrent à ses pieds. En un instant, la barrière du chef devint cendres et sciure.
Il se redressa, couvert de sang, de sueur et de poussière, ses yeux luisant d’un éclat fauve, son torse gonflé de rage. Le souffle rauque, les veines gonflées, il paraissait plus bête que jamais — et pourtant, il se tenait droit, prêt à frapper encore.
Un silence tomba.
La meute, figée, observait. Quatre survivants haletants, oreilles basses, hésitants. Leurs regards passaient du chef, marqué, cicatrice sanglante sur le visage, à ce monstre qui venait de pulvériser un arbre à mains nues.
Le chef gronda, ses doigts serrés sur son katana.
Une cicatrice barrait désormais sa joue, brûlante, humiliante.
Ses yeux fendus restaient plantés dans ceux d’Anakha.
L'Okami avait repris sa contenance, mais semblait indécis. Plonger à nouveau dans la mêlée ou ...
Et dans ce silence, une évidence s’imposait :
ce n’était plus un combat ordinaire.
C’était une lutte de monstres.