… Merde.
Tout alla très vite. Trop vite pour réfléchir, mais pas assez pour que les sensations se diluent.
Le sol se cabra sous lui. il glissa sur le côté, se jetant hors de la trajectoire de la bête. Affalé comme il l'était,ce n'était pas chose facile. Un craquement brutal, comme si la terre avait décidé de l’expulser. Son bras gauche prit l’essentiel de la charge. La masse qui le heurta avait la densité d’un bloc de pierre lancé à pleine vitesse. L’os éclata dans un bruit humide, une chaleur poisseuse se répandit le long de son flanc. Pas une douleur qui brise, une douleur qui informe. La limite était claire. Intégrée. Il continuait.
La voix fendit le tumulte. Un ordre clair, net, précis, qui traversa la violence ambiante. Il leva les yeux, et la vit.
Silhouette gainée de noir et de cuir, cape relevée par un vent étranger à ce monde, deux lames jumelles dressées comme un avertissement. La posture parlait d’habitude, de contrôle, compacte, centrée sur elle-même, mais prête à éclater dans toutes les directions. L’air autour d’elle avait une densité inhabituelle, comme si la tempête naissait en elle.
Et, sans qu’il le décide, son regard effleura la mécanique de son corps : ossature fine mais ferme, équilibre dans chaque geste, éclat d’un regard clair et calculateur. Ses instincts souterrains réagirent. Pon…
Pas. Le. Moment.
Accrochez-vous !
Il n’eut qu’une seconde pour obéir. Sa main valide claqua contre l’écorce de l'arbre le plus proche, doigts enfoncés dans le bois humide. La tornade explosa. Pas un vent normal — un mur d’air compact, palpable, hurlant, qui chercha à l’arracher de là. Les fibres du bois gémirent sous ses doigts.
Un humain normal, d'un poids normal, aurait été balayé net. Mais lui… dense comme un morceau de métal, ses muscles encaissaient. Le vent cinglait sa peau, tirait sur sa veste, fouettait ses cheveux. Chaque inspiration goûtait la boue humide, la sève fendue, et ce métal salé qu’il connaissait trop bien : du sang.
Le hurlement du vent couvrit presque celui de la bête. Il la sentit se débattre, ses six pattes cherchant prise sur un sol labouré par sa propre course. Les ailes lourdes battaient à contre, brassant l’air pour contrer la force qui la soulevait. Elle n’était pas conçue pour voler — seulement pour stabiliser ses charges.
Puis la pression céda. Juste assez pour qu’il lâche.
Le courant l’attrapa, pas vers le vide, mais vers sa cible. Ses bottes frappèrent une écaille noire comme de l’obsidienne humide, et son corps suivit. Dans un craquement sec, l’os vivant se réorganisa sous sa peau : des lames blanchâtres jaillirent du côté extérieur de ses avant-bras, courbes comme des croissants inversés, affûtées à en découper l'air même. Ses mains restaient libres, doigts prêts à se refermer sur une prise.
Un frisson de puissance remonta sa colonne. Il s’écrasa sur le dos de la créature, s’y ancra comme une épine vivante.
Il frappa. Des coups brefs, latéraux, cherchant les articulations, les zones où l’armure d’écailles se chevauchait mal. Chaque impact faisait jaillir une pluie de sang sombre, épais, chaud. La créature hurla, le dos se voûtant dans une vague de muscles sous ses pieds.
Un premier tressaut violent le souleva presque. Il se plaqua à plat ventre, la joue contre une écaille humide, les doigts crochés dans un interstice. Un deuxième soubresaut secoua tout son corps, comme si elle voulait le briser par la seule force de son roulis.
Elle bondit sur le côté, heurta un arbre, l’écorce éclata sous le choc, mais il resta agrippé. Sa main droite, libre, se referma sur une crête osseuse, pendant que la lame de l’avant-bras gauche labourait encore. Le sang rendait tout glissant, poisseux, et la puanteur métallique lui emplissait les narines.
Pour un instant, il crut qu’elle pliait. Mais la masse sous lui n’avait rien d’un fauve à abattre vite. C’était un bastion sur pattes.
Elle s’ébroua. Pas un simple frisson — une onde qui le fit décoller d’une poignée de centimètres, ses pieds quittant les écailles avant de retomber lourdement. Les ailes battirent juste assez pour alimenter le mouvement, brassant l’air dans un souffle qui coupa le sien.
Et alors, elle le sentit encore. La résistance sur son dos.
Ses yeux fendus se levèrent vers Deirdre. Pas de peur. Pas même de haine. Une attention fixe, pesante, presque évaluatrice. Comme si, au milieu de sa rage, elle avait identifié celle qui comptait vraiment.
Le grondement qui suivit vibra jusque dans les côtes d’Anakha. Les six pattes martelèrent à nouveau le sol, dessinant un nouvel axe d’attaque. Cette fois, la prochaine charge ne viserait pas l’intrus accroché à son dos.
Il faut l’aveugler ! Distrait-le !
Il n’était pas certain que ses mots franchissent le tumulte… et pourtant, ils s’insinuèrent dans l’esprit de Deirdre, clairs, impérieux, comme s’il les lui avait annoncé dans le calme d'un salon de thé. Sans qu’il en ait conscience, la pensée avait franchi l’espace autrement que par la voix.
Sous lui, la bête se cabra violemment, secouant la tête, ses six pattes labourant la terre dans un chaos de projections. Les ailes battirent, non pour prendre l’air, mais pour la stabiliser dans ses contorsions. Anakha se plaqua contre elle, cherchant à progresser vers l’avant malgré les secousses.
La tornade dissipée, l’animal s’ébroua avec rage, secouant feuilles et poussière. Ses yeux reptiliens se tournèrent vers Deirdre, l’éclat de menace plus vif que jamais, comme si l’ange-fée venait de signer son arrêt de mort.