– Est-ce parti, mon Roi des Rois ? demanda l’un de ses gardes, toujours à l’affût, ses muscles bandés et le cœur battant
– Parti ? Non, j’en doute, dit Serenos en croisant les bras. Je ne vais pas trop m’avancer dans mes suppositions, mais si cette chose concèderait volontiers cette île après un petit échange de politesse, elle n’aurait pas attaqué de simples prospecteurs, Mais ça a changé de stratégie. Aussi calme fusse l’air, et silencieuse la terre, je crois, dans mon fort des forts, qu’elle a de nombreuses méthodes pour nous accabler. Allons, mes braves messieurs, mes braves dames ; marchons, mais restons alertes.
Il allait faire un pas quand la main d’Aldericht se posa sur son épaule, ses doigts si crispés et forts que le Roi crut que son fils cherchât à lui briser les os, et le tira vers l’arrière, attirant le regard de son père vers son œil doré et son visage, si beau et pourtant, à ce moment, si terrible.
– Qu’en est-il de Laurelian, père ? siffla-t-il entre ses dents. Qu’en est-il de ma sœur, votre fille ?
Ah, si le visage du Roi reflétait aussi aisément sa pensée, sûrement son fils y aurait déchainé sa rage en raison de l’incertitude qui y aurait régné. Le Roi n’avait aucun intérêt à sacrifier ou mettre la vie de sa fille en danger, mais sachant ce qu’eux deux savaient sur la fatalité qui s’abattrait sur eux, cette même destinée qui, malgré leurs efforts d’éloignement, les ramenait toujours l’un vers l’autre, mais pour cette même raison, il n’avait aucun doute que même la mort n’empêcherait pas ce triste avenir. Ce que la pythie avait prévu pour eux, après tout, semblait être le destin le plus immuable de toute l’histoire de l’art de la prophétie.
– Tu es magicien comme moi, fils. Point n’as-tu besoin de moi pour dire son état. Elle n’est point en douleur, ni capable de la ressentir. Je suis désolé, mais la laisser sur le navire est trop dangereux – même avec une escorte, que sais-je de ce que ce haut-esprit est capable de faire sur son domaine. Hélas, maintenant, deux options s’offrent à nous ; abandonner notre mission et rentrer, ou continuer, lequel cas, mon fils, j’aurai besoin de ton fin esprit.
Une fureur muette déforma momentanément le visage du second Prince de Meisa, mais fut rapidement remplacé par un air de lassitude, alors qu’il soulevait la princesse de terre et la posait dans les bras du Lancier-Maître Lys, qui la recueillit avec la délicatesse d’une mère pour son poupon, mais sans dire un mot.
Le prince de Meisa plongea une main dans sa poche et en tira une petite pierre ronde et lisse, qu’il porta à ses lèvres avant de murmurer des phrases, puis il se tourna vers sa sœur et fit passer la pierre autour d’elle, frôlant sa tête, avant de se tourner vers l’île et tendre la main.
La pierre quitta la paume de sa main, et, les mains dans les poches, le prince s’avança, suivant son artéfact dans la direction où il s’avançait, suivi par son père, et la garde royale, tous dans un silence gêné, comme si un mot pourrait déclencher une dispute dont ils ne reviendraient pas.
Alors qu’ils s’avançaient vers les profondeurs de l’île, grimpant laborieusement une colline qui semblait être les restants abandonnés d’un volcan mort depuis des millénaires. Serenos avait confiance en les talents magiques de son héritier, mais parfois, même la plus puissante des magies ou le sort le plus élaboré pouvait faillir. Or, il ne restait plus qu’à écouter ses sens et son expérience.
Badump.Qu’est-ce ?
Badump.Ah.
Badump.
Oui. Voilà ce qu’il voulait entendre ; une autre provocation. Bien peu d’émotions subsistaient encore dans le cœur massacré du Roi, mais au-delà de l’appel de l’honneur à réparer l’affront qu’il lui avait été fait et le crime commis contre son peuple, au-delà même de sa souveraine dignité, il réagissait encore plus à l’excitation d’une confrontation imminente. Comme le damné réclamait son opium, Serenos ne pouvait attendre de confronter cette créature, cette tueuse.
– Père.
La main d’Aldericht, encore une fois sur son épaule, arracha le Roi à ses pensées.
– Vous souriez, mon père.
– Vraiment ? se surprit le Roi, s’efforçant de corriger son expression faciale.
– Peut-être devrions-nous renoncer. J’ai peur de ce que cette île commence à éveiller en vous.
– Point ! s’exclama le Roi, qui baissa immédiatement la voix au regard surpris de son fils. Point, tout va bien. Je vais bien.
– Si vous le dites, mon père…
La méfiance dans son accent n’échappa aucunement au Roi, qui s’efforça de garder une renne ferme sur la flamme que le danger semblait raviver en lui. Plus il s’approchait du son pulsateur, cependant, plus son propre cœur s’emballait, et il n’attendait pas moins qu’une intense résistance. Ah, comme il l’attendait.
Deux heures de marche plus tard, et ils se retrouvèrent devant une petite installation minière. Rien de bien élaboré, seulement quelque équipement pour un prélèvement rapide, histoire de prouver à un investisseur que leur argent sera rentabilisé, et avoir quelque financement pour une opération de plus grande envergure.
Serenos regarda le tunnel sombre devant lui, et regarda son fils.
– Restez dehors, ne me suivez pas. Aldericht, mon fils, mon prince, je te charge de protéger ces braves gens.
– Père…
– La nuit va tomber bientôt, dit le Roi en pointant le ciel d’un index. Et en Meisa, nous avons dominé les ombres et la nuit, mais en ces lieux, qui sait ce que la nuit renferme. Alors… reste sur tes gardes.
Il s’approcha de son enfant, glissant une main dans ses cheveux noirs comme les siens, et lui baissa la tête pour embrasser son front.
– Nos aïeux veillent sur toi, mon enfant.
Et sans attendre un instant de plus, Serenos se tourna vers la grotte et retira sa cape, son manteau, son plastron et la cotte de maille cachée en dessous, se retrouvant donc torse nu. Une armure ne le protègerait jamais d’une créature magique, de cela il était bien convaincu.
La grotte était sombre, mais des filaments lumineux, comme des veines de minerai, éclairaient son chemin, le laissant distinguer son environnement, ou du moins une partie. Et il n’eut pas attendre longtemps. Quelque chose bougea dans l’ombre, et le mouvement filait droit vers sa poitrine. Il leva un bras et d’un geste puissant et calculé dévia la lance d’ombre.
– Ma reine te salue,
mortel, ricana la créature dans l’ombre.
Serenos leva sa lame, et para un coup, puis une estoc, une feinte sur la droite passant de sa jambe à son visage, puis un impact soudain sur le côté, avec la force d’impact d’un coup de lutteur, qui le souleva presque du sol, qu’il absorba du bras et d’un saut dans la direction de l’impact, minimisant celui-ci.
Au début, il dénota une seule ombre, puis se joignit à ses rires et ses tourmentes la voix d’une deuxième, d’une troisième, quatrième. Serenos était encerclé, de toute part, par les ténèbres, et dans les ténèbres, ces créatures étaient maîtresses.
Les coups se multiplièrent, et bientôt, le Roi sentit la morsure d’une pique dans son flanc, puis une autre à son bras. Les rires grimpaient dans un crescendo, jusqu’à ce que le Roi ne lâche son épée, et qu’il ne bondisse droit devant lui, faisant fi du danger, et que son poing s’enfonça soudainement dans cette masse d’ombre, et qu’un éclair de lumière éclaira subitement la caverne.
L’ombre, n’ayant probablement jamais expérimenté la douleur, poussa un hurlement inhumain qui témoigna au moins de l’efficacité de ce coup porté.
Serenos, pantelant, se redressa sur ses jambes, inhalant l’air chargé de poussière comme s’il s’agissait de la brise de la mer, et les autres formes que, maintenant, il distinguait beaucoup plus nettement.
***
La nuit tomba hors de la grotte. Plus de deux heures s’étaient écoulés après que le roi les eut quitté. Si le Roi avait été un autre, peut-être que les soldats et le prince se seraient alarmé de sa disparition, mais ils semblaient bien peu inquiets ; le Roi de Meisa était une créature abominable et terrifiante, et il n’avait pas besoin d’une armée pour se protéger. De toute façon, cent hommes traversant les galeries n’auraient fait que se gêner mutuellement, et alors personne ne pourrait organiser des secours.
Aldericht prit place sur le sol près d’un feu que les gardes royaux avaient préparé pour le repas du soir. Quelques fruits, certes, mais de la viande séchée et une soupe lui furent prodigué. Les cent combattants montaient la garde en alternance, leur nombre leur permettant de se relayer aisément et de tous bénéficier de repos.
Mais soudainement, alors que les dernières lumières solaires disparurent complètement pour laisser la place à la nuit, les gardes royaux se redressèrent à l’unisson.
– Eh bien, voilà ce que la nuit renferme, père, murmura Aldericht en se redressant, et, enfournant la dernière bouchée de pain dans sa bouche, se releva et plongea sa main dans les flammes pour en tirer un long bâton incandescent.