Comme un chien dans un jeu de quilles, ingénu, incongru et inespéré, voilà qu'Eugene arrive. Il a vu de la lumière et pour une grosse mite de son genre, il n'en faut guère plus. Il est tard, il fait froid, même qu'il fait faim, aussi un abri s'avérait bienvenu sinon nécessaire à sa survie. La soupe populaire, ça se pratique en ces temps faste. Une louchée de la part du petit Jésus pour se remplir l'estomac avant de retourner sommeiller dans la neige. Mais pour ce vagabond improbable, trouvant sa fortune dans ses audaces involontaires, de la soupe à Noël, il n'en est point question. C'est pas le genre à se moucher du coude, Eugene. Quoi que si. C'est d'ailleurs ce qu'il fit en rentrant. En ce temps-là, en cette saison, le nez ouvrait les vannes, aussi n'eut-il aucun scrupule à être si malappris lorsqu'il entra.
Pareil à un chat perdu, moins adorable cependant, il y avait mis ses pieds, au Nyora's Club. Le reste tout autant. De la lumière, il y en avait beaucoup. Plus que de rigueur ou que d'habitude. Noël, encore, avait frappé.
De derrière ses grosses binocles noircies, de la couleur, il en retenait pas bézef, mais à celles-ci, il s'y cramponna, craignant d'être aveuglé s'il en fut séparé. Ça sapinait joliment au Nyora's Club, même qu'un arbre de Noël, il y en avait un beau. La légende disait qu'en ces lieux, on y trouvait d'ailleurs les plus belles bûches, aussi ne fallut-il pas s'étonner qu'un sapin y face si bien souche. Enguirlandé de toute part, on l'aurait cru immolé pour l'occasion tant il brillait l'arbre de Noël. Et Eugene, les yeux plissés derrière ses lunettes, circonspect de ce spectacle, n'en bittait rien ; pas même un broque.
C'était son malheur - outre sa désinvolture énergique - que d'être maudit d'un dieu ; d'avoir sa mémoire revenue à zéro toutes les vingt-quatre heures. L'amnésie lui récurait si bien la soupière qu'il en oubliait jusqu'à Noël. Aussi potassa-t-il son petit carnet, sa mémoire vive où il y inscrivait ses âneries du moment, s'en faisant une pleine encyclopédie.
- Alors... sapeur, saphique... ah, voilà, sapin. Qu'est-ce que je lis là ? « Touche pas aux branches, ça pique. » Tiens, « sapin ça pique », c'est rigolo, ça.
Naturellement, il ne tînt pas compte de cet avertissement adressé à lui-même - c'est-à-dire un bien curieux larrons - et toucha les extrémités arborescentes qui lui parurent si douces. Il n'en fut rien et se lécha le doigt aussitôt se le fut-il esquinté l'index contre les épines. Portant un regard rageur sur son carnet il y lut en complément : « Je t'avais prévenu, tête de con ».
- C'est toi la tête de con ! Avait-il alors répliqué à son calepin sous le regard inquiet de la clientèle située proche de lui.
Trahi par ses propres indications, et sa stupidité manifeste, Eugene prit le parti de faire sans son encyclopédie de poche. À la place, et c'était à redouter, il s'en remettrait à sa seule sagacité.
Au milieu des ornements clinquants, il observa en effet un bonhomme barbu au milieu de rennes. De là, son opinion était faite et il claqua des doigts, ponctuant un sourire satisfait, alors qu'il avait enfin saisi le comment du pourquoi d'un sapin dans un Club.
- Le barbu, c'est un bûcheron. D'où le sapin. Bien vu. Sûrement un chasseur qui bouffe des gros cerfs, là. Je suis dans un relai de trappeurs. L'évidence même.
Un relai de bûcherons, au beau milieu d'une ville où on ne trouvait un arbre qu'à chaque nouvelle avenue. C'était son hypothèse. Pire, c'était sa conclusion.
- Toi la bûcheronne, alpagua-t-il une autochtone qui sustentait à la soif du chaland, amène-moi la hache, vous avez loupé un sapin. Faut que je fasse tout ici, je vous jure.
Perspicace plus que de raison, il crut en plus que les supposés bûcheronnes locales - fraîchement vêtue pour trancher le bois dans la toundra - avaient manqué l'énorme sapin qui trônait au milieu de leur Club. S'il voulait sa chopine, pensa Eugene avec ce sens de déduction qui était le sien, il lui faudrait démontrer sa valeur en tant que bûcheron. Aussi comptait-il abattre un arbre de Noël en décembre afin de se faire bien voir des villageois aux alentours, le gosier maculé d'un grog maison.
Il s'appelait Eugene Erik et, en dépit de son handicap, s'adaptait du mieux qu'il pouvait aux fêtes de la nativité.