Le Commandant écoute calmement sa louve, il est demandeur de ce genre de conversations. Ce sont elles qui lui permettront de la connaître plus en détail, de comprendre ses éventuels blocages ou envies. Alors, il l'écoute tout aussi attentivement qu'elle l'a écouté, sans l'interrompre. Il ne peut s'empêcher de sourire lors de certaines sorties naïves de Shad, elle est un peu trop jeune pour avoir le recul nécessaire. C'est son plus gros défaut, elle accorde encore du crédit à des choses qui n'en ont pas tant que cela. Il sait que ce qu'il dit ne lui plaît pas, qu'elle réagit comme elle peut à quelque chose qui lui paraît injuste. L'injustice, peut-être devrait-il commencer par là. Sitôt que sa louve a totalement fini de parler, il se frotte le menton, réfléchissant à une manière appropriée de répondre à toutes ses questions.
« Je ne suis pas à ta place Shad et je ne le serais jamais. Comme tu le dis très bien toi-même, je n'ai pas perdu ma liberté, bien que ma liberté réelle soit toute relative. Les responsabilités aussi peuvent être une prison tu sais ? En revanche, je ne suis pas à plaindre en effet. Et puis, tu sais, je n'ai pas toujours été Commandant, j'ai aussi été recrue, à nettoyer le vomi des autres comme notre ami étourdi. »
Le ton de sa voix devient plus grave et son débit de paroles se fait légèrement plus lent.
« J'ai même été orphelin, il y a très longtemps, j'ai presque l'impression que c'était dans une autre vie tant cela remonte. Mes parents et tous les gens que je connaissais sont morts, tués par des morts-vivants venus d'Ashnard. J'ai été traqué dans la forêt par ces créatures, comme un animal, sans aucun moyen de me défendre. Obligé de me cacher pour survivre. Ma fierté est morte là-bas, définitivement, car elle n'est qu'un mensonge qu'on se raconte pour enjoliver la réalité. Dans ton cas Shad, la réalité c'est que tu en es réduite à porter un collier à médaillon en forme d'os et que ça aurait pu être bien pire pour toi. Ce n'est pas très glorieux, sans vouloir t’offenser. Ta fierté t'a-t-elle servi à quoi que ce soit, quand on a tenté de t'attraper pour aller t'attacher à une poutre sur un marché aux esclaves ? Où était ta fierté quand tu portais une pancarte diffamante et que tu étais obligée de rester accroupie pendant des heures devant tout le monde ? Car, tu es fière Shad, fière, mais esclave, puis louve de compagnie. On appelle ça de la fierté mal placée, là sans raisons, là faute de mieux. »
L'elfe soupire bruyamment, il n'aime pas parler de son passé, mais il veut faire comprendre quelque chose à Shad. Qu'elle est encore immature, qu'elle s'accroche à des choses sans valeur en laissant filer l'essentiel. Que la force mentale ne dépend pas de la fierté, mais apparaît plus souvent à force d'en être privé justement. Il continue en reprenant un ton plus habituel :
« La recrue, s'il est rabaissé c'est exactement pour la même raison. Je mentirais en disant que je n'y prends pas un plaisir sadique, mais ce n'est pas un acte gratuit. Perdre sa fierté est une occasion d'évoluer et de devenir plus fort Shad, d'apprendre des choses essentielles, de grandir. Toi et cette recrue vous avez le même genre de problème, l'indiscipline. »
Sentant qu'elle va protester, il lève sa main pour lui faire signe de le laisser terminer d'abord.
« Sais tu pourquoi tu as été capturée Shad ? En as tu seulement conscience ? Le temps que tu as perdu à te repasser en boucle des « C'est injuste », « Pourquoi ça m'arrive ? », « J'avais un handicap ! », aurait pu servir à te demander pourquoi tu es tombée aussi bas. En as tu seulement une vague idée ? Penses tu que je me ferais capturer moi, si je perdais mes pouvoirs ? Penses tu sérieusement que cela suffirait à m'attacher à une poutre sur un marché ? Quelle est la différence entre toi et moi Shad ? 1200 chevaliers-mages prêts à mourir sous mes ordres, dont je sais qu'ils couvriront mes arrières quoi qu'il arrive. Le poids des responsabilités entrave pourtant considérablement ma liberté. Imagine tout ce que je pourrais faire sans cela et pourtant, quelque soit ma puissance, je prendrais alors le risque de finir comme toi. Ta fierté t'aveugle Shad, tu penses être suffisamment puissante pour tout gérer seule, mais tu ne l'es pas, sinon tu ne serais pas ici. Si tu n'avais pas pensé ça, tu te serais entourée de compagnons de confiance et ils auraient tout fait pour empêcher cette situation. Bienvenue dans le monde réel Shad, celui où un être seul n'est rien, quelque soit sa puissance individuelle. »
D'un ton déterminé, mais doux, il enchaîne alors sur une déclaration :
« Je changerais ton médaillon lorsque j'estimerais que tu as suffisamment progressé pour le mériter Shad. S'il te dérange tant que ça, que cela devienne ta motivation et le rappel désagréable du merdier dans lequel tu t'es fourrée toute seule. Ou alors, tu peux aussi accepter de porter le poids de tes erreurs au cou et de t'en servir pour ne pas les reproduire. L'idée de ce collier m'est justement venue en voyant une personne de ta qualité tombée aussi bas, j'avais déjà instinctivement compris que c'est précisément ce qu'il te faut. »
Il a bien conscience qu'il vient d’asséner une sacrée gifle aux valeurs de la louve, que ses paroles sont dures à entendre. Pourtant, il faut qu'elle entende la réalité, qui la rattrapera toujours quand elle ne s'y attendra pas sinon. Dans son état actuel, Shad se ferait capturer à nouveau, par moins bienveillant que lui. Peut être même qu'il tuera son bébé ou s'en servira pour la faire chanter. Y a-t-elle seulement pensé ? Il va la former, durement, faire de la chienne une lionne digne de se tenir à ses côtés au front. Lui faire découvrir son monde, raison pour laquelle il termine avec cette autre pique :
« Tu aimes découvrir de nouvelles cultures, de nouvelles personnes c'est ça ? Dans ce cas bienvenue chez les croisés, on a beaucoup à te montrer, Choupinette. »