Chaque lycée avait ses propres codes, ses clans, ses clubs, ses gangs... Il y avait les types qui étaient destinés à devenir des ouvriers, des chômeurs, ou des taulards, les racailles se baladant en survêtements, se réunissant en bandes, et qui terrorisaient les autres élèves. Dans un lycée japonais, ils avaient le même uniforme scolaire que les autres, mais, souvent, leurs chemises étaient froissées, non rentrées dans leurs pantalons, leurs cravates étaient défaites, mais, malgré ça, ils restaient les habituels costauds du lycée. Ceux qui vous foutaient la tête dans la poubelle, volaient votre argent de poche, vos mangas, vous foutaient la tête dans les poubelles, menaçaient de vous massacrer si vous en parliez aux surveillants, ou vous enfermaient pour la soirée dans votre casier. Il y avait ces terreurs, il y avait aussi les
otakus, qui parlaient entre eux de jeux vidéos, de mangas, un clan à grande majorité masculine, mais dans lequel on trouvait de plus en plus de filles. Il y avait aussi les gothiques, qui, même avec les uniformes, portaient souvent du mascara pour afficher leur appartenance. Un lycée était un ensemble de conformismes s’articulant autour d’un conformisme sociétal, particulièrement fort au Japon.
Et puis, il y avait les autres... Il y avait ceux que tout le monde aimait, comme les sportifs, ou comme Brad Walker. Un
gaijin, ou, plutôt, un métèque. Sa grand-mère était Japonaise, son grand-père un soldat américain qui avait été débauché lors de la reconstruction du Japon, après la guerre. Ils étaient tombés amoureux, et son grand-père avait toujours été un passionné du Japon, et un Américain scandalisé par son pays, un pays qui, tout en prétendant défendre les libertés, n’avait pas hésité, pendant le conflit, à déporter tous les Asiatiques vivant aux États-Unis pour les enfermer dans des camps. Un chapitre méconnu de la glorieuse époque américaine. Lui avait été vu comme un sympathisant, et donc comme une menace potentielle, car il avait toujours été fasciné par le Japon, par leurs traditions ancestrales, par leur approche de la spiritualité, par ces gens préférant le calme et la méditation à la vie frénétique de l’Occident. Brad Walker avait tout pour plaire. Il était un Américain, un blond, qui allait souvent à New York pour revoir le reste de sa famille, et qui revenait toujours avec de superbes photos. C’était aussi quelqu’un qui adorait lire les mangas, notamment
Captain Tsubasa, et c’était, aussi et surtout, un grand sportif, qui était dans l’équipe de football du lycée. Brad était même le capitaine, un homme musclé et grand, et, lors du dernier championnat national junior, il avait réussi à faire monter l’équipe jusqu’à la demi-finale. Un exploit qui lui avait valu un petit encart dans la presse, que ses parents avaient découpé et accroché sur la prote de leur réfrigérateur. Ses résultats scolaires, eux, étaient souvent en branle, car il se consacrait à ses deux passions. Le foot... Et
elle.
Elle ? Elle était la coqueluche du lycée. Celle dont tout le monde parlait, celle qu’on jalousait ouvertement tout en la jalousant secrètement. On la jalousait pour sa réputation, pour sa beauté, pour sa bonne humeur, pour ses notes exceptionnelles. Elle, elle était la preuve que, au 21
ème siècle, on pouvait «
être intello’ et être cool », et on aurait presque pu en faire un slogan. Elle était déléguée de sa classe, et vice-présidente du conseil des élèves, une institution du lycée chargée de représenter les intérêts des élèves lors des réunions du conseil d’administration. Elle avait un profil Facebook avec plus de 300 amis, et s’affichait fièrement avec Brad, «
couple n°1 du lycée » selon les classements sur l’Intranet de Mishima.
Elle, elle était une gymnaste et une grande danseuse. Sa famille était une famille aisée de Mishima, un banquier dans un grand groupe international, et une magistrate. On l’avait inscrit très tôt à des cours de danse et de gymnastique, et, dans sa chambre, sur une étagère, il y avait toutes les coupes qu’elle avait gagné. Elle était inscrite au club de gymnastique du lycée, club grâce auquel elle pouvait rester tard le soir, afin de s’entraîner. Elle était à chaque kermesse, lors du spectacle de fin d’année.
Elle, elle s’appelait
Asami, et, aujourd’hui, elle se dirigeait vers ce qu’on appelait les «
loosers ».
Les loosers, on savait qui c’était dans un lycée. Ceux qui filaient rapidement, longeaient les murs, allaient au fond de la salle, avec des écouteurs sur les oreilles. Ils n’avaient aucun pote, si ce n’est d’autres loosers. On se moquait d’eux, on les bousculait... Il y avait toujours un looser dans un lycée. Pourquoi ?
Parce que. De la même manière qu’il y avait des riches, des pauvres, des gros, des maigres, des moches, des beaux, il y avait des Asami et il y avait des Kenji.
Kenji Uchimara était l’archétype du looser. Il portait souvent une capuche rabattue sur sa tête, et était enfermé dans ses dessins. Lui et Asami avaient travaillé ensemble une fois, en chimie. Elle savait qu’il était doué, mais, pourtant, quand il savaient bossé ensemble, à chaque fois qu’elle lui souriait, il avait cafouillé dans ses mesures, et avait même une fois renversé un peu de flacon, la faisant glousser. Elle avait posé un doigt sur ses lèvres, puis lui avait souri en sortant un mouchoir, et en essuyant vite la trace sur le bureau :
«
Ce sera notre petit secret, d’accord ? »
Kenji savait qu’il n’avait aucune chance avec elle. Brad n’était pas qu’un sportif, il était aussi un homme possessif, et très jaloux. Il suffisait qu’un garçon parle trop avec Asami, et il envoyait ensuite ses potes, des gros bras, calmer l’inopportun, diffusant ainsi le message à tous les dragueurs potentiels : ils étaient en couple. Un couple
parfait. Mais, quand on commençait à gratter un peu le masque doré, la pourriture apparaissait dessous.
Toujours.
Asami tenait dans les bras un classeur. Elle savait que Kenji y entreposait tous ses dessins, et elle avait réussi à le piquer il y a plusieurs jours. Ce n’était pas bien difficile, elle avait juste attendu qu’il s’écarte de sa table, et elle en avait profité pour le prendre. Sa surprise avait été de taille en voyant que tous ses dessins, ou presque, portaient sur elle. Ceci avait fait naître en elle quelques idées... Et expliquait pourquoi elle marchait vers lui.
Elle le trouva à la cafétéria du lycée, seul, comme d’habitude, et marcha vers lui, son attaché-cases dans son sac. Elle se rapprocha de lui, et se tint debout devant la table, puis lui sourit.
«
Salut, Kenji ! Tu n’as pas encore pris le bus pour rentrer chez toi ? Tu attends quelqu’un, peut-être ? »
Elle ne lui laissa même pas le temps d’enchaîner, et s’assit alors, face à lui :
«
Et bien, tu m’as trouvé ! »
Asami lui fit un beau sourire angélique, puis laissa planer quelques secondes, et reprit :
«
J’ai quelque chose pour toi... Je suppose que tu as dû le chercher partout, alors... Tiens. »
Elle sortit de ses affaires son classeur, et le déposa devant lui.
«
Tu me dessines plutôt bien, je trouve... »
En disant ça, elle s’était penchée en avant, son visage se rapprochant ainsi du sien, un sourire sur le coin des lèvres. Kenji devait savoir ce qu’il risquait si jamais Brad apprenait qu’il avait fait tout un tas de dessins sur sa copine...