Comme elle s’y attendait, le rapport était accablant. Certes, ce n’était une surprise pour personne, mais ça n’en rendait pas moins la situation alarmante. Au mieux. Le long des pages, le ton était donné : « insalubre », « conditions de vie insupportables », « absence totale de respect de la législation »... Elena avait encore en tête le déballage de termes qui égayaient le long rapport de l’inspection de l’habitat et de l’urbanisme. Le rapport avait été demandé par le Conseil de régence suite à la hausse inquiétante des procédures judiciaires en matière de logement, ayant généralement pour demandes, soit la résolution du bail, soit la condamnation du propriétaire à des dommages-intérêts. Le rapport avait pris plusieurs mois, mais les inspecteurs royaux étaient sans appel : il y avait une dégradation sensible des logements dans certains quartiers de la ville.
Les locataires étaient généralement des immigrés ou des réfugiés. Les réfugiés politiques étaient hébergés pendant un certain temps dans des établissements publics, avant d’être laissés dans la nature, le temps pour eux de trouver un travail, et un logement. Ces administrations contrôlaient souvent assez peu les logements trouvés par les réfugiés, se contentant de lire le contrat de bail, mais n’envoyant pas un agent sur les lieux. Or, dans un nombre de cas de plus en plus élevés, les logements trouvés étaient particulièrement insalubres, impropres à la vie. Des experts diligentés avaient fait des mesures relevant que plusieurs logements ne respectaient pas la législation urbaine en vigueur : la hauteur des logements était inférieure au seuil règlementaire minimal, de 2 mètres et 20 centimètres, et l’éclairage ambiant était également inférieur aux normes requises. De plus, ils avaient noté, fréquemment, la présence de moisissure dans les murs, de fuite d’eau, d’infiltration, de remontée des égouts, entraînant une pollution auditive notable. Bon nombre de logements étaient aménagés dans des caves sinistres, des débarras, et certains propriétaires allaient jusqu’à découper leur propriété en une multitude de mini-studios, les louant à des prix prohibitifs. Le rapport indiquait également que les procédures judiciaires marchaient assez peu, les locataires étant pauvres, et n’ayant pas les moyens de réunir les preuves requises par la loi. Les propriétaires refusaient de faire les réparations nécessaires, et s’achetaient les services d’avocats compétents. Le rapport prenait l’exemple des expertises judiciaires, en soulignant que, si elles constitueraient un bon moyen de preuve, en pratique, l’expertise était aux frais de celui qui en faisait la demande. Or, les demandeurs étaient constamment les locataires. Appauvris, ils n’avaient pas les moyens d’assumer un tel coût, ce qui faisait que la justice concluait fréquemment aux rejets de leurs prétentions. Il y avait bien des cas où le juge prononçait l’obligation pour le propriétaire de réparer dans les plus brefs délais son logement, tout en le condamnant au versement de dommages-intérêts, et en assortissant cette obligation d’une astreinte, mais ces éléments étaient trop secondaires, trop marginaux, pour vraiment indiquer une quelconque justice sociale.
Le Conseil de régence aurait pu enterrer ce rapport, mais Elena savait que les régents, peu aptes à prendre des mesures de ce genre, ne le feraient pas. Suite à une dernière révolte, il avait été décidé que les rapports publics seraient, justement, rendus publics. Auparavant, ils étaient simplement entreposés dans les archives publiques de Nexus, enfouis sous la masse. Maintenant, des crieurs publics les annonçaient, et des conférences publiques avaient lieu. Le rapport avait été rédigé sous la houlette de Monseigneur Arnaud de Dunwäll, un archevêque qui assurait des fonctions politiques. Il était donc clair, et le Conseil savait qu’il y aurait des tensions, s’ils ne faisaient rien. Elena savait qu’une réunion aurait lieu dans les prochains jours, et qu’une proposition en cours était de réviser l’attribution d’une expertise judiciaire, en estimant qu’elle serait prise en charge par la justice. La procédure actuelle consistait à faire en sorte que ce soit le demandeur qui en assume les frais, la partie défaillante étant alors condamnée, lors du prononcé du jugement, à reverser au demandeur les frais d’expertise, ces frais figurant dans les dépens. Malheureusement, entre l’ordonnance judiciaire qui ordonnait l’expertise, et le moment où le jugement était prononcé, il s’écoulait des mois, et les locataires savaient que, pendant ce temps, ils seraient désemparés et démunis.
Le rapport avait également pointé les collusions entre les guildes esclavagistes et les syndicats de propriétaires, en relevant que beaucoup de propriétaires terriens influents dirigeaient également des guildes esclavagistes, et proposaient généralement aux locataires lésés de signer des contrats d’esclavage, s’engageant alors à réparer leurs logements grâce à l’aide d’esclaves. Le rapport soulignait ce qu’il appelait des « collusions mafieuses inacceptables dans un État de droit », dénonçant des « situations particulièrement indignes ». Un tel rapport ferait l’effet d’une bombe, d’autant plus que Monseigneur Dunwäll était suffisamment influent pour ordonner aux moines de sa province de diffuser ce rapport lors de leurs messes, et ferait certainement une demande auprès des évêques pour qu’ils en fassent de même dans leurs diocèses respectives.
Elena réfléchissait donc à ce rapport, et au rôle qu’elle aurait à faire, dans un salon. Un feu craquait devant elle, dans une élégante cheminée, et elle était seule, en pleine réflexion. Il allait falloir trouver une manière d’arranger la situation. Nöly, sa mère, n’aurait jamais toléré ça. Elle avait milité pour l’amélioration des logements sociaux, et, sous son règne, plusieurs ordonnances coercitives à l’égard des bailleurs avaient été passés, justement pour éviter ce type d’asservissement odieux.
*Le fait est que je ne peux pas rester les bras croisés, ni opter pour des mesures populistes... Je suis encore la Reine de ce pays, et ce problème doit être réglé...*
Elle réfléchissait encore quand la porte s’ouvrit derrière elle, livrant passage à Adamante. Elena se retourna lentement.
« Qu’y-a-t-il ?
- Une certaine Phyloria demande à te voir, Elena.
- Ah... Je suis censée la connaître ? »
Ce nom ne lui disait rien. Adamante haussa les épaules, et enchaîna assez rapidement :
« Elle est entrée au Palais il y a environ une demi-heure en demandant une audience, en disant avoir des informations concernant Ashnard. Le garde a trouvé ça curieux, et en a parlé à son officier, qui a reconnu le nom de cette femme comme étant une spécialiste sur Ashnard... Une espèce d’historienne. »
Qu’est-ce que c’était que cette histoire ? Troublée, Elena cligna lentement des yeux.
« Ne faudrait-il pas plutôt en parler à Sire Langley ? Je ne suis pas experte militaire, moi !
- C’est qu’elle a expressément demandé à te parler, et, comme tu n’as aucun rendez-vous de prévu aujourd’hui...
- Mis à part la lecture d’un rapport de plusieurs centaines de pages, tu veux dire ?! »
Elena était agacée par ce rendez-vous impromptu.
« Tu sais, je n’ai qu’à lui dire que tu es occupée, si tu n’as pas envie de la recevoir... »
C’était tentant, mais Elena savait très bien que les prérogatives royales impliquaient qu’il fallait parfois faire des choses qu’on avait pas envie de faire.
« Non, non, ça ira... Autant aller la voir, ce sera réglé. Où est-ce qu’elle est ?
- Dans une salle de réunion. C’est une magicienne, mais la salle a des cristaux en obsidienne... D’ailleurs, Sire Langley est là aussi. »
Elena hocha la tête, et se releva, délaissant le rapport sur la table, puis sortit de la petite pièce, suivant Adamante à travers les couloirs du palais, jusqu’à se retrouver dans une salle avec une table ovale au centre. Sire Langley se releva immédiatement, au garde-à-vous. Des gardes d’élite était dans la pièce, et Adamante y resta également. Elena ne s’excusa nullement d’être arrivée en retard. Une règle tacite et implicite voulait qu’une personne demandant un entretien avec la Reine, sans y avoir été invité, doive toujours patienter, afin de lui montrer qu’on n’obtenait pas un entretien avec une personne aussi importante d’un simple claquement de doigts.
« Je vous en prie, asseyez-vous. »
La Reine s’assit sur le plus grand fauteuil, en bout de table, et planta son regard dans celui de Phyloria. Elle ne payait pas de mine, et Elena parla assez rapidement :
« On m’a rapporté que vous auriez des informations à communiquer au sujet de l’Empire d’Ashnard. Et on m’a aussi fait entendre que vous seriez une espèce d’historienne, ou, en tout cas, de spécialiste sur l’Empire d’Ashnard. Avant toute chose, comme vous avez du le remarquer, je suis la Reine de Nexus, Elena Ivory, et j’apprécie de savoir à qui je m’adresse. Pour satisfaire ma curiosité, auriez-vous l’obligeance, je vous prie, de bien vouloir vous présenter un peu, et, au moins, de m’indiquer ce qui vous a conduit à proposer des informations ? »