[Le jaune, c’est vraiment une plaie sur fond blanc…]
« Oui, lui autorisa-t-il. Va te reposer. »
Lorsqu’elle fut enfin hors de vue, le Roi prit une grande inspiration et relâcha un profond soupir. Avec l’éducation d’Aglaë, qui approchait lentement à son terme, et celui d’une magicienne chez qui beaucoup était à faire, il se demandait s’il ne devrait pas, plutôt, commencer à chercher plus d’apprenties pour pouvoir fournir au monde des professeurs de magie compétentes. Cependant, il ne savait pas pourquoi, il refusait catégoriquement d’enseigner la magie à un homme. Un enfant, d’accord, il veut bien, mais un homme ne se servait jamais de ses pouvoirs pour faire le bien; seulement pour se faciliter la vie. Et si la magie permettait effectivement une vie plus aisée, ce n’était pas une raison pour l’encourager. Et puis, faire l’éducation d’un adulte était beaucoup trop compliqué; la plupart refusait de montrer le moindre intérêt pour autre chose que l’art de détruire ou de tromper, et du coup, cela ne valait aucunement la peine de les éduquer. Il regarda une dernière fois la tente où sa nouvelle apprentie prenait du repos puis regarda sur son bras droit un nouveau tatouage se dessiner à côté du premier qui entourait son poignet, comme un bracelet. Plus un mage accumulait d’apprenties, plus ses pouvoirs étaient affaiblis pour pouvoir alimenter le Lien sacré qui unissait un maître et son apprentie. De cette façon, où que l’apprentie soit, le maître pouvait la retrouver, ou même communiquer avec elle. Certains maîtres, dans des cas extrêmes, investissaient complètement le corps de leur apprentie, transférant du même coup leurs propres capacités, pour pouvoir les tirer d’un mauvais pas, mais comme un corps était toujours différent de l’autre, il ne fallait pas étirer trop longtemps ce contact, sous peine de s’y perdre dans les méandres du contrôle corporel. Il regarda le nouveau tatouage un instant puis il tenta de faire appel à son pouvoir. Comme il s’en doutait, les siens n’étaient qu’à peine entamés. Il lui faudrait au moins une trentaine d’apprenties pour en être au niveau d’un mage lambda. Et même un mage lambda pouvait sans problème faire la peau à un petit bataillon, ou un commando.
Ses mains se glissèrent dans ses cheveux un instant, puis il se pinça le nez à la hauteur des yeux en grognant légèrement de découragement. Avec toutes les méandres politiques dans lesquelles il baignait depuis les derniers siècles, il pourrait sans problème lui montrer comment survivre parmi les hommes et femmes de la haute société, comment user subtilement de ses talents et peut-être même un jour lui donner les talents nécessaires pour lui assurer une place de choix dans une famille aisée en tant que magicienne personnelle. Même s’il préférait garder près de lui toute personne dotée d’un talent particulier, il ne pouvait pas non plus baser son éducation sur le fait qu’elle resterait avec lui pour toujours. Il n’aimait pas ce sentiment d’incertitude; quand ses enfants grandissaient, il se demandait lequel deviendrait son héritier. Résultat, ils ont tous quitté le domaine familial, et aucun n’était devenu Roi à sa place. Il n’avait même pas trouvé un talent suffisamment grand pour remplacer le sien au trône… ou du moins un talent qui n’avait pas été volé à d’autres. Il avait autrefois trouvé un jeune homme prometteur, mais il s’était rendu compte bien vite que plutôt qu’être un homme talentueux, il s’agissait d’un Dévoreur, un magicien spécialisé dans l’absorption du Don des autres. Lorsque cet homme s’approchait trop de lui, il se sentait rapidement fatigué, distrait, même ses dons lui faisaient défaut. Et du coup, lorsqu’il a tenté de lui voler son pouvoir, il l’a simplement exécuté d’un coup d’épée. Il n’avait éprouvé aucun plaisir à ce meurtre, parce que si ce dévoreur aurait eu un cœur à la bonne place, lui céder son pouvoir lui aurait fait un incroyable plaisir, mais il ne pouvait pas permettre à un monstre sans âme et sans pitié de devenir encore plus puissant. Il ne répètera pas cette erreur avec Kärnel; il l’acceptait comme apprentie, ce n’est pas pour autant qu’il lui faisait une confiance aveugle; sa naïveté pouvait être feinte, et si elle était habile, elle pouvait même lui bloquer l’accès à certaines facettes de sa personnalité. L’éventualité d’être une nouvelle fois induit en erreur… le terrifiait.
Après quelques minutes de silence et de réflexion, il jugea qu’il avait laissé sa nouvelle apprentie seule assez longtemps et se dirigea vers la tente qui leur servait de logis temporaire. En la voyant grelotter, il se résolut à lui poser son manteau blanc de fourrure sur les épaules et de s’allonger, torse nu, sur le drap qui lui servait de matelas, puis il verrouilla son esprit et entra en transe pour échapper à sa notion du temps, dans un simulacre pervers du sommeil qui ne lui apportait pourtant aucun repos.
***
Le lendemain matin, le Roi était déjà levé. Il avait pris l’habitude de se lever aux aurores lorsqu’il voyageait pour une seule et bonne raison; ne pas voyager de nuit. Et puis, il aimait bien profiter du matin, où tout le monde dormait, pour remettre en marche son organisme par des exercices. Seul, sur la plage, vêtu de sa tenue de voyage, qui inclut bien sûr son éternel manteau blanc, il commença à faire quelques mouvements simples de son épée, puis de plus en plus compliqués. Lentement mais sûrement, les mouvements réclamèrent de plus en plus de vitesse et d’agilité. Ses mouvements étaient tellement souples et instinctifs qu’il pouvait s’imaginer affronter plusieurs adversaires en même temps. Et de ce fait, il sentait son esprit combattif graduellement prendre le dessus. Il continua son échauffement pendant plusieurs minutes avant de s’arrête pour remarquer qu’il venait de marquer le sable fin de plusieurs entailles. Il rougit et rangea Ehredna dans son gros fourreau avant de s’approcher de la plage, concentrer sa force magique sur une vague et l’attirer plusieurs fois contre la berge pour effacer les traces de son combat invisible. Aussi raffiné soit-il, son style de combat était celui d’un bagarreur classique. Il chassa néanmoins cette idée de sa tête puis il se tourna vers Kärnel, dans la tente, puis il se pencha sur elle pour la réveiller d’une main douce.
« Réveille-toi, Kärnel, murmura-t-il en lui caressant la tête. Nous allons rencontrer un de mes vieux amis. »
Le voyage reprit, mais il fut très bref. Après avoir fabriqué magiquement une embarcation toute simple et avoir fabriqué deux bonnes cannes à pêche, le Roi et son apprentie prirent la mer et suivirent la côte. Le Roi n’avait pas besoin de pagaie ou de rame; il suffisait de demander aux Ondines, les esprits de l’eau, de les pousser. Les Ondines n’étaient pas des avares; elles ne demandaient rien en échange, simplement heureuse de pouvoir donner un coup de main à un ami de leur « maman ». Le Roi avait passé beaucoup d’accord au travers du temps, et l’un d’entre eux lui fut accordé après qu’il eut raccommodé la relation entre la Mère Ondine et son mari, un vieux dieu des mers ronchon ayant un trop mauvais caractère pour demander pardon. Après plusieurs mésaventures, le Roi aurait agrippé le Dieu par la barbe et lui aurait remis les idées en place en lui faisant comprendre que sans la Mère Ondine, il n’était rien, et qu’il avait de la chance d’avoir l’amour de la Mère Ondine. Pendant le voyage, les petites ondines prirent plaisir à raconter cette histoire à Kärnel, au grand embarras du Roi qui se raclait régulièrement la gorge lorsqu’elles soulignaient ses élans de colère. Il n’était pas colérique, il n’aimait simplement pas les imbéciles qui ne voyaient pas ce qu’ils avaient, et qui risquaient de tout perdre à cause de leur égo, une leçon qu’il aurait bien aimé avoir étant jeune.
Après quelques heures de navigation, une énorme cité-port Ashnardienne se dessina sur la côte. Le Roi les y dirigea sans la moindre crainte. En entrant dans le port, la jeune Kärnel put voir nombre de bateaux chargés de marchandises. Ce n’était pas une cité forte, comme on en voit aussi souvent en Ashnard, mais une base de ravitaillement, qui était un des points de contrôle les plus importants du réseau militaire. La guerre contre Nexus profitait énormément aux marchands, car cela leur permettait de s’en mettre rapidement plein les poches, car l’armée était prête à payer très cher pour obtenir leurs commandes le plus rapidement possible, ce qui la plaçait en tête de liste pour tout marchand assez opportuniste pour saisir l’occasion au vol.
« Bienvenue à Stoneheart, Kärnel. C’est ici que nous allons commencer ta formation à mon monde, ainsi, tu n’auras jamais à laisser mon côté. Mais avant, nous allons faire quelques emplettes; il te faut une nouvelle tenue, et du maquillage pour masquer ta marque. En attendant… »
Il se pencha sur elle avec un morceau de linge et le lui passa autour de la tête, avant de l’attacher derrière son crâne.
« Tu vas devoir porter cela. Maintenant, lève-toi et ne regarde aucun garde dans les yeux. »
Il se leva du bateau et grimpa sur le quai avant de faire disparaitre prestement leur embarcation de fortune et se mettre à marcher vers une des nombreuses boutiques du port. Un gros homme, arborant des lunettes dont une lentille était brisée, leva immédiatement la tête. Ventripotent et habillé richement, il ressemblait à un hibou, et même ses gros yeux s’apparentaient à ceux de l’animal.
« Serenos! Mon garçon! S’exclama-t-il à la vue du Roi. Si je m’attendais à cela! Tu es en avance, dis-donc! »
Le Roi s’approcha du gros homme et se pencha sur lui pour lui donner l’accolade, que le gros bonhomme lui rendit de bon cœur.
« Bonjour, comte Jerold. Pardonnez-moi cette arrivée pressée, mais j’ai eu quelques… inattendus. »
Il indiqua de la tête la jeune femme qui se trouvait derrière lui. Le gros bonhomme s’écarta alors du Roi et s’approcha de la petite demoiselle en réajustant ses lunettes sur son nez. L’homme l’inspecta sous toutes ses coutures et se mit à glousser.
« C’est bien la première fois que je te vois en si humble compagnie, Serenos! Tu me ramènes un chat de gouttière?
-Loin de là, cher comte. Cette femme ci-présente est issue d’un lignage très proche de ma famille. Cependant, sa mère, une jeune femme du peuple, aurait refusé de la rendre à son père. »
Le mensonge était établi. Clairement, le Roi ne tenait pas à faire savoir à cet homme qu’il était un sorcier, et encore moins que la jeune femme était sa nouvelle apprentie.
« J’aimerais vous demander un service, mon ami, lui lança-t-il.
-Je suis tout ouïe, mon garçon.
-J’aimerais vous demander l’hospitalité en votre demeure, ainsi que la permission de faire venir pour cette demoiselle un précepteur. Il me tarde de lui donner l’éducation due à son rang…
-Hm… à cet âge-là, le caractère est déjà bien trempé…
-Il n’est jamais trop tard pour essayer.
-Ma foi, tu as raison!
-Pourriez-vous faire venir une couturière habile de ses mains? J’aimerais lui faire fabriquer quelques tenues. J’aimerais qu’elle soit présentable pour la semaine prochaine, et qu’elle connaisse les rudiments de la cour d’ici le mois prochain.
-Si tôt? Mais où la traînes-tu, mon garçon?
-Devant le Duc, cher comte. »
Le comte le regarda avec ses grands yeux de hibou, aussi étonné que possible. Visiblement, rencontrer le Duc était déjà un honneur, mais prendre le risque d’être accompagnée par une jeune femme qui ne savait pas se tenir devant un membre de la famille de son Altesse Royale l’Empereur Mordret, c’était de la folie. Le Roi semblait pourtant très sérieux, et même amusé par le défi.
« Le Duc a quelques… ennuis avec mon domaine, continua le monarque. Et je viens pour les résoudre. J’aimerais également lui présenter cette jeune demoiselle. J’ai entendu dire que le Duc appréciait énormément les femmes instruites. Et celle-ci, bien que ses manières lui manquent encore, pourrait lui donner matière à discuter. Une savante, mon ami.
-C’est un gros risque… mais je n’aimerais pas déplaire à ta famille, Serenos. Si tu crois que cela a des chances de marcher… je suis d’accord. Rejoins-moi à ma villa cet après-midi; nous profiterons du dîner du soir pour enseigner les rudiments de la tenue à table à ta jeune amie. Et d’ici là, j’aurai mis la main sur une couturière et peut-être même un cordonnier; cette pauvre enfant aurait bien besoin d’une nouvelle paire de bottes digne de son rang.
-Merci, Jerold. Je te le revaudrai.
-Oh, non, non, c’est mon plaisir que de te rendre ce service.
-Je demanderai quand même à mon père de te dédommager pour ta bienveillance. »
Le Roi agrippa sa compagne par le bras et l’emmena à l’extérieur, avant de la presser de s’éloigner. Il la regarda et lui sourit et commença à lui expliquer le rôle qu’il s’était donné; il était le fils d’un Duc de Meisa possédant plusieurs mines de diamants. Ce Duc était également l’arrière-petit-neveu du Roi de Meisa, ce qui expliquait son appartenance à la famille Royale. Il expliqua ensuite qu’à partir de maintenant, son Maître Darion n’était plus un sorcier ni un magicien, mais son père, et un noble conseiller de sa Majesté le Roi.
« Est-ce que tu as tout compris? »