| | | | | | | | | | | | | | | | | Alors que vous parcourez, non sans une certaine avidité, les pages passionnantes de ce vieux grimoire, votre regard court hâtivement à la découverte de ce nouveau chapitre relatant l’histoire du Démon Asep’Timusoth. Mais alors que vous en caressez les premiers mots du regard, une voix, sombre et grave, rompt le silence depuis derrière vous. « Fascinant, n’est-ce pas ? » Votre corps se raidit presque instantanément. Vous pensiez pourtant être seul à votre étude. Vous vous retournez doucement, aventurant votre regard vers le fond de la pièce. Dans l’obscurité jouxtant le maigre halo de lumière projeté par vos chandelles, brillent deux yeux ambrés dans lesquels semblent se refléter les éclats des flammes tremblantes. Un autre éclat doré, vacillant, attire votre regard. Il virevolte un instant, s’élevant vers les airs animé de quelques étincelles perçant l’obscurité puis disparaît, chutant des cieux, comme avalé par les ténèbres, avant de jaillir à nouveau, aussi fugacement qu’il s’est évanoui dans les ombres. Avec davantage d’attention, vous remarquez qu’un léger tintement métallique accompagne la course incessante de cet éclat hypnotique, seul trouble venant perturber le silence ambiant de la pièce. Alors que vous vous perdez dans la contemplation, un bruissement, comme celui d’une feuille de papier que l’on tourne, vous arrache de vos pensées. Vous vous retournez vers le grimoire et vous vous rendez compte que celui que Cranley Huwbert a justement décrit comme étant Asep’Timusoth, se trouve debout à côté de votre fauteuil, une main posée sur le grimoire, le regard posé avidement sur ce dernier. « Huwbert… Petit cachottier… » Il y a dans sa voix un amusement certain. Le Démon semble apprécier sa lecture. À tel point qu’il finit par se déplacer autour du bureau, tout en lisant, tirant le grimoire vers lui jusqu’à ce qu’il atteigne le fauteuil situé en face de vous. Pendant son mouvement, ses yeux ne quittent pas le livre, il semble imperturbable à votre présence. « L’origine des Démons est toujours sujette à débat. Je ne suis même pas sûr que nous sachions nous-même d’où nous venons réellement. Pour ma part, je ne me souviens pas de grand-chose. Il faut dire qu’après des millénaires d’existence, il en va de la survie de ne pas essayer de se souvenir de chaque parcelle d’existence… Quoiqu’il en soit, nous sommes tous rapidement livrés à nous-mêmes. Notre nature intrinsèque nous pousse généralement vers une allégeance logique pour l’un ou l’autre Prince-Démon, même si certains combattent parfois leur nature profonde et se découvrent une voie différente que celle qui leur était destinée. Pour ma part, servir Asmodée n’était, au départ, pas plus séduisant… » Son ton a pris une légère nuance malicieuse sur l’usage de cet adjectif. Il s’installe confortablement dans le fauteuil toujours absorbé par sa lecture. « … que d’en servir un autre. Mais il faut croire que le Hasard et la Luxure ont su me démontrer le plein potentiel de leurs charmes respectifs. Toutefois, d’après ce traité passionnant, j’imagine que je ne vous apprend rien. » Le Démon semble soupirer brièvement. « On dit souvent que les souvenirs sont trompeurs et, qu’avec le temps, ils correspondent plus à une vision idéalisée de notre passé qu’à la réalité telle qu’elle s’est produite. Quels souvenirs avez-vous de votre enfance ? Heureuse ? Malheureuse ? Êtes-vous certains que cette vision est la réalité ou vous êtes vous convaincu de celle-ci parce qu’elle collait mieux à votre vous d’aujourd’hui ? » Des questions tout à fait rhétoriques qui n’attendent aucune réponse de votre part. « D’aussi loin que je m’en souvienne, mon enfance fut rude. Enfin… J’imagine que dans un lieu comme les Enfers, il est difficile d’imaginer une vie douce et délicate, n’est-ce pas ? Apprendre à survivre, même pour un être quasiment immortel est une priorité quasi absolue. Personne ne supporte réellement de régresser, du moins, pas un Démon. Nous avons beau être un symbole de liberté pour les Hommes, créatures soumises à aucune autre volonté que la nôtre, la réalité est… » Il marque une légère pause, comme s’il prend le temps de déchiffrer l’un des mots couchés sur l’une des pages du livre qu’il semble toujours lire. « Différente. La Loi du plus fort est poussé à son paroxysme. Il n’y a pas de respect pour ceux qui ne peuvent l’imposer. Or, on ne naît pas Démon Supérieur, on le devient. Une subtilité qui implique des expériences délicates et parfois humiliantes. Certains y survivent, d’autres non. Il n’est pas réellement nécessaire d’épiloguer longtemps sur le sujet comme ce pauvre Huwbert… » Il pose le livre sur le bureau et commence à tourner quelques pages rapidement. « C’est incroyable le don de cet homme à écrire des platitudes sur autant de pages ! Tout le monde sait que j’ai affronté des congénères par dizaines pour arriver où j’en suis aujourd’hui, et même d’autres simplement pour survivre au début d’ailleurs. Il n’y a pas trente-six façons de bien se faire voir aux Enfers vous savez ? Récupérer des âmes humaines, piétiner sur les plates-bandes des anges, il faut sans cesse démontrer sa supériorité par rapport à celui au-dessus de soi, et faire suffisamment peur à ceux d’en-dessous pour ne pas qu’il s’y essaie. Une lutte de tous les diables, si vous me passez l’expression. » Ce petit jeu de mot étend ses lèvres dans un léger rictus alors qu’il s’arrête sur une page semblant presque intéressé par son contenu.. « Cela me rappelle le pauvre Ba’ghe’rath… Je ne peux pas reprocher à Huwbert de ne pas le mentionner ce pauvre bougre. Cet Incube fut le premier Démon d’une longue liste de congénères tombés pour le bien de ma survie et de ma propre ascension. Vous savez, de ceux qui pensent pouvoir vous écraser, vous sous-estime, physiquement ou mentalement, et se retrouve finalement un jour à vos genoux, sans comprendre réellement ce qui vient de se passer. Je crois qu’à ce jour il n’a toujours pas compris ce qui lui est arrivé. L’attirer dans un coin particulier des Enfers n’avait pas été compliqué. Son assurance n’avait d’égale que sa bêtise. Je croyais à l’époque, assez stupidement, que les Démons étaient tous intelligents. Il faut croire que certains ne se servent pas de tous leurs muscles… Enfin. Je digresse. Ba’ghe’rath, donc, pensait pouvoir me ridiculiser devant nos pairs sans imaginer un instant que j’avais choisi l’endroit pour compenser ma faiblesse de l’époque. Une plaine de geysers incessants, crachant de la fumée, parfaits pour rester dans les ombres, éviter la lance de cet abruti et attendre le bon moment pour planter mes dagues dans son dos, à la base de sa nuque. Le spectacle était magnifique. Si je ferme les yeux, je vois encore l’air ahuri de cet imbécile, surpris par sa propre vanité. C’est ce jour-là que j’ai compris que l’égo était une arme à utiliser aussi bien contre les Hommes, que contre les Démons. » Le Démon s’installe plus confortablement dans son fauteuil, jouant avec une page du bout des doigts. « C’est aussi là que j’ai commencé à m’intéresser à la hiérarchie démoniaque. Mais compte-tenu de mon expérience, il n’était pas question d’essayer de la monter sans réfléchir. On a beau imaginer que les Démons sont l’incarnation même de la liberté, il y a certaines règles à respecter aux Enfers, et certaines s’apprennent parfois de manière assez brutale. Et contrairement au pauvre Ba’ghe’rath, je ne comptais pas me retrouver en bas de l’échelle en me rendant compte que je n’avais pas suffisamment observé le barreau de l’échelle pour me rendre compte que quelqu’un l’avait huilé avant que j’y pose mon pied. » Asep’Timusoth fait virevolter sa pièce une nouvelle fois, la laissant retomber dans sa main, paume ouverte, sur la table. Son regard s’est porté avec plus d’attention sur l’ouvrage. « Ma relation avec Asmodée ? Voyons Huwbert, il aurait suffit que tu me demandes pour savoir… Le Prince-Démon et moi, cela remonte à plusieurs millénaires désormais. Ma montée en grade n’était bien évidemment pas passée inaperçue. Il est suffisamment rare que des Démons soient déchus de leur piédestal de manière discrète pour éveiller une attention particulière, et faisant partie, à l’époque, des sous-fifres d’Asmodée, j’imagine qu’elle était curieuse de savoir où je pensais m’arrêter. Notre première rencontre fut… écrasante. J’aurais probablement pu être broyé par son pouvoir d’un claquement de doigt, mais il semblait que je lui avais tapé dans l'œil. Après s’être intéressée un peu à mon parcours et mes méthodes, elle me demanda si j’avais des ambitions. Lui mentir aurait été malvenu, mais, assez étonnamment, il ne m’était pas venu à l’esprit de devenir calife à la place du calife. Et je crois qu’elle s’en est rapidement rendu compte. Un pion loyal est un pion pratique dont on évite de se passer, j’imagine. Elle m’a prise sous son aile, officieusement bien entendu. Notre pacte était assez simple : je la débarrassais des incapables, lui fournissait des informations sur ceux qui - contrairement à moi - avaient des vues sur sa position et, en retour, je n’aurais aucun soucis à me faire pour les prochains millénaires, au moins tant qu’elle serait Prince-Démon du Cercle de la Luxure. Un marché plus qu’honnête, non ? C’est ainsi que j’ai poursuivi mon ascension. Observant depuis les ombres, recueillant des informations, m’assurant qu’aucune menace ne viendrait la troubler. Lorsque mes efforts mettaient à bas un de mes supérieurs, j’en prenais presque naturellement la place… » La pièce d’or glisse sur ses doigts alors qu’il jongle silencieusement avec. « Bien entendu, une telle relation ne se construit pas sans confiance, une denrée rare aux Enfers, et avec la confiance, vient la proximité, et avec la proximité… Un attachement que j’imagine certains pourraient qualifier de passionnel. Est-il vraiment surprenant, pour deux Démons de la Luxure de s’adonner à quelques divertissements ensemble ? » Le ton du Démon se fait quelque peu… rêveur. « Je pense qu’il serait idiot de nier que j’ai des sentiments pour Asmodée, menés par une reconnaissance évidente. Est-ce de l’Amour ? Je ne suis pas assez stupide pour y croire réellement. Ces choses existent peut-être pour les Hommes, mais, pour nous, ce ne sont que des armes supplémentaires à utiliser contre quelqu’un. Peut-être le fait-elle déjà d’ailleurs… » Son visage se renfrogne légèrement, sa voix retrouve un timbre plus sérieux. « Nous avons beau être proches, je pense que nous n’en sommes pas moins méfiants. Elle parce qu’elle n’a finalement aucune garantie que mes ambitions ne sont pas d’attendre une erreur de sa part et de prendre sa place ; moi parce qu’elle peut toujours vouloir se débarrasser de quelqu’un de gênant, comme elle l’avait fait avec ses anciens lieutenants. Mais cela ne doit pas nous empêcher de nous amuser. Et je dois admettre que j’avais tout particulièrement apprécié me battre à ses côtés lors de la Grande Guerre. Il y a dans sa manière de combattre une sensualité qui lui est propre. Comme si ses affrontements étaient aussi appréciables qu’une nuit passée à l’étreindre. Je pense d’ailleurs que mon propre style de combat s’est beaucoup imprégné du sien. Tout en gardant ma touche personnelle, bien entendu. Je déteste les vulgaires imitateurs. » Cela fait quelques temps maintenant que le Démon parle à voix haute de sa vie, commentant les passages écrits dans le livre de Cranley Huwbert, comme si vous n’étiez pas là. Vous avez conscience de la situation dans laquelle vous vous trouvez, mais la perspective de bouger et de vous rappeler à lui ne vous enchante guère. Alors que le Démon parcourt quelques pages, ses sourcils se froncent légèrement, sa tête se penche en avant comme pour mieux voir tandis qu’un sourire élargit ses lèvres. « Huwbert… Vieux briscard ! Tu as réussi à mettre la main là-dessus ? Je ne pensais pas qu’elle avait été si méticuleuse dans ses descriptions… Ma Lionne... Oui. Il est rare que les Démons tombent véritablement amoureux mais elle est probablement l’humaine pour laquelle j’avais vraisemblablement le plus d’affection. C’était une Argossienne, je m’étais retrouvé invoqué sur ce plan plusieurs dizaines d’années auparavant, en plein milieu d’une guerre. Mais les Hommes ne savent faire que cela j’ai l’impression… Quoiqu’il en soit, j’avais fini par prendre les traits d’un Général, une position plutôt pratique, non sans m’être assuré que mon invocateur ne serait plus un problème. Et, au détour de mes pérégrinations, elle est apparue. J’ai rapidement apprécié sa dualité, la manière qu’elle avait de duper son monde, d’utiliser son corps pour se servir de ses intérêts. Elle me ressemblait sur beaucoup plus de points que certains ne peuvent réellement imaginer. Le Hasard a voulu que l’on finisse par se rencontrer. » Il ne peut s’empêcher de sourire à l’évocation de ce coup du sort… Quelque chose vous dit que cela n’en était pas vraiment un en tout état de cause. « Jouer les durs à atteindre, éveiller son attention, ce ne fut pas très compliqué de l’attirer dans mes filets, mais je crois m’être fait prendre à mon propre jeu. Une crinière rousse, des yeux émeraudes… Elle était magnifique, passionnée et, selon les situations, mortelle. La posséder physiquement était un plaisir de tous les instants et je pense que je n’ai jamais autant apprécié un séjour sur un monde autant que celui-ci. J’y ai passé de nombreuses années, jusqu’à ce que je décide de lui révéler qui j’étais réellement. Je savais qu’elle n’aurait pas peur, elle était trop forte pour cela, et elle avait mérité ma confiance depuis longtemps. » Il n’est pas difficile d’imaginer, à sa manière de raconter les choses, que la simple évocation du passé semble le plonger dans une certaine nostalgie, palpable. « Comme prévu, elle n’avait même pas eu un mouvement de recul, au contraire, elle n’avait ressenti que de la curiosité et je sens encore ses mains glisser sur ma peau pour se la réapproprier. Elle fut la seule humaine, en plusieurs millénaires à me voir ainsi. Et je ne saurais aujourd’hui toujours pas dire pourquoi elle plutôt qu’une autre… Je ne savais pas qu’elle avait consigné ses ressentis sur du parchemin, même si, la connaissant, c’est particulièrement flatteur. Elle n’était pas très portée sur l’écriture… » Le Démon reste silencieux quelque instant, un vague sourire perdu sur son visage, comme s’il est en train de se remémorer silencieusement de bons souvenirs. Son attention se porte soudain sur un autre point du livre. « Ah… Ma pièce… » Accompagnant ses paroles, il lève la main qui tient l’objet mentionné et fait tourner entre ses doigts le morceau de métal rond doré, dont les reflets brillent à la lueur des bougies. « Un objet de toutes les attentions, assurément. Certes, ce n’est pas un objet totalement banal : il m’a été offert par Asmodée. Un gage de sa reconnaissance, ou peut-être davantage. Beaucoup pensent qu’elle est en or, mais il s’agit d’un métal présent aux Enfers, même apparence, mais plus résistant et, surtout, plus… intéressant. Les Démons peuvent y instiller une partie de leur pouvoir. On peut le voir comme une sorte d’harmonisation. C’est une partie de moi, en quelque sorte. N’y-a-t-il pas meilleure représentation pour un Démon des Jeux et du Hasard qu’une pièce avec laquelle il peut jouer avec le destin des autres ? Je ne compte plus les âmes ayant cru avoir leur chance avec cette pièce... Tout autant de souvenirs... » Un sourire se glisse à nouveau sur ses lèvres, son regard se perdant dans le vide, avant de disparaître aussi soudainement qu’il était apparu, sa concentration se posant à nouveau sur le grimoire. « Il est difficile de résumer plusieurs millénaires d’existence. Au bout d’un moment, les souvenirs se mélangent et la chronologie devient délicate à maîtriser. Mais le travail de Huwbert est relativement précis et efficace. Mon existence est principalement composée de conflits avec d’autres Démons, de mon ascension progressive au sein du Cercle de la Luxure jusqu’à ma position actuelle, fort enviable d’ailleurs. Au point même que la protection d’Asmodée n’est pas suffisante pour repousser les plus téméraires. Mais qu’importe. Se sentir menacé est aussi une bonne raison de rester sur ses gardes. Ici ou là les Hommes m’invoquent, ou plutôt je dirais qu’ils ouvrent une porte et que je me contente de m’y glisser. Ils sont souvent inconscients de leur propre réussite et des implications qui en résultent. Certains sont stupides et d’autres plus retors, mais j’imagine que cela fait partie aussi de votre sélection naturelle, n’est-ce pas ? Je profite alors de ces escapades pour parcourir vos mondes, vos réalités. Je m’imprègne de vos cultures, j’apprends à votre contact et je me délecte parfois de vos désirs, de vos passions et de vos craintes. Je ne cherche généralement pas à leur nuire directement, mais je reste un Démon malgré tout, n’est-ce pas ? » Asep’Timusoth laisse échapper un soupir entre ses lèvres. « Le passé est bien là où il est cependant. » Il ferme alors le livre de Huwbert d’une main ferme, le son mat de la couverture de cuir pressant les pages de papier s’étouffant dans le silence de l’étude. Le Démon relève alors la tête et hausse un sourcil de surprise. « Vous êtes encore là ? » La surprise s’effaçant de son visage, ses lèvres s’étendent dans un rictus carnassier. Ses yeux d’or ne vous quittent pas, vous dévorant, presque littéralement, du regard. Il se penche légèrement en avant, diminuant la distance entre vous. « Que diriez-vous d’un petit jeu dans ce cas ? » | | | | | | | | | | | | | | | | | | |