- Desco, t’as ton p’tit frère qui t’attend dehors.
Son majeur bien tendu vint saluer un collègue aux joues rouges, sous cet abominable effort : marcher dans le hall entre le parking souterrain et l’ascenseur. Eh merde, il montait avec elle.
- Tu vas voir Phil ? Laisse tomber, tout l’étage vente est au courant, je crois que la Compta aussi.
Et, cruellement, il lui sourit avec un sadisme peut être mérité, penchant la tête sur le côté en la regardant comme on le ferait d’un petit chien abandonné, faussement empli de pitié.
- Le service RH aussi, tu viendras nous dire au revoir après ?
Kara serra les poings, le visage fermé, mais les yeux fixement posés sur la porte refermée exprimaient une haine féroce. Ce connard de Baku avait toujours été moqueur, sans doute pour compenser son physique vraiment disgracieux. Mais cette fois, ses piques ne lui semblaient pas drôles. Pas drôles du tout. Elle espéra secrètement qu’il soit le prochain, en serrant les dents, levant le menton dans une expression d’orgueil qui trahissait à quel point il venait de la toucher.
En silence, elle se libéra de cette situation en sortant quatre étage plus tôt que prévu, et finit alors à pieds, par les escaliers. Le meilleur moyen pour ne croiser personne, ceci-dit. Essoufflée, cernée, au bord de l’évanouissement tant elle devait faire des efforts pour ne pas trembler ou paniquer. Se maîtriser devenait douloureux. Mais pas le choix… Elle frappa à la porte d’un petit bureau emplit d’armoires aux dossiers bien classés.
« Hey, salut Ichika. Phil est là ? »
La petite Japonaise retira ses lunettes rondes, qui cachaient d’énormes yeux luisants d’une compassion qui la déstabilisa.
- Oui, il t’attend. Il est super tendu, je crois que sa femme veut divorcer.
Merveilleux.
Elle hocha la tête, la boule au ventre, ne se faisant plus d’illusion sur ce qui lui arriverait. Elle passa derrière la jeune femme aux cheveux relevés en queue-de-cheval, et toqua à la porte, une grande porte cette fois, une belle porte. Être convoqué chez Phil Sugimoto était toujours une épreuve. Il essayait d’avoir des plantes dans son bureau, qui mourraient toutes les unes après les autres malgré l’intervention d’Ichika, il aimait le golf, à voir les trophées sur une étagère, il aimait aussi l’eau pétillante, parce que des bouteilles en verre trainaient régulièrement un peu partout autour de lui. Elle s’inclina et crut bon de sembler décontractée.
« Salut Phil… » Il la coupa, ils avaient l’habitude de se parler franchement, et bien assit dans son fauteuil, le Directeur des Ventes soupira.
- Desco, pose-toi là, écoute-moi.
Très bien. Elle s’exécuta pendant qu’il se versait un verre d’eau qui crépitait, fixant son geste en perdant peu à peu le léger courage qu’elle avait réussi à conserver.
- T’as merdé. Y a six mois, j’ai demandé qu’on triple. J’y peux rien, c’est comme ça, c’pas moi qui veut des stock-options. On a doublé. C’est pas assez.
Kara se leva d’un bond.
« Phil, c’est dégueulasse, tu peux pa- »
- Stop, Desco, stop. Il leva les mains, fit un geste pour qu’elle reprenne sa place. J’dois prendre des mesures, les trois moins bons s’en vont. C’est tout.
« Mais je… »
Il reposa son verre un peu vivement, lui coupant le sifflet, et la faisant sursauter.
- C’est comme ça, discute pas. Tiens, Nomura a rédigé ta lettre de démission, signe.
Démissionner ? C’était dégueulasse, elle sentait la colère envahir ses bras jusqu’à ses poings, et se contracta. Phil avait l’air d’avoir l’habitude, et malheureusement, à son poste, il fallait être accroché, prêt à prendre des décisions difficiles. Elle avait toujours cru qu’il l’aimait bien… Si c’était le cas, il n’en montrait rien.
Se saisissant du stylo qu’il lui tendait, Kara gribouilla sa signature en tremblant, et le Directeur lâcha alors un profond soupir.
- J’vais te faire une lettre de recommandation. T’as trop de congés, et j’ai pas envie que tu aies besoin de revenir alors.
Pour la première fois, il sembla gêné. Kara, le regard noir faisait trop d’effort pour ne pas s’énerver, et ne pouvait pas parler, en risquant d’éclater. Elle se retenait déjà assez de pleurer. Il se leva pour contourner son grand bureau en acajou, lui posa une main massive sur l’épaule.
- Passe donner des nouvelles quand t’auras rebondi, je m’inquiète pas pour toi.
Elle fixait toujours la bouteille d’eau, sachant qu’elle devrait sans doute sourire et dire à Phil que ce n’était pas de sa faute, qu’elle comprenait, que c’était les actionnaires qui dirigeaient, qu’il n’y était pour rien, qu’il était un bon Directeur, qu’elle avait aimé travailler avec lui… Mais rien ne sortit. Elle se racla la gorge après un moment de silence gênant, et d’un mouvement d’épaule, jeta à bas sa main.
« Oui. Je ferai ça. »
Souffla-t-elle en mentant sans la moindre honte, se contenant trop pour dire autre chose et s’inclinant avant de faire demi-tour. Il fallait qu’elle passe cette porte au plus vite, qu’elle récupère ses affaires, qu’elle s’enfuit.
Dès qu’elle eut fait coulisser la porte, Ichika et trois autres femmes en tailleur s’écartèrent vivement, épiant visiblement la conversation. Elle leur lança un regard noir qui les fit frémir, et déguerpit d’un pas raide.
« Connards. » Gronda-t-elle entre ses dents, la mine sombre, les yeux fixes. Elle monta à son étage. Son ancien étage. Tetsu s’étouffa à moitié dans son mug, se leva et vint immédiatement vers elle. Il semblait vouloir lui dire quelque chose de sympa, mais ce n’était pas dans sa nature, de toute façon…
« Te fatigue pas, je prend juste mes affaires. Tu peux me rendre ma balle anti-stress ? »
Il affichait, finalement, une mine effroyable de tristesse, lui lança au visage sa balle, qu’elle ne rattrapa pas, évidemment, grogna, la ramassa et enfourna dans son sac à main une tasse, la balle molle, le prospectus du restaurant en bas… avant de se raviser, de déchirer le menu, et de le lancer à la poubelle.
L’humiliation continua lorsqu’elle dut remettre à la standardiste son badge, les clés diverses. Vite fait, bien fait. C’était tout Phil. N’importe qui reprendrait sa place, pourvu qu’il fasse mieux qu’elle. Et que les objectifs soient tenables.
Au moment de ressortir, Kara sembla se souvenir alors que quelqu’un l’attendait. Enfin, devait l’attendre, peut-être. Elle eut un doute, s’immobilisa. Est-ce que Kaito serait encore là ? Non, il avait dû repartir, ça avait duré au moins une heure, et il avait surement mieux à faire, de toute façon. Cette journée puait. Elle avait envie de pleurer.
Quand elle passa les portes vitrées qui s’étaient ouvertes automatiquement devant elle, il lui semblait que le monde entier la regardait et se moquait d’elle. Elle avait été virée. Virée. Mais la silhouette blonde d’un petit Etudiant était la seule personne qui n’avait pas l’air de la conspuer. Elle déglutit. Oh merde, il avait… acheté des fleurs ? Est-ce que c’était pour elle ?
Le voir encore là lui fit mal, sans qu’elle puisse se l’expliquer. Qu’il ne soit pas parti en courant, c’était déjà assez exceptionnel. Elle avait envie de lui sauter dans les bras. Mais elle avait des pierres dans le ventre. Kara serra son sac à main sous son bras et s’avança alors, la tête basse. Impossible d’ignorer que cela s’était mal passé.
« Salut. » Réussit-elle à articuler. Elle se sentit idiote. Il devait surement la trouver idiote. Nulle. Chômeuse.
« Je… » Son regard s’attarda sur les fleurs.