Saoto n’avait jamais conduit aussi vite, et ça n’avait rien à voir avec la sensation qu’on pouvait ressentir dans un jeu, et ce même dans le plus réaliste des jeux. Un jeu vidéo pouvait montrer la sensation de vitesse à travers la vue qui s’obscurcissait, le décor qui défilait à toute allure, et éventuellement à travers les sons, mais pas à travers les infimes vibrations qui parcouraient la voiture, et faisaient remuer frénétiquement le volant. A cette allure, un simple mouvement de la main enverrait la voiture droit dans le décor, et le choc serait fatal. Les véhicules de devant avaient à peine le temps de s’écarter. Saoto filait à tombeau ouvert sur le boulevard, une course mortelle contre la montre. Takeshi, lui, discutait rapidement avec le Central. Il apprit ainsi que les policiers se concentraient sur les Yakuzas, qu’il y avait de nombreux morts dans une maison, et qu’un scooter s’enfuyait dans les rues piétonnes.
« On poursuit le scooter, Saoto !
- Takeshi, ce n’est probablement qu’une adolescente effrayée qui s’était planquée dans la maison quand les Yakuzas ont débarqué... »
Saoto avait toujours du mal à comprendre pourquoi il devait prendre tant de risques, mais le Vieil Ours se refusait de lui expliquer ce qui se passait. Le temps leur manquait, mais Takeshi savait que tout était lié. Et Saoto avait appris à se fier aux instincts du vieil inspecteur. Il agissait donc en fonction de ce que Takeshi souhaitait, et commença à freiner. Il braqua à gauche, faillit perdre le contrôle du véhicule. Les pneus crissèrent sur le bitume, Saoto eut une prière silencieuse en voyant un bus de transports en commun se rapprocher dangereusement. Il y eut un concert de klaxons, et l’homme parvint de justesse à l’esquiver. Il manqua également de peu des voitures en stationnement, rétrograda, passant de la quatrième à la deuxième en une dizaine de secondes, puis fonça rapidement, faisant rugir le moteur.
« Tu t’en sors bien, mais évite de te croire dans un jeu vidéo...
- Je t’emmerde, Takeshi ! Si on se mange une voiture, on est foutus !
- Détends-toi, on se rapproche. »
Le Central avertissait que les Yakuzas s’étaient réfugiés dans un entrepôt, mais Takeshi savait qu’ils réussiraient à s’enfuir. Ces criminels connaissaient Seikusu comme le fond de leurs poches, et on ne les aurait pas si facilement. C’était une raison de plus de se concentrer sur la fille. Repérer un scooter dans les rues piétonnes n’était en théorie pas difficile, mais le problème était qu’il y avait, au centre des rues piétonnes, un marché. Saoto arrêta la voiture devant l’entrée d’une rue piétonne, et les deux flics en sortirent. Ils interrogèrent les piétons, paniqués, et apprirent ainsi plusieurs choses intéressants. Un vendeur de nouilles, pour commencer, les informa qu’une femme avait abandonné un scooter en courant rapidement, et qu’elle était poursuivie par un homme à bord d’une espèce de moto américaine. Un « type au look de motard, avec une moustache en U affreuse ». Saoto et Takeshi se regardèrent, reconnaissant là le signalement d’un tueur à gages sévissant à Seikusu, Toroko, qu’on surnommait parfois Steppenwolf. L’homme était un fan des films d’actions américains impliquant des motos, du rock’n’roll, et des Hell’s Angels. Comme il adorait Born To Be Wild, ce surnom lui allait bien. Toroko avait fait feu sur la jeune femme, « une Asiatique », mais sans la toucher. Il avait crevé un pneu, en revanche, et elle avait du abandonner son véhicule, fuyant vers le marché.
« En quoi cette fille est-elle aussi importante ? s’enquit Saoto.
- Il est impératif de la retrouver, Saoto. On se disperse au marché pour avoir plus de chance. »
Saoto grogna, mais décida de ne pas se laisser faire.
« Tu me dois des explications, Takeshi ! Pourquoi j’ai pris tous ces putains de risques insensés ? C’est ta fille ou quoi ?! »
Takeshi serra les lèvres, secoua la tête. Le temps leur manquait, et il n’avait clairement pas le temps. Le Vieil Ours se retourna vers son coéquipier, et parla rapidement :
« Cette fille est liée à une enquête vieille de vingt ans, et qui pourrait avoir des incidences avec ce qui nous concerne en ce moment. Elle pourrait bien être au cœur de cette histoire, et constituer le chaînon manquant permettant de nous attaquer à Jyendaï. Mais je n’ai pas le temps de t’expliquer ça, Saoto, merde ! Il faut la retrouver, et vite ! »
Takeshi n’attendit pas que Saoto parle, et s’élança vers le marché. Saoto jura sur place, puis s’avança également. Le marché avait lieu toute la matinée, et réunissait quantité de marchands venant de toute la région. Il y avait de nombreux étals, et on trouvait un peu de tout : nourriture locale, souvenirs, vêtements, livres... Le marché était très vivant, et ouvrait toute la journée. Des lampions avaient été dressés, mais ils étaient tous éteints, vu qu’il ne faisait pas encore nuit. Saoto s’avança au milieu des étals, nerveux et attentif. La jeune fille devait être à l’intérieur, tentant de fuir le tueur à gages. Tout ça lui rappelait un conte allemand qu’il avait lu jadis, Le Petit Chaperon Rouge. La version de Grimm. Il était le bûcheron venant à la rescousse d’une femme poursuivie par le grand méchant loup. Malgré son manque flagrant de style, Tokoro était un tueur d’une efficacité redoutable.
*Ne te laisse pas déconcentrer, Saoto.*
Ce dernier avait un Glock, qui le tentait nerveusement. Il observait les gens, tentant de dissimuler sa nervosité. Il y avait tellement de monde. Saoto avançait le long des allées, et vit même une estrade de jeux vidéos d’arcade. Dans un coin, on vendait également des croustillons, des gaufres, et des crêpes. Des odeurs appétissantes attaquaient ses narines, faisant gigoter son estomac. Il s’y rapprocha. Des individus mangeaient des sandwiches, parlant entre eux rapidement. Des jeunes, vieux, des enfants, des bandes de filles qui profitaient d’heures libres pour se promener dans cette grande place. Certains avaient des écouteurs sur les oreilles, et Saoto se rappelait les bases de sa formation. L’observation. Savoir repérer tous les éléments suspects rapidement. Ne jamais agir précipitamment, toujours réfléchir, peser le pour et le contre avant de brandir son arme. L’arme sortie, on avait franchi un passage. Ce n’était plus l’observation, mais l’action. Et il fallait avoir bien observé pour que cette phase, décisive, soit réussie.
Le temps semblait se suspendre, les secondes s’élargissant pour former de longues minutes, alors que le flic avançait nerveusement, regardant à droite et à gauche. Tokoro n’était pourtant pas discret, avec sa veste en cuir, ses longs cheveux, et sa moustache ! Il fut tenté de demander aux passants si ces derniers avaient vu un gars avec un look de biker. Il se rapprocha d’un homme, mais ce dernier ne lui répondit même pas.
« Monsieur... répéta-t-il devant quelque chose d’autre.
- J’veux pas l’savoir, et ça m’intéresse pas ! » répliqua ce dernier, le prenant visiblement pour un démarcheur.
Merde... Merde, merde, merde ! Putain, Saoto, réfléchis ! Si tu étais dans la peau d’une jeune fille terrorisée, où chercherais-tu à aller ? A te perdre dans le marché par peur que ton adversaire te retrouve ? Non, quelle question ! Tu foncerais plutôt vers une sortie. Mais personne ne semblait avoir vu une femme paniquée, il n’y avait aucun marchand qui pestait contre du matériel renversé. Et s’il faisait fausse piste ? S’il tournait en boucle ?
*Le Vieil Ours a perdu la tête... Tu devrais être en train d’enquêter sur Jyendaï, pas à chercher une adolescente effrayée qui débarque de la campagne, et qui fuit son petit copain ! Tokoro, tu parles... Tu te fais des films, Saoto, bordel !*
Il regarda autour de lui, et manqua alors défaillir en voyant un individu au loin, avec de longues moustaches, et une veste en cuir délavée... Tokoro ! Saoto se pressa, hésitant à sortir son arme, ne voulant pas d’un mouvement de panique, et joua des bras et des coudes pour se faufiler à travers la foule.
« Hey ! Attention !
- Police ! Écartez-vous, bordel !
- Va te faire enculer ! »
Saoto vit Tokoro s’engager sur une allée à droite, une main dans son veston, probablement pour en sortir son flingue. Merde ! Dépêche-toi, Saoto ! Il se fit un peu plus pressant, et parvint à rattraper Tokoro, et vit clairement ce dernier sortir son arme. Tant pis pour la discrétion ! Saoto sortit son arme de poing, son Glock, et fit un coup de semonce !
*BANG !*
Après la balle, les hurlements.
« POLICE !! » hurla Saoto de sa voix de baryton.
Tokoro tourna immédiatement la tête, et répliqua en ouvrant le feu, avant de courir dans son allée. Saoto s’élança à sa poursuite, écartant les gens, et s’engagea dans l’allée... Pour éviter de justesse une série de coups de feu, et s’abriter derrière un étal. Il répondit en ouvrant le feu, tandis que Takeshi débarqua à l’opposé de Saoto.
« T’as repéré la fille ?
- Elle est en train de foutre le camp par la porte Nord ! Rattrape-là, vite ! Je m’occupe de ce gars !! »
Saoto regarda brièvement Takeshi, qui était on ne peut plus sérieux. Après tout, Saoto était par excellence un coureur. Il hocha la tête, se releva, se retourna, et courut rapidement. Il s’engagea dans une autre allée, et vit brièvement une femme foutre le camp. Sentant sa chance le rattraper, Saoto s’élança à sa suite.
« Hey, vous ! Arrêtez-vous ! Police ! »
De son côté, Takeshi continua à ouvrir le feu.
« Tu t’en sortiras pas, Tokoro ! J’ai appelé des renforts ! Rends-toi ! »