Quand il attrape ma main je réprime une plainte. Il m'écrase les doigts. Son visage est méconnaissable à cause des coups qu'il a reçu. Mais sa voix aussi sonne bizarrement. Après tout ça je ne sais pas comment prendre ce qu'il me dit. Pourquoi c'est pour moi qu'il faut s'inquiéter ? Je me suis déjà bien inquiétée face à ces cinq types, et finalement il n'en a fait qu'une bouchée. Face à lui je ne pourrai pas me défendre, et je n'ai pas envie de ressentir cette horrible sensation une quatrième fois. Pas déjà, plus jamais. Je commençais à peine à me sentir rassurée, maintenant je ne sais plus ce que je ressens. Il me fait peur, mais j'ai aussi peur qui m'abandonne.
Je suis bien vite obligée de choisir entre les deux. Des sirènes de police éclatent dans les rues. Il me prend par la main, mais déjà bien plus gentiment. Je me relève et le laisse me guider quand il va ramasser ma serviette de cours. Dire qu'il pense à ce détail. Une partie de moi qui se méfie, et me dit qu'il est peut-être en train de couvrir ses traces pour que personne ne parte à ma recherche. mais quand il se redresse et que je le sens tout contre moi, mon choix est déjà fait.
" Tu as besoin de repos et d'un peu de paix, je pense. Je... fais moi confiance, d'accord ? Fais moi confiance...
- D'accord. "
Je n'ai pas le temps de me demander dans quel direction il va me tirer qu'il se baisse. Son bras libre passe sous mes genoux et il me soulève du sol, visiblement sans effort. Il ne me laisse pas plus de temps pour lui dire que je peux encore marcher. Mon cœur n'en finit pas de battre la chamade. On décolle. Le sol disparaît, ne laissant que les façades des building, qui finissent par s'effacer pour ne laisser que le ciel. Il ne m'a toujours pas lâché la main, mon bras libre est dans le vide.
Kyle vole. Rien que de le penser c'est de la folie pure. L'air devient froid mais ce n'est pas ça qui me fait soudain tressaillir. Une horrible pensée vient de me traverser l'esprit. Si c'était vraiment de la folie ? Si j'étais encore sur le capot de cette voiture, à subir les pires horreurs entre les mains de ces cinq types ? Si tout ça n'était qu'un rêve, soufflé par la petite voix ? Ce serait pousser un peu loin le fantasme du héros, mais il y a une logique. Je prends l'avion dix fois par ans, quasiment depuis ma naissance. Voler ne me fait pas peur, à chaque fois c'est pour retrouver des gens et des endroit que j'aime. Et en ce moment rien ne me ferait plus plaisir.
" On... Vole ?
- Je répondrais à toutes tes questions plus tard. "
Mon sauveur qui me rembarre ? Et à moins qu'on se pose en Irlande dans les dix minutes qui viennent, devant la maison de ma mère, ce ne sera pas encore trop beau pour y croire. Si c'est réel, ça restera sans doute la plus grosse surprise depuis mon arrivée à Seikusu. Quoique dans cette ville on ne peut jurer de rien. De toutes façons je n'ai rien d'autre à faire que me laisser aller. En revanche Kyle a l'air de ruminer. Je voudrais lui caresser le visage pour le rassurer, mais j'ai peur de relancer la douleur de ses hématomes et de sa lèvre. Et je ne sais pas quoi dire. Après tout, si j'avais réfléchi avant de foncer il ne serait pas dans cet état. Je regrette presque de l'avoir laissé me raccompagner, malgré tout ce que ça m'aurait coûté.
Il finit par descendre. Je jette un petit coup d'œil vers les lumières qui s'approchent. Une petite auberge traditionnelle. Son refuge. Le mien est à des milliers de kilomètres, trop loin pour que j'y courre quand ça va mal. Comme en ce moment. Alors quand il me propose de me ramener en ville je me contente de le fixer dans les yeux en secouant doucement la tête. Non, surtout pas.
Une femme sort nous rejoindre et c'est en tournant les yeux vers elle que je réalise qu'il s'est posé dans la cour. À l'entendre s'inquiéter je me demande si ce n'est pas sa mère. Mais Kyle n'a qu'à ouvrir la bouche pour me rappeler sa mère n'est sans doute pas Japonaise. Je préfère me faire toute petites, d'autant que la scène est plutôt amusante. Ce n'est pas sa mère mais elle pourrait à sa façon de le reprendre, et celle dont il s'excuse. En tous cas la petite dame a l'air montée sur batteries.
" J'emmène ton amie, Kyle kun. Je vais prendre soin d'elle, tu n'as pas à t'inquiéter. Venez, mademoiselle, venez ! "
Elle m'invite à la suivre, en s'inclinant presque assez pour me faire une révérence. J'adresse un dernier et grand à mon sauveur, en laissant glisser ma main hors de la sienne.
" À tout à l'heure, Kyle-kun. "
Même aussi gentiment, c'est un peu ingrat de ma part de le chambrer. Au moins ça devrait le rassurer un peu. Je suis la maîtresse de maison à l'intérieur. J'en profite pour me présenter à mon tour, et m'excuser. Mais pensez-vous ! Avec Kyle-kun il en faut beaucoup plus pour être dérangé ! Bien sûr je ne dois pas le lui répéter. Elle a l'air de l'aimer, son Kyle-kun, et de toute évidence c'est réciproque. Je n'ose pas lui demander s'il vient souvent ici, parce que ça reviendrait à demander si ça va souvent mal pour lui.
Hirohito-sama me conduit à une chambre, celle que je vais partager avec Kyle. J'ai surtout besoin d'une bonne douche, ou plutôt des bains dont ils ont parlé. Je profite d'un miroir pour regarder de quoi j'ai l'air. Mon visage est encore rouge mais intact, j'ai les cheveux en pétard. La manche droite de ma veste est un peu décousue, la gauche presque arrachée. Les boutons sont partis dans la bagarre, comme plusieurs de ceux de mon chemiser. Je baisse les yeux pour déboutonner ce qui reste, remarquant au passage que mes bas sont irrémédiablement foutus.
Je découvre mon ventre, et risque un doigt sur la grosse marque violacée à côté de mon nombril. Je l'effleure à peine que je tressaille. Ça fait mal, mais pas au point de me plier en deux ou de me faire trembler les jambes. Hirohito-sama revient poser un yukatabira bleu nuit, impeccablement plié, et une paire de getas sur la commode.
" Je vais vous trouver des vêtements, Yamagashi-san.
- Merci beaucoup.
- Si vous voulez vous détendre nous avons réservé le "Bain des Amants" et... "
Et soudain son regard se fait un peu méfiant.
" Depuis combien de temps connaissez-vous Kyle-kun ? "
Question piège, même double-piège. Je le connais depuis deux heures à tout casser, ou une éternité avec ce qu'on a traversé. Quand même un peu tôt pour partager la chambre et le "Bain des Amants". Si en plus je lui dis que je suis sa professeur, un de nous deux risque de dormir sur le paillasson. Mais si je mens ce sera moi, et pas un risque. Ça ne se fait pas de mentir à son hôte, surtout quand on s'impose. Je préfère être honnête, même si je ne suis pas trop sûre de mon coup.
" Un peu moins de deux heures. "
Les yeux d'Hirohito-sama s'étrécissent, et ne me lâchent pas avant qu'elle ne quitte la pièce. Inutile de me dire de faire attention avec Kyle-kun. Je ne peux pas m'empêcher de penser que si elle avait été là, on aurait pas eu le temps de morfler. Mais bon, je poursuis mon petit examen. Aïe ! Je vais avoir une belle bosse derrière la tête, mais pas de sang dans les cheveux. En me déshabillant je découvre tous les hématomes sur mes bras et mes jambes, aux endroits où nos agresseurs m'ont agrippée.
J'en ai un frisson. D'une certaine façon leurs mains sont encore sur moi. Je ferme les yeux et porte une main à mon front. Je respire profondément. Ils sont loin, et ils ont pris une dérouillée. Mais surtout je suis ailleurs. C'est fini et bien fini, je ne risque plus rien pour le moment... Enfin rien à part me faire mettre à la porte à coups de pompes aux fesses, si je cause encore du soucis à Kyle-kun. Et avec des sandales traditionnelles en bois ça pourrait faire mal. D'ailleurs je passe mes getas, et mon yukatabira. Et comme à avec tous les kimonos depuis que j'ai six ans, je mets un temps monstre à nouer la ceinture correctement. C'est que je viens d'Irlande, les ceintures avec lesquelles on m'a élevée avaient des boucles.
Mais ça me rassure d'une certaine façon. En partant à la recherche du "Bain des Amants" je n'ai pas vraiment envie d'enlever ce kimono. Je ne veux pas que Kyle voit toutes ces marques et s'excuse encore. S'il s'en veut d'avoir laissé le temps à ces hommes de me faire le peu que j'ai enduré, alors j'ai bien le droit de penser que je ne l'ai pas volé. J'ai bien le droit prendre un peu sur moi.
Je m'efforce de retrouver le sourire en arrivant au bain. Le cadre est on ne peut plus douillet et intime, cerné d'arbre rassurants qui ouvrent sur la ville. Seikusu est toujours là, fourmillante de vie, de surprises et de menaces. Mais on est au-dessus, hors de sa portée. Je remarque tout de suite Kyle tranquillement installé dans le bain. Il est nu, l'air et chaud et humide, mais contrairement à mes habitudes ça ne suffit pas à m'émoustiller.
Je remarque aussi la trousse à pharmacie, que je ne manque pas d'attraper au passage. Tant pis pour le bain, je préfère laisser mon dos et mes muscles me tirer encore toute la nuit que d'infliger à Kyle la vue de mes stigmates. D'autant que les siens sont bien pires. Il n'a pas pu manquer mon arrivée, avec mes getas qui claquaient le parquet où je les ai laissées, et maintenant mes pied qui font cliqueter les galets.
" Je comprends pourquoi tu viens ici, Kyle-kun. "
Oui, j'en remets une petite couche en approchant. Et une petite couche de leçons particulière, même s'il sait sans doute déjà ce que je fais mine de lui apprendre.
" Kun, c'est pour les jeunes garçons. Alors comme j'ai vingt-six ans, je dois t'appeler Kyle-kun ou Kyle-san ? "
Je viens m'agenouiller au bord du bassin, près de lui, posant la boîte à pharmacie à portée de main. J'ai du mal à retenir une expression de dégoût, vivement teintée de colère, quand je vois à nouveau d'aussi près son visage. Chaque blessure que je vois me rappelle que si j'avais réfléchi avant de foncer il n'en serait pas là. Ma gorge se sèche d'un coup.
" Je... "
Je me penche vers la boîte. Je fuis son regard. Pour un peu j'allais m'excuser, mais à tous les coups il s'y serait mis aussi. Il m'a sauvé, bordel ! Du viol collectifs, peut-être même de la mort ! Qu'est-ce qu'il lui faut de plus ?
" Bouge pas... Je vais m'occuper de ça. "
J'espère que je n'ai pas l'air trop fébrile, ou que ma voix de s'étrangle pas trop. J'essaie tellement de me retenir que je ne suis pas sûre. Et à force de farfouiller dans la petite boîte, je commence à me rendre compte que ma vision se trouble.