-Shion, je t’en prie! Je peux tout t’expliquer!
Les suppliques de son fiancé… pardon, ex-fiancé, ne remuèrent pas du tout la jeune néréide. Elle avait avorté le bébé la journée même, les supplications du médecin la laissaient donc, maintenant totalement de glace. Elle avait tellement cru à leur union, elle avait tellement cru à leur amour et elle avait tellement cru être réellement spéciale pour le jeune Loup-Garou par erreur qu’elle avait été anéantie pendant des jours. Elle n’avait qu’à peine mangé, et bu juste assez d’eau pour rester en vie. Au fond, elle n’était qu’une jeune adolescente qu’il avait pu se taper pendant ses heures de travail, pendant que les autres élèves étudiaient en classe. La Néréide n’était pas d’un naturel rancunier, et peut-être même aura-t-elle oublié cette histoire dans quelques semaines, mais pas maintenant. Elle avait rassemblé les effets personnels de son amant et avait tout mis dans des sacs et valises avant d’aller voir le propriétaire de l’appartement et lui annoncer son départ. Malgré la gentillesse de celui-ci, qui lui proposait de lui faire rabais, elle n’arrivait simplement pas à vivre à l’endroit où elle avait passé tant de temps à préparer son petit nid d’amour.
Saïl tenta d’entrer dans l’appartement pour la raisonner, mais elle recula, l’empêchant de seulement la frôler. Il put donc voir que tous les meubles n’étaient déjà plus dans la maison. La plupart du mobilier avait été vendu, et la moitié des profits fait par ces ventes qui revenaient au jeune homme était entre les fins doigts de la demoiselle des eaux. Elle lui tendit le bout de papier.
-Va-t-en, Sail… Il n’y a plus rien pour toi ici… ni pour moi, d’ailleurs…
-Je t’aime! Je te supplie de me croire! S’il te plait, écoute-moi!
-Tu as eu deux semaines pour me l’expliquer, Saïl… Et à la place, tu es restée avec elle, à lui faire l’amour, à lui dire que tu l’aimais…
Si Shion avait toujours des larmes à faire couler, elles auraient coulé, mais en ce jour, à cette heure, ses yeux étaient aussi secs que vides, mais malgré tout, elle avait mal. Son cœur voulait lui sauter de la poitrine et se déchirer. Quand Saïl vit qu’elle allait s’effondrer de chagrin d’une minute à l’autre, il baissa la tête et, piteux, prit le chèque qu’elle lui tendait à bout de bras, se détournant de son ancienne petite amie, qui referma délicatement la porte. Il l’entendit tomber à genoux, derrière la porte, et éclater dans des sanglots déchirants. Il sut alors que peu importe ce qu’il pourrait bien inventer pour se tirer d’affaire, il ne pourrait jamais plus vivre avec Shion, il ne pourrait plus jamais la serrer dans ses bras, savourer ses sourires, ses rires et ses baisers, sa chaleur contre la sienne dans les froides nuits d’hiver. Il ne la reverrait plus jamais. S’il pleurait, s’il regrettait, Shion ne le saurait jamais. Il craignait qu’elle ne commette l’irréparable, mais il ravala son désir de la rejoindre; elle était plus forte qu’il n’y paraissait. Si elle était l’incarnation même de la douceur et de l’amour, elle restait tout de même une femme ayant essuyé de cuisantes épreuves.
Shion pleura. Malgré tout, il lui restait encore des larmes à verser. Créature déchue qu’elle était, dans un monde aussi noir que la nuit, entourées de sombres prédateurs qui n’attendaient que sa première défaillance pour lui fondre dessus et la déchiqueter en lambeaux. Elle s’accorda le droit de pleurer, encore une fois, car elle savait que cette chute serait celle qui lui permettrait de mieux se lever demain, et de sourire. Ses mains trouvèrent ses yeux et elle pleura, comme une enfant, mouillant une nouvelle fois sa robe de gouttes lacrymales, appelant malgré elle son ancien amant à la rescousse. Elle aurait voulu qu’il la prenne dans ses bras, et même si elle savait que c’était pour le mieux, elle aurait quand même voulu qu’il y arrive, et elle regrettait. Elle regrettait d’avoir raison. Elle regrettait de savoir à propos de sa trahison, elle se bafouait, se reniait elle-même, elle se maudissait. Et peu importe le nombre de larmes qu’elle versera, elle savait très bien qu’il ne reviendra plus jamais. C’était fini. Autant pour lui que cela ne l’était pour elle.
Quand la tempête passa, malgré ses sanglots encore frappants tant ils étaient forts, elle parvint à trouver la force de se relever et de marcher sur ses jambes aussi tremblantes que dangereusement faibles vers sa chambre à coucher, où le dernier meuble se trouvant dans la maison, son lit, continuait de siéger. Ce serait le dernier moment où elle toucherait quelque chose que Saïl a touché. Elle souleva doucement les draps et s’allongea à l’endroit où son compagnon avait l’habitude de dormir. Sensible aux odeurs, son nez lui donna l’impression qu’elle était encore à ce moment-là dans les bras du jeune homme, qu’il l’embrassait tout doucement. Puis, la nuit s’avanca jusqu’à ce que finalement, l’étrange présence s’évanouit, et Shion quitta son lit. À minuit, elle devait avoir évacué les lieux, et ce lit serait un cadeau aux nouveaux arrivants, un cadeau leur souhaitant de ne pas vivre ce qu’elle avait vécu, de vivre d’un amour pur, sincère et tendre. Après avoir un peu bu d’eau pour désaltérer sa gorge, elle quitta l’appartement et verrouilla la porte avant de laisser glisser la clé dans une petite enveloppe qu’elle déposa dans la boite à malle de son propriétaire. Empoignant sa valise, elle se dirigea vers son nouveau lieu de résidence. Marcher d’un point à l’autre lui prit peut-être une heure, mais cette heure s’avéra salvatrice pour une femme qui avait autant souffert de son amour, et qui avait besoin d’air pour pouvoir réfléchir plus clairement. Elle avait enfin fait ce qu’elle devait faire, et continuer à pleurer lui sembla étrangement vain, car la vie qu’elle avait était encore jeune. Elle ne pouvait pas simplement tout abandonner parce qu’elle avait le cœur brisé. Il y avait des hauts et des bas, dans la vie, et il fallait qu’elle vive avec ce fardeau, jusqu’à ce qu’il s’en aille de lui-même dans un autre événement plus positif, quelque chose qui lui rappellerait la beauté de ce monde.
***
-Shion! Table trois, s’il te plait! Dépêche-toi avant que cela ne refroidisse!
-Oui, monsieur!
Malgré ses mains maladroites, la jeune et jolie néréide s’empara du plateau et s’empressa de l’emmener à sa clientèle, s’inclinant bien bas pour remercier ses clients de l’attente puis pour leur souhaiter un bon appétit. Les deux adolescents dévisagèrent leur ancienne camarade de classe avec surprise, tant ils ne s’attendaient pas à la revoir aussi rayonnante. Elle avait quitté le Lycée en même temps que l’infirmier de l’école, et pourtant, elle semblait bien portante, et ledit infirmier ne semblait pas être dans les parages. Elle ne les avait visiblement pas reconnu, mais c’était bien leur cadet de leurs soucis. Elle s’assura, d’un coup d’œil, qu’ils mangeaient avec appétit, puis elle se dirigea vers l’arrière-boutique pour retirer son uniforme de travail et enfiler une tenue plus conventionnelle qu’elle avait emmené avec elle. Ce soir-là, elle avait un rendez-vous avec une correspondante d’un pays étranger. Une femme apparemment très peu habile avec l’internet, parce qu’elle avait eu tout le mal du monde à trouver un moyen de lui faire parvenir une photo, causant tout de même un regain de bonne humeur à son amie.
Le rendez-vous était à 18h, dans un restaurant que Shion n’avait pas les moyens de fréquenter, mais où sa correspondante l’avait invitée en lui assurant qu’elle paierait pour tout ce qu’elle consommerait. Malgré ses refus, elle avait insisté, et elle avait même fait la réservation. Donc, à 18h, Shion était assise, vêtue d’une robe de soirée en satin noir, avec une ouverture dévoilant sa cuisse droite, des gants blancs comme la neige qui lui remontait jusqu’au haut des bras, un collier d’argent passé à son cou et ses cheveux rosés coiffés par une esthéticienne de talent tombaient dans une douce cascade dans son dos et sur ses épaules, courbés à la fin pour bien souligner son visage impeccable. Elle s’était préparée avec le plus grand soin, et elle espérait sincèrement faire bonne impression.
Elle attendit donc l’arrivée de son amie.