Je suis tellement bien avec elle. Je ressens des choses que peu ont réussi à éveiller en moi. Bien sûr elle n'est pas comme les autres, ni nos relations. Celles que nous avions à l'époque étaient étranges, ou du moins inhabituelles. En fait, vue de l'extérieur, elle ne devait même pas avoir l'air d'une relation. Et quand j'y repense, je sens pointer comme un doute. C'est peut-être d'avoir joui avec elle, comme si l'ivresse passait un palier pour devenir moins agréable. Ce moment où le vertige commence à l'emporter sur la légèreté. Je nous revois toutes les deux à l'époque, puis soudain ici des années plus tard. Et j'ai l'affreuse impression d'avoir raté quelque chose. Entre les deux étudiantes de la fac et les deux femmes qui se sont croisées dans la rue, ça a été le jour et la nuit. Mais il s'est passé tellement de choses de l'un à l'autre.
De mon côté ça ne colle pas. Au-delà de mes coucheries il y a trop de parties qu'elle ignore et que j'aurais dû lui révéler avant de lui sauter dessus comme je l'ai fait. Il y a aussi des parties d'elle que j'ignore et que j'aurais dû essayer de découvrir. Au lieu de ça je l'ai désirée au premier regard, alors je l'ai draguée. J'ai sauté sur la moindre occasion de l'aguicher ou de la pousser, je lui ai dit qu'elle était mon amie, puis plus que mon amie, que je l'aimais... Tout ça pour la baiser. Je ne m'y suis pas pris n'importe comment non plus. J'ai joué de ma beauté à la perfection, et de ma langue si douée. J'ai étalé mon expertise en la matière, tout en douceur, et je l'ai faite jouir. Rien à redire là-dessus, Aoki a pris un pied énorme. J'ai bien fait les choses, et tout le problème est là. J'ai seulement hésité, et par jeu la plupart du temps. Alors que j'aurais dû refuser, ne pas proposer. Pas aussi vite.
Et quand l'Aoki adulte commence à se décrire à mots couverts, apparemment sans regrets, j'ai l'impression de voir le fantôme de l'étudiante au bord du lit. Et ce n'est pas avec tendresse qu'elle me regarde. Sans le vouloir, sans même le réaliser, elle ne fait qu'en rajouter. À chaque mot et chaque geste un poids grandit sur ma poitrine, qui n'a rien et tout à voir avec la sienne. Comment ça a pu se produire si vite ? Je me sentais tellement bien il y a seulement deux minutes, je brûlais de désir et j'étais heureuse. Soudain ils n'y a plus que des cendres froides et je me déteste. Je m'écarte d'elle. Je la fuis pour lui tourner le dos et m'asseoir au bord du lit. Ma tête s'abaisse pour s'enfouir entre mes mains, puis je les fait glisser jusque dans mes cheveux. Hitomi, espèce de salope égoïste, t'aurais pas pu le voir plus tôt ?... Des années plus tôt, quand ça te crevait déjà les yeux.
" À l'époque... "
J'ai déjà la voix qui part en sucette. Je prends une grande inspiration pour me calmer, et essayer de dénouer ma gorge. Je fous tout en l'air, mais il faut que ça sorte. De toutes façons c'est ça ou j'attrape mes fringues et je m'enfuis. Je n'ose pas me retourner pour la regarder. Le seul fait de la savoir dans mon dos me rend malade.
" Tu te souviens, Aoki ? Ça m'a pris plus de trois mois pour te convaincre de... de ne plus m'appeler senpaï. "
Si elle se souviens de ça, alors elle doit aussi se souvenir qu'elle ne m'avait jamais seulement fait la bise. Et que celles que j'avais réussi à lui donner, toutes par surprise, se comptaient sur les doigts d'une main. Des mois et des mois pour quelques petits bisous à peine amicaux, aujourd'hui deux ou trois heures seulement pour se bouffer comme des morfales. Je n'arrive pas à encaisser. D'autant moins qu'elle a tout fait pour rester la même, ou peu s'en fallait.
" Tu te souviens aussi de comment tu réagissais, quand je te faisais la bise ?... Rappelle-toi. Chaque fois tu te mettais à me surveiller. Et tu me laissais plus approcher à moins d'un mètre pendant des semaines. Mais tu me laissais quand même revenir. "
Je sens les larmes qui commencent à couler. Je serre les dents un coup en les essuyant. Tous ces souvenirs qui reviennent, que je vois soudain différemment.
" Tout le monde disais que t'avais un cœur de pierre, que t'étais froide. Aoki-chan c'est qu'un pétasse qui se la joue. Aoki-chan elle a pas d'amis parce qu'elle est trop conne. Aoki-chan, elle a juste besoin de se faire trousser... T'imagines pas toutes les horreurs qu'ils racontaient dans ton dos. Ils étaient tous jaloux que tu t'en sortes aussi bien toute seule. Et tu... "
Ça je serre les dents en y repensant, et je gonfle ma poitrine d'air. C'est l'une des rares choses dont je puisse encore être un peu fière, même si n'a pas suffit.
" Tu n'imagines pas combien de fois je me suis engueulée avec des gens qui disaient ça... J'ai même failli me battre. Si tout le monde t'as laissée tranquille quand on est devenues amies, c'est seulement parce qu'ils avaient peur de Makiko. Tu dois te souvenir d'elle, la championne des clubs d'arts martiaux de la fac. J'habitais avec elle... Et je couchais aussi avec elle, pour tout dire. Alors personne osait s'en prendre à moi ou à mes amis, parce que personne voulait se retrouver devant elle... Tous les bruits qui couraient sur elle étaient vrais, Aoki. Quand elle s'énervait, il valait mieux que je sois là pour la calmer. "
En fait je n'en suis plus si fière. Il n'y a aucune raison d'être fière d'utiliser l'une de ses meilleures amies comme épouvantail, pour en couvrir une autre dont on ne prend pas soin comme on le devrait. Je me redresse, toujours sans oser me tourner vers elle. Dire tout ça ne me soulage pas, au contraire. Mais maintenant que j'ai commencé je ne peux plus m'arrêter.
" Bref, tout le monde te voyais comme ça. Et au début, moi aussi je pensais des choses de ce genre. Pas méchamment : je te plaignais. La pauvre fille toute seule, et qui laissait personne approcher... Alors quand tu es venue vers moi... Non, après. J'ai vite commencé à remarquer des petites choses, des détails qui me montraient que... que j'étais plus que ce que tu voulais bien avouer. Et je me sentais tellement privilégiée que je cherchais pas plus loin... pas vraiment... Je voulais que tu me montres plus que j'étais une amie, et pas une senpaï... Je voulais pas... voir... que pour vraiment être ton amie... "
Cette fois je craque, j'enfouis à nouveau mon visage dans mes mains pour fondre en larme. Je ne voulais pas voir, ni agir. Je ne voulais assumer les risques. Il n'agissait pas d'une amourette secrète, ou du fantasme de l'étudiante plus jeune, encore naïve et innocente, stricte froide devant tout le monde et se serait débridée pour moi. J'aurais dû être sa senpaï jusqu'au bout. J'aurais du la guider sur les chemins que j'avais parcouru avant elle. J'aurais dû lui parler, tout connement, mais je ne l'ai pas fait. Je n'ai pas été à la hauteur, ni à l'époque ni aujourd'hui. Et aujourd'hui j'ai peur qu'il soit trop tard. Aujourd'hui elle parle de me torturer amoureusement, de devenir ma chose. Elle me demande de jouer à pile ou face avec ses sentiments. Je ne peux pas supporter d'entendre ça, encore moins de cette façon. Je ne peux pas supporter de comprendre ce qu'elle est devenue parce que moi je ne lui ai pas offert le choix quand j'étais la seule à pouvoir le faire.
Ça n'a rien à voir avec la forme. Qu'elle veuille qu'on s'attache au lui, qu'on range les câlins pour se lancer dans le sexe sauvage, voie carrément pervers. Qu'on se morde et qu'on se griffe si elle veut, ou qu'on s'utilise l'une l'autre comme des jouets. Tout ça ne me fait pas peur, au fond ce n'est pas important. Elle pourrait même inviter son berger allemand au lit avec nous que je ne prendrais pas la fuite. Ce serait bizarre, ça je ne prétendrais pas le contraire. Toutes les choses qu'elle a peut-être fait, qu'elle aime peut-être faire et qui ne sont pas dans mes habitudes : elle aurait aussi bien pu les découvrir et les apprécier si les choses avaient été différentes. Et j'aurais beau jeu de critiquer vu ce que je fais, moi. Toutes les personnes que je m'envoies ne sont pas humaines. Du moment que je suis excitée je veux bien tout essayer et tout assumer. Si ça ne me plaît pas je ne recommence pas, c'est aussi simple. Je ne suis pas une pièce : je suis une girouette. Le vent me tourne vers un beau mec ou une jolie nana et je fonce sans me poser de question. La preuve avec elle.
Ce qui compte vraiment, ce qui me tue, c'est qu'à un moment elle a eu besoin de moi et qu'elle me l'a montré de toutes les façons qu'elle connaissait. En rougissant de gêne, et un peu de colère quand j'arrivais à lui voler ne serait-ce qu'une bise, sans abandonner les cours qui étaient notre seule raison officielle de nous fréquenter. En me laissant parfois la prendre par la main ou le bras, me pencher par-dessus son épaule quand elle écrivait ou lisait, si près qu'elle pouvait sentir mon souffle sur son oreille. Par de tout petits gestes, des regard si furtifs et les sourires si infimes que je doutais moi-même de les voir.
Et je suis restée là pendant des mois, à attendre qu'elle fasse des choses dont elle était incapable. Des choses que j'aurais dû lui apprendre, ou faire à sa place pour l'exemple, pour ne pas la perdre. À commencer par un premier pas, lui dire ce que je ressentais pour elle.
" Pardon, Aoki !... Tu comptais... sur moi et... je t'ai... abandonnée !... Je m'en veux... d'avoir été... si égoïste !... "
Je pleure et je sanglote. Je gémis comme je peux ce que j'ai sur le cœur. Je dis que je suis désolée, que j'ai profité d'elle à l'époque, que j'ai recommencé aujourd'hui. Que je n'ai jamais été digne de sa confiance ni de son amitié. Et que je regrette de n'avoir pas essayé à l'époque, quitte à faire voler en éclat le peu qu'il y avait entre nous. Que je ne parle pas d'une aventure qu'on aurait pu avoir, mais de l'aider à mûrir comme elle en avait besoin. Je lui jure que je tenais à elle, que je l'aimais sincèrement à ma manière. Je lui dit que j'ai trouvé toutes les excuses et qu'aucune ne suffira plus à me justifier. Et j'implore son pardon que je ne mérite pas, pour ce que j'ai fait et qui était pire qu'une erreur : une faute, un crime.
Enfin, je chiale donc elle ne doit pas en saisir grand-chose.