Que ce manoir était lugubre ! La pauvre neko était complètement désemparée. Cette forêt était sinistre, affreuse, monstrueuse. Rien à voir avec la forêt enchanteresse de ses souvenirs, cette belle et magique forêt où les arbres semblaient protecteurs et accueillants, ou l’air-même de la forêt était apaisant et bienveillant. Ici, il n’y avait que souffrance et malheur, et l’air de cette forêt était tout, sauf bienveillant. Ce manoir semblait être l’épicentre de tout ce mal lointain, ancestral, mais non moins vorace, ce mal dont on faisait les contes de fées, dont on chante la terreur lors des soirées autour de feux de camps. Il était grand, sombre, et semblait... A mi-chemin entre «
hanté » et «
abandonné ». S’y aventurer était pour Luna une bien mauvaise idée, mais, à la réflexion, toute cette histoire n’était rien de plus qu’une très mauvaise idée, dont la neko peinait à voir l’étendue.
*
J’ai peur...*
Elle suivait machinalement les deux femmes, en enjambant sans trop de difficulté la grille. Comme Harmony le remarqua, grimper à un arbre était quelque chose d’enfantin pour Luna, comme se suspendre à une branche. En utilisant la branche pour rejoindre l’intérieur du manoir, elle se rappela, encore une fois, des souvenirs de sa lointaine enfance, où elle se suspendait de la même manière à des branches d’arbres. C’était un petit défi entre jeunes nekos : voir jusqu’où on serait capable d’aller en grimpant. Les mâles se suspendaient aux branches pour impressionner les femelles, mais ils étaient surtout ridicules, et ça faisait bien rire l’ensemble des autres nekos... Jusqu’à ce que les adultes s’en rendent compte, et ne les grondent.
Descendant sur l’herbe foulant le périmètre, elle continua à suivre les deux femmes, tremblant de tous ses membres. Le Drow qui veillait sur elle était mort, tout comme ceux se trouvant dans le phare. L’intelligence de Luna, limitée par sa frayeur, lui disait qu’il se passait des choses graves, et qu’elle n’avait plus aucun lien avec sa Maîtresse. C’était toutefois tellement inconcevable, tellement impossible qu’elle n’ait plus aucun intermédiaire entre elle et sa Maîtresse, que l’esprit de Luna se refusait à envisager ce scénario. C’était impossible, et ça défiait la logique ! Maîtresse était sa réalité, sa protection, son amour, et sa seule source de vie. Sans elle, Luna était complètement perdue. Il lui suffisait de se rappeler quand Maîtresse l’avait provisoirement abandonné, et qu’elle s’était retrouvée face à de cruels bandits. Cette scène l’avait traumatisé, lui provoquant parfois des cauchemars à l’idée que Maîtresse n’envisage à nouveau de l’abandonner. Peut-être... Peut-être que tout cela était une machination de cette dernière, un plan démentiel et génial, digne de la sagacité de Maîtresse, pour l’amener à tester sa dévotion et son amour.
*
Idiote de neko ! Tu ne dois pas laisser tes peurs t’envahir, et rester une bonne esclave. La fidèle esclave de Maîtresse, qui lui lèche affectueusement les pieds en ronronnant. Autrement, tu finiras avec un collier explosif autour du cou !*
C’était une perspective guère réjouissante, avouons-le, et Luna baissa la tête, continuant à suivre les deux femmes. Elle ferma les yeux, retenant ses larmes, sous l’émotion, qu’elle ressentait, quand son flair perçut une odeur de chair en putréfaction. Harmony et Mirei se rendaient alors à l’arrière de la demeure. Une sinistre odeur qui amena Luna à regarder à droite et à gauche. Elle croyait percevoir des ombres se mouvoir sur les tours sinistres de cette maison plongée dans la nuit. Des nuages recouvraient la lumière de la lune, et, tout le long de la forêt, elle voyait de nombreux yeux jaunâtres sortir de l’obscurité, devinant ici et là des monstres, des créatures affreuses, des araignées géantes, des loups-garous, des arbres qui vivaient, dont les branches devenaient des bras griffus et immenses. L’imagination de Luna la rendait folle, et elle se sentait trembler nerveusement.
Et ce fut à ce moment qu’elle sentit quelque chose de froid et de gluant s’enrouler autour de sa cheville.
«
MAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAWWWWW !!! » rugit-elle.
La langue la tira d’un coup sec, et sa tête heurta le sol, les feuillages et les racines, comme à l’époque du Xylomid, la contraignant à planter ses griffes dans le sol, alors que des créatures terrifiantes bondissaient dans son dos. Elle sentit tous ses poils se hérisser à nouveau, et se débattit dans les airs, griffant le vide, jusqu’à ce que la pression s’exerçant autour de sa jambe ne se relâche. Elle bondit alors en avant, heurtant Mirei. La Tekhane pesta, et hurla à Luna quelque chose que la neko ne comprit pas. Elle voyait désormais plus clairement les ombres descendant le long des fenêtres, et entendait également des hurlements, des aboiements qui se rapprochaient. Ceci lui rappelait les chiens des raiders, et ceux de Maîtresse, quand elle la menaçait de servir de repas à ces derniers.
Tremblant, Luna s’acharna sur la porte, des coups de feu résonnant tout autour d’elle, et parvint finalement à l’ouvrir. Les deux femmes la rejoignirent rapidement, fermant la porte. La lumière s’alluma alors, et Luna sursauta, les yeux grands ouverts. Elle regarda tout autour d’elle, et se rapprocha de l’Ange, essayant d’obtenir un peu du légendaire courage angélique. L’Ange sembla percevoir les angoisses de Luna, car elle lui caressa les épaules, et Luna, en soupirant, frotta sa tête contre les jambes de la femme, ayant tout d’un coup envie d’un gros câlin. L’Ange demanda ensuite à la soldate si elle avait un plan, et cette dernière secoua la tête, répondant assez rapidement :
«
Malheureusement, non, s’excusa-t-elle.
Il y a trop d’interférences magiques pour nos satellites ici. Et je pense que ces monstres ne sont pas venues par hasard... Et que nous les reverrons sûrement à l’intérieur du manoir. Il nous faut trouver le Baron, et mettre fin à ses expériences génétiques. »
Mirei fit la moue, s’avançant un peu. Elles étaient dans une espèce de cuisine ancestrale, abandonnée et rapiécée. Luna voyait des araignées jaillir d’interstices, des mouches piégées dans de grosses toiles, et sa queue se releva, frottant les cuisses de l’Ange. Mirei tenait toujours son fusil d’assaut, et le brandit vers un sombre couloir. L’éclairage du manoir restait très faible, donnant à ce dernier un ton sinistre. Brève inspection du couloir, avant que Mirei n’aille voir la pièce, et ne finisse par détecter des petits capteurs noirâtres.
«
Des détecteurs de mouvement tekhans... Cet endroit n’est pas aussi abandonné qu’on le dirait. »
Elle se mordilla les lèvres, puis commença à avancer dans le couloir. Luna resta désormais entre les deux. Il y avait des portes à gauche et à droite. Mirei en ouvrait prudemment certaines, donnant sur des pièces abandonnées et poussiéreuses à outrance. Des volets étaient parfois fermés, des rideaux tirés, mais les fenêtres étaient tellement crasseuses qu’on ne voyait rien au travers. Mirei préféra ranger son fusil d’assaut pour sortir un pistolet avec un couteau, équipement plus adapté pour un combat dans des endroits clos. Elle continua ensuite à avancer, jusqu’à arriver à une intersection. Elle regarda brièvement à gauche, puis à droite, sans voir âme qui vive.
Mirei utilisait accessoirement un ordinateur intégré à sa combinaison pour avancer. Si le commandement choisissait d’utiliser de telles tenues pour son armée, ce n’était pas que pour satisfaire des fantasmes enfouis, mais aussi parce que ces combinaisons étaient spéciales, et comprenaient de nombreux capteurs pour relever leurs signes vitaux, ou leur taux d’infection au virus formien. L’ordinateur intégré établissait progressivement le plan du manoir, au fur et à mesure que le trio avançait. Mirei menait la marche, et s’arrêta soudain en entendent un lointain gémissement.
OooooOOooooooOooooohhhHHHHHElle s’arrêta, interdite, se demandant si ce n’était pas là un écho du vent, et se rapprocha, pointant son arme, en posture de combat, les muscles tendus. Le gémissement émanait d’un escalier sombre qui se perdait dans les profondeurs.
«
Restez alerte » ordonna-t-elle simplement, en commençant à descendre.
Un pas devant l’autre, une marche après l’autre. Des torchères s’allumaient sur la gauche, montrant une rampe, et Liana soupirait lentement. Il y eut un nouveau gémissement, bien plus sonore, mais il n’était pas, en soi, menaçant. On aurait plutôt dit le cri d’une bête en train d’agoniser. Le cœur de Mirei bondissait dans sa poitrine. Elle en avait vaguement conscience ; un cauchemar terrifiant l’attendait en contrebas. Elle en était convaincue, et serrait ses mains autour de la crosse de son arme. Mirei atterrit la première dans un couloir sinistre, ressemblant à une espèce de tunnel minier... Ou plutôt à un couloir pénitentiaire. A gauche comme à droite, il y avait d’énormes portes, et elle ouvrit des panneaux pour regarder à travers. Lorsqu’elle ouvrit la première, une odeur nauséabonde agressa ses narines, la forçant à se reculer instinctivement, alors que des espèces de mouches jaillissaient. Elle éclaira ensuite l’intérieur de la pièce... Et poussa un cri de stupeur en voyant une espèce de forme ramassée contre le coin de la pièce, les poignets attachés au mur par des chaînes en fer. C’était un corps nu, chauve, avec un œil plus gros que l’autre, des boursouflures roses et rougeâtres tout le long du corps. Une forme difforme et affreuse qui était envahie par des insectes... Et dont l’un des yeux se mit à cligner et à bouger quand le reflet de la torche du pistolet passa dessus.
Cette créature était
vivante ! Mirei poussa un cri de stupeur, et bondit en arrière, heurtant le mur.
«
Mon Dieu... »
Luna la regarda en fronçant les sourcils. Qu’est-ce que la soldate avait vu pour être à ce point éprouvée ? Elle s’avança plus rapidement, et atteignit une sorte de salle commune où elle sentit sa raison vaciller. Un vertige s’empara d’elle, et elle se recula, se tenant le front en s’appuyant contre un mur, ressentant une furieuse envie de vomir.
«
Les enfoirés... » grinça-t-elle entre ses dents.
Luna put voir... Elle vit une grande salle rectangulaire, avec de sinistres tables sanguinolentes où des corps étaient attachés sur des sangles, en train de gémir. Elle vit des horreurs, des abominations, des enfants à qui on avait greffé deux têtes, elle vit un tableau dans un coin avec une série de feuilles, des cahiers sur des bureaux comprenant des radiographies, des individus avec une tête disproportionnée, un homme avec un œil plus gros que l’autre, une femme à qui on avait remplacé les seins pour n’en mettre qu’un seul, un autre qui avait une jambe sortant de sa tête... Un terrifiant musée des horreurs. Luna n’arrivait plus à penser, et ce fut quand une forme frôla ses jambes qu’elle se sentit perdre contact avec la réalité. En tournant la tête, elle vit une espèce de long serpent ramper sur le ventre, s’aidant de ses multiples bras pour avancer. Son regard croisa celui de cette chose, et elle lut dans la posture de son corps une insondable honte. Ses espèces de lèvres remuèrent mollement, comme si elle essayait de dire quelque chose, mais elle ne fit tomber que de la bave sur le sol.
Luna se recula, et poussa un cri hystérique, suraigüe, avant de se mettre à fuir à bride abattue en pleurant. Elle n’alla pas bien loin, se prostrant contre un mur devant toute cette démence, cette folie qui défiait l’entendement. Mirei, de son côté, ne put retenir sa nausée, et se mit à vomir devant un tel spectacle.
«
Ma... Manipulations génétiques, réussit-elle à dire.
Les... Les ratés de Mitnik et des scientifiques dégénérés qui ont travaillé avec lui ! »
Le regard d’Harmony croisa alors celui d’un homme dont l’un des bras était trois fois plus gros et plus épais que l’autre, et qui, difficilement, parvint à articuler quelques sons :
«
Tu... Tuez... Moi... »
Le message de ces créatures était clair. Qu’on daigne faire ce que le baron leur refusait : leur offrir le droit de mourir.