La suite des événements ne parvint qu'indistinctement à la jeune femme. Une sensation de vide, puis un choc brutal, de nouveau le vide puis un nouveau choc, plus long. Du moins lui semblait-il. Après ? Plus rien.
Ce qui réveilla Enora en premier, ce fut l'odeur : un mélange écœurant de sang, de fer, de sueur, et tout un tas d'autres choses indescriptibles. Ce qui vint immédiatement après, fut la douleur. Une douleur incommensurable, aussi indescriptible que la puanteur qui régnait autour d'elle.
Elle peina à ouvrir les yeux, et ne put retenir une grimace qui accentua encore sa souffrance.
Au-dessus d'elle se déployait un important réseau de branches épaisses et entremêlées, sur lesquelles naissaient de belles et grasses feuilles vertes. Elle voulut bouger, mais la prise que Kyô avait sur elle l'en empêchait. Péniblement, elle tourna la tête vers son bras gauche, emprisonné, et constata qu'il ne s'agissait pas du dieu, mais d'une énorme racine qui la bloquait juste au niveau du coude. Retenant un juron à la perspective de devoir faire des efforts supplémentaires pour se dégager, elle prit une grande inspiration avant de se décider à remuer le bras. La douleur jaillit dans son épaule tel un éclair et elle ne put retenir un hurlement. Un regard vers cette dernière lui fit rapidement comprendre qu'elle était démise : on pouvait voir l'os luire en dehors de son logement, sous la peau. Formidable. Elle était donc coincée sous une racine de la taille d'un troll sans la possibilité de s'en défaire. Levant les yeux vers les feuilles, elle resta un instant immobile à réfléchir aux possibilités qui s'offraient à elle. Elle manquait de force, et elle ne pouvait se défaire de cette emprise par le biais de ses pouvoirs sans risquer sa vie ou celle de Kyô qui avait sûrement besoin de soins lui aussi. Elle n'aimait certes pas les dieux, mais en tuer un qui lui avait sauvé la vie lui semblait pour le coup quelque peu malhonnête.
Puisqu'aucun bruit alentour ne laissait présager de l'arrivée de soldats, de troupes ou peu importe quoi encore, elle prit encore quelques minutes afin de remettre ses idées en place, puis, lorsqu'elle eut réussi à penser à autre chose que la douleur, elle se décida à tenter de se dégager. De sa main droite, elle se saisit du haut de son épaule invalide, et, serrant les dents, elle tira de toutes ses maigres forces afin de se défaire de cette emprise.
L'épaule dégagée, elle n'avait plus qu'à ramper, ce qu'elle fit, avant de se retourner vers l'endroit où elle se tenait étendue quelques instants plus tôt. Ce n'est que là qu'elle réalisa qu'elle avait été couché tout ce temps sur le corps inerte de son compagnon d'infortune, coincé lui aussi entre, et sous plusieurs racines épaisses de l'arbre gigantesque. Leur deux corps entremêlés s'étaient enfoncés de plusieurs dizaines de centimètres dans la terre meuble. Le souffle coupé en prenant conscience de la violence du choc qu'ils avaient dû subir, elle réalisa du même coup les incroyables et innombrables blessures qui saillaient le corps de Kyô.
Au même moment, son cerveau finit enfin par réaliser que, non loin, courait un ruisseau dont on percevait le clapotis apaisant et rassurant. Jetant un œil à son épaule démise, au dieu agonisant – voire sans doute déjà mort – elle ne put retenir un profond soupir de dépit qui lui tira immédiatement une grimace de douleur. Elle n'avait pourtant pas le temps de s'en soucier davantage car si elle voulait avoir une chance de s'en sortir, et de tenter de sauver l'autre branquignolle, elle n'avait guère le choix : tendant son bras valide vers le haut, elle parvint à trouver une racine à laquelle s'agripper. Serrant une nouvelle fois les dents afin de se préparer à l'effort auquel elle allait se soumettre, elle tira de toutes ses forces afin de se hisser. La terre roulait sous son poids, se dérobait sous ses pieds, mais elle refusait de lâcher prise. De l'autre côté il y avait de l'eau, de l'autre côté il y avait la promesse de la vie, de sa survie, et peut-être celle du dieu. Il n'y avait par ailleurs aucun doute sur le fait que, quoi qu'il ne soit pas très apprécié de ses pairs – de ce qu'elle avait pu voir – elle aurait sans doute des soucis si elle ne le tirait pas d'affaire, et elle ne tenait pas particulièrement à se retrouver avec une armée de dieux aux fesses.
Son pied droit butta contre quelque chose de dur et, de la pointe de sa botte, elle dégagea la prise et finit de se hisser jusqu'à la racine émergeant. S'y cramponnant plus que jamais, maintenue par miracle sur sa petite plate-forme, elle en profita pour reprendre brièvement son souffle avant de lancer de nouveau sa main vers le haut du talus qu'ils avaient créé dans leur chute. Cette fois ce fut une touffe d'herbe qu'elle saisit et quoi qu'elle s'y accrocha de toute son âme, elle ne pouvait empêcher les brins de glisser entre ses doigts, d'abandonner la terre, ne lui promettant aucune prise ferme et sûre. De rage, elle planta ses ongles dans la terre qui, humide, s'agglomérait en de gros amas qui n'offraient, une nouvelle fois, aucune prise. Elle ne s'avouait pourtant pas vaincue et enfonça avec toute la force et l'élan dont elle était capable dans la terre, en profondeur, là où elle n'avait pas encore labouré la terre. Avec les dernières forces qu'il lui restait, elle parvint à se hisser hors du trou que leur atterrissage forcé avait causé. Là, elle resta un long moment immobile, à écouter sa respiration rapide et sifflante, tandis que la douleur sourde battait ses tympans.
La gorge sèche, elle trouva la force de tourner la tête vers l'origine du murmure de l'eau. Le ruisseau s'étendait là, à un ou deux pas de l'endroit où elle gisait comme une poupée de chiffon. Deux tout petits pas, insignifiants, qu'elle était incapable d'accomplir. Et pourtant il le fallait.
Une chose à la fois, se dit-elle avec sérénité.
Ne trouvant pas la force de faire autre chose, elle décida de rouler sur elle-même jusqu'aux abords de l'eau. Elle y percuta de petites pierres aux bouts pointus qui s'enfoncèrent avec application dans ses plaies. La moitié droite de son corps reposait dans l'eau. Sa fraîcheur lui mordit la chair avec passion, mais elle s'interdit de frissonner, de peur de déclencher de nouvelles douleurs dans ses côtes, ses jambes, et son bras inerte. Oubliant toute idée de courage, elle se contenta d'entrouvrir les lèvres et de laisser un mince filet d'eau y entrer. Elle se désaltéra tout son saoul. La fraîcheur de l'eau, si elle était désagréable pour sa peau, l'était bien plus pour le feu de ses organes qui semblaient oublier toute douleur sur son passage.
Elle resta près de deux heures sans bouger, aspirée dans un autre temps, un autre espace, là où l'enfer duquel elle avait réchappé n'existait pas. Elle flottait dans les airs, ne sentant même plus le contact de l'eau contre elle, et dans sa bouche. Les yeux clos, il lui semblait pourtant voir défiler des myriades d'oiseaux, toutes sortes de bêtes sauvages, des paysages magnifiques...
Son esprit l'emportait loin, loin de ses préoccupations physiques, il l'enfermait avec douceur dans un monde de beauté et de pureté. Elle ne sentait plus rien. Et plus rien n'avait d'importance. Jusqu'à ce que par hasard, la queue d'un petit poisson lui heurte le visage. Ce petit malin nageait à contre courant. Et les yeux de la ESP.er ne tardèrent pas à le détailler de pied en cape. Il devait peser 100grammes à tout casser mais, elle le savait, elle ne pouvait se passer de l'apport énergétique qu'il lui prodiguerait. Il ne semblait pas effrayé par la présence de la jolie brune, et qui l'en aurait blâmé.. ? Que peut-on craindre encore d'un cadavre ? Elle ne remua pas pour ne pas le détromper, elle ne battit pas même des cils. Elle projeta simplement son esprit et son pouvoir impressionnant vers le petit être frétillant. Elle battit des cils, et le petit poisson cessa simplement de nager. Elle retira doucement son pouvoir, grimaçant de dépit en constatant qu'un simple arrêt cardiaque sur une aussi petite chose l'avait encore affaiblie. Achevant de s'étaler dans le ruisseau afin de dégager sa main droite du poids de son corps, elle se saisit de l'animal inerte. Prenant une grande inspiration et fermant les yeux, elle ne put s'empêcher qu'elle le ferait payer à Kyô, d'une façon ou d'une autre, et elle mordit à pleines dents dans la chair visqueuse.
Les écailles se fichaient dans ses gencives comme autant de cure-dents acérés mais elle se faisait violence pour ne pas y penser. Le goût infect de la bête n'était par ailleurs rien comparé à la texture spongieuse de cette chair crue. Mais elle n'avait pas le choix et, tandis qu'elle avalait cette pitance, elle s'obstina à penser à des choses plus réjouissantes, comme... comme... massacrer des soûlards dans une taverne, par exemple. Oui, voilà. Penser aux os qui craquent sous ses poings, au contact étrangement doux et dur d'une joue heurtée en plein vol. Voilà. C'était tout ce qu'il lui fallait.
Déglutir était horrible. Elle avait beau mâcher, il lui semblait qu'on lui enfonçait un sac de nœud gorgé d'eau et de sang dans le gosier et elle devait se faire violence pour ne pas rendre sur place.
Enfin, elle en vint au bout et se permit même le luxe d'arracher les écailles fichées dans ses gencives et entre ses dents.
Et son immobilité reprit.
Le soleil était haut dans le ciel. Il devait être midi, quatorze heure, peut-être, au plus tard. Elle avait encore faim. Même si déguster un nouveau petit poisson cru ne la réjouissait pas, il faut en convenir. Il fallait qu'elle mange, de toutes façons. Qui sait depuis quand son sauveur et elle étaient là, et combien de temps cela lui avait pris, à elle, de se sortir de là. Et Kyô ne s'était toujours pas réveillé, il fallait donc qu'elle prenne toutes les forces qu'elles pourraient trouver. Elle ne savait tout simplement pas par quoi commencer : les contusions de ses jambes ? Ses côtes ? Son épaule ? Ses muscles froissés voire déchirés ? Elle n'arrivait pas à voir ce qui pouvait primer sur le reste : son épaule et son bras lui seraient pratiques pour pêcher plus vite, plus facilement, et en plus grande quantité ainsi que pour soigner l'autre tantouze, mais ses côtes la freineraient considérablement, surtout qu'elle n'était pas sûre que l'une d'elles n'ait pas transpercé un de ses poumons et qu'elle n'osait pas y projeter son esprit, de peur d'épuiser les maigres forces qu'elle avait récupéré. Quant aux contusions de ses jambes, elles l'empêchaient de marcher, voire de courir, ce qui signifiait de continuer à se traîner sur le sol telle une mendiante, et ne pas pouvoir être très très utile au dieu si besoin était. Bref, c'était la méga merde.
_Kyô j'te jure que si t'es réveillé ce serait bien d'le faire savoir parce que j'en ai un peu marre, là ! Merde !
Elle s'étrangla à s'être époumonée de la sorte et tenta maladroitement de calmer la toux qui la secouait comme une vieille cancéreuse en phase terminale.
Le fait était que l'autre guignol refusait toujours d'émerger de son sommeil/coma/trauma/mort et qu'Enora n'avait donc plus guère le temps de tergiverser, il lui fallait prendre une décision, et rapidement. Elle ne traîna pas et, projetant son pouvoir, d'un grand CLAC, elle remit son épaule dans son logement. La douleur lui tira un nouveau hurlement. Les yeux brouillés d'étoiles et de larmes, elle tâta de son autre main l'articulation, afin de vérifier que tout était en ordre, bien remis à sa juste place. Tout avait l'air bien, mais elle souffrait comme une diablesse. Maintenant il fallait prier pour trouver un nouveau petit poisson à se mettre sous la dent, ramper jusqu'au dieu toujours silencieux, et voir ce qu'elle pouvait faire. Une journée somme toute normale, hein.
Une ou deux heures plus tard, Enora était de nouveau rendue près du trou dans lequel elle se trouvait auparavant et au fond duquel reposait toujours Kyô. Elle n'avait guère de forces pour y redescendre et s'occuper vraiment de son sauveur, mais elle ne pouvait pas rester là, à ne rien faire.
Elle avait réussi à trouver et avaler trois autres poissons et sentait que son organisme se réveillait petit à petit grâce à la nourriture, mais pas suffisamment pour accomplir les miracles qu'exigeait la guérison totale du dieu. Rouspétant entre ses dents serrées, elle se résolut à projeter son esprit vers le corps inerte. Les multiples et complexes blessures qu'elle y trouva lui coupèrent le souffle. Même en forme olympique (haha) elle n'aurait pu guérir tout ce bordel. Plus elle explorait et plus elle comprenait qui plus est que l'organisme même de la déité était complexe et qu'elle risquait de le tuer en cherchant à le soigner, car de nombreux fonctionnements lui échappaient. Il fallait qu'elle opère par étapes, et avec précaution afin de minimiser les risques. Cherchant ce qui était à sa portée – tant de compréhension de ce métabolisme divin que de ses forces amenuisées – elle repéra plusieurs fractures des côtés dont deux qui avaient partiellement perforé les poumons. Tout dieu qu'il était, elle ne doutait pas que Kyô eut besoin de ses poumons et d'oxygène pour survivre, aussi décida-t-elle de commencer par là : réparer sommairement ces côtes puis sortir son compagnon de son coma. Au moins était-il toujours en vie, c'était déjà ça, non... ?
Elle s'attela à la tâche sans trop tarder, et répara les côtes les plus amochées, les laissant fêlées la plupart du temps, afin de ne pas perdre d'énergie inutile. Elle referma les plaies internes du poumon, ne s'attardant pas à vider ces derniers du sang qu'ils pouvaient contenir – une quantité négligeable car elle ne menaçait pas directement la vie de la déité – elle aurait toujours le temps d'y revenir plus tard.
Elle sentait ses forces s'amenuiser, des étoiles naissaient sous ses paupières closes et il lui semblait que son esprit voulait se dérober à elle, mais non. Elle tenait bon. Dans un dernier sursaut, elle vint piquer l'esprit cotonneux de son hurluberlu avec une rage inédite, de quoi le sortir de sa torpeur, enfin ! Ceci fait, la ESP.er se laissa retomber, les bras pendant lamentablement dans le trou, la tête reposant dans une motte de terre. Elle respirait avec difficulté et comptait bien sur le réveil de son ami pour survivre.
S'ils devaient s'en sortir, c'était ensemble. Sinon ils crèveraient tous les deux. Tout simplement. Youpie.