Elianora ne réagit pas tout de suite à la plaisanterie du roux.
Un simple demi-sourire effleure ses lèvres, comme une ombre légère qu’elle ne retient pas.
Quand il lui lance cette phrase sibylline sur les "yeux rivés dessus", Hector éclate d’un rire sonore, essuyant son verre avec un chiffon râpé.
— Tu ne sais même pas à qui tu parles ? dit-il, amusé. Elle s’appelle Elianora, mon cher… mais tout le monde ici préfère l’appeler la Voix de Velours.
Le rire qui suit est franc, bon enfant, mais il porte aussi cette pointe d’espièglerie d’un homme qui a tout vu, et qui devine déjà dans l’échange une lueur d’intérêt plus qu’anodin.
Sous les projecteurs, Elianora poursuit sa chanson. Mais derrière son masque, la tempête gronde.
Ses instincts lui hurlent de réagir, d’abattre l’homme au couteau avant qu’il ne devienne un danger… et pourtant, elle reste immobile. Parce que ce bar est celui d’Hector, le vieil ami de son grand-père. Un sanctuaire où elle ne doit pas attirer d’ennuis. Parce qu’ici, elle est Elianora la chanteuse, pas Katarina l’assassine.
Ses armes patientent dans la pièce attenante, trop loin, hors de sa portée immédiate.
Elle se mord l’intérieur de la joue, impuissante et bouillonnante de frustration.
Alors, quand la jeune femme voit l’homme de tout à l’heure, le roux, celui qui l’a intriguée dès leur premier échange se lever et agir, un souffle de soulagement traverse sa poitrine.
Elle ne peut empêcher son regard de s’accrocher à lui, même au milieu du chaos.
Un verre lancé.
Le couteau qui vole.
La lame qui claque au sol.
Puis la violence sèche, brutale : le poing qui s’abat, le sang, le nez brisé. Le geste est d’une précision glaciale, calculée pour faire mal.
Son cœur se serre. Pourquoi tant de rage ?
Elle aussi tue, oui… mais elle le fait toujours avec un certain code, une rigueur presque sacrée.
Et lui ? Suit-il un code semblable, ou n’est-il que l’incarnation brute de la colère ?
La question s’éteint d’elle-même quand deux boutons de sa chemise sautent, laissant entrevoir la naissance de son torse.
Son regard s’y accroche malgré elle.
Pour chercher une faille ? Comme elle le ferait pour une cible potentielle ?
Non… juste parce qu’il est là, devant elle. Trop près. Trop imposant.
Son souffle se bloque une seconde de trop.
Quand il lâche, d’une voix basse, que la police ne tardera pas, elle reprend pied dans la réalité.
Si Hector le demande, elle témoignera. Elle l’affirmera sans détour : l’homme armé l’a agressée pendant qu’elle chantait, et le roux l’a défendue.
Ses yeux glissent vers Hector, puis vers la petite pièce où reposent ses affaires — ses lames, son véritable soi.
Mais avant qu’elle puisse s’y réfugier, sa voix à lui la ramène dans l’instant.
— Vous allez bien ?
Elle tourne de nouveau la tête vers lui.
Ses prunelles se heurtent à ses yeux de braise, et elle y reste prisonnière de longues secondes. Trop longues.
Son cœur bat à contretemps de la musique qui continue de tourner, incongrue, dans les enceintes.
— Je… oui… je vais bien. Merci…
La phrase s’éteint dans l’air, suspendue.
Elle réalise qu’elle n’a même pas retenu son prénom lorsqu’elle le lui avait demandé plus tôt.
La chanteuse hésite. Devrait-elle s’approcher ? Ne pas franchir cette ligne invisible qui les sépare encore ?
Mais le rouge de sa manche, tachée par le sang, la décide. Après tout… il vient de lui sauver la vie.
Ses pas la guident vers lui, mesurés mais résolus.
Sa robe rouge effleure le parquet brisé de verre.
À sa hauteur, il paraît encore plus grand, plus solide. Une présence presque écrasante.
Pourtant, elle ne recule pas.
Sa main se lève, hésitante, puis elle effleure la manche tachée de rouge.
Le tissu imbibé colle légèrement à sa peau.
— Vous m’avez sauvé la vie… souffle-t-elle, la voix plus basse, plus intime qu’elle ne l’aurait voulu.
Ses yeux quittent la manche, se lèvent lentement jusqu’à croiser de nouveau son regard.
L'invitée de la soirée désigne son bras d’un léger mouvement du menton, n'ayant pas tout vu de ce qui s'était produit réellement.
— Mais… c’est vous qui êtes blessé, maintenant.
Il y a, dans son timbre, une nuance qu’elle n’a pas su effacer : un mélange de gratitude sincère et d’inquiétude réelle.
Son regard ne lâche pas le sien.
Le tumulte du bar continue autour d’eux — clients qui se pressent vers la sortie, verres brisés qu’on ramasse à la hâte, Hector qui s’agite derrière son comptoir — mais l’espace entre eux deux semble soudain isolé, hors du temps.
Leurs regards restent accrochés quelques secondes de trop.
Eli' inspire doucement, comme pour se reprendre, puis détourne légèrement la tête.
Au moment où elle se retourne pour regagner la scène, son bras frôle celui du jeune homme.
Contact involontaire, fugace, mais chargé d’une chaleur inattendue qui lui fait battre le cœur plus fort.
Elle se hâte alors, les talons claquant sur le sol encore encombré de chaises repoussées.
Hector, derrière son comptoir, lui lance un signe bref : calme-les.
Elianora comprend.
De nouveau sous le halo des projecteurs, la voix de sirène saisit le micro.
Un silence pesant plane encore, traversé de murmures nerveux, de verres qu’on repose trop vite sur les tables.
Elle ferme un instant les yeux…
Et sa voix s’élève, claire, douce, presque aérienne :
"When the night has come,
And the land is dark,
And the moon is the only light we’ll see…"
Sa voix glisse, fluide, et l’atmosphère se détend peu à peu.
Les conversations s’éteignent, remplacées par un silence plus apaisé, comme si le public retrouvait son souffle.
Certains clients, encore crispés, ferment les yeux en laissant la mélodie faire son œuvre.
Au premier rang, la femme qui avait laissé échapper un cri étouffé porte une main à sa bouche, puis essuie discrètement une larme.
À une table plus loin, un couple qui s’était agrippé l’un à l’autre dans la panique se resserre doucement, leurs doigts s’entrelacent cette fois non plus par peur mais par réconfort.
Près du comptoir, un habitué, grand gaillard à la barbe poivre et sel, laisse échapper un soupir lourd comme une délivrance. Ses épaules se relâchent enfin.
Deux jeunes hommes, ceux-là mêmes qui ricanaient et sifflaient plus tôt, fixent désormais la scène en silence, presque honteux de leur légèreté passée. Leurs verres restent intacts devant eux, oubliés.
Hector, derrière son comptoir, lève son verre en direction de la chanteuse, sourire en coin. Comme pour lui dire : tu as repris le contrôle. Merci.
Même les serveurs, d’abord hésitants à reprendre leur ronde, recommencent à circuler prudemment entre les tables.
Leurs gestes sont plus mesurés, leurs yeux tournés vers la scène comme pour se nourrir eux aussi de cette sérénité retrouvée.
La salle tout entière semble respirer de nouveau, bercée par cette voix qui réunit les morceaux épars de l’instant brisé. Le chaos d’il y a quelques minutes n’est plus qu’un souvenir douloureux que la chanson recouvre lentement d’un voile de douceur.
Et sous les projecteurs, la Voix de Velours poursuit. Chaque note transformée en promesse silencieuse : ici, dans cet instant suspendu, plus rien ne peut arriver. Ou presque.
La dernière note résonne, fragile et lumineuse, comme un fil suspendu entre le ciel et les âmes. Elianora baisse alors doucement les yeux.
Puis, presque malgré elle, son regard cherche celui d’Alronas. Son cœur bat plus vite.
L’instant ne dure qu’un souffle… mais il dit plus que mille mots.