Histoire
« Imaginez connaître votre avenir, et savoir que quoi que vous fassiez, quoi que vous tentiez, vous étiez la seule personne au monde dont le libre arbitre a été décrété par le ciel comme sans importance. Voilà ce que je me souviens de Lauriane ; une femme trahie, par son père, sa mère et la Volonté même de ce monde, et qui, pourtant, était encore capable d’amour et de tendresse. Si ce livre survit aux temps sombres à venir, j’espère que l’histoire se souviendra d’elle avec bienveillance, comme elle aurait dû l’être de son vivant. »
- Hadrian, Conseiller Royal et Premier Consul.
L’histoire qui va suivre, malgré nos efforts de rassembler le plus de détails possibles sur les événements entourant la jeune princesse de Meisa, ne doit pas être considéré comme une biographie exacte. La réalité étant que beaucoup de choses entourant la princesse Lauriane de Meisa ne sont que des suppositions, des théories et des ragôts. Les quelques journaux intacts trouvés pouvant relater les événements sont si incohérents et contradictoires des uns aux autres que la seule chose que nous puissions faire encore aujourd’hui est de monter une
La princesse Lauriane a été conçue lors de la Grande Rébellion de la Reine Rouge, sœur du Roi de Meisa, lorsqu’en échange de se voir confié un pouvoir extraordinaire mais également une vie nouvelle, le Roi vendit sa chair et son âme à l’enchanteresse Melisende, l’unique survivante, ou du moins l’unique représentante encore consciente, de la Race Ancienne, des Ashansha, qui autrefois régnaient en maître sur la terre. Ou du moins fut-ils les seuls qu’Ayshanra eusse jamais connus.
Elle aurait dû naître princesse, en Meisa, adorée et choyée comme toute princesse de Meisa, mais malgré l’assistance apportée par Mélisende, ses trahisons passées la rattrapèrent quand le Roi tenta de sa propre main de l’exécuter, une chose que, malgré leur lien transcendant même leur compréhension, Melisende ne sut empêcher, la forçant donc à s’échapper d’Ayshanra et trouver refuge autre part. Les historiens, encore aujourd’hui, sont départagés sur les motivations de Mélisende, et certains disent que malgré sa duplicité, elle aurait été farouchement loyale au Roi de Meisa et que ses trahisons, si elles en étaient, avaient été commises à son bénéfice, car à la fin de tout, Serenos de Meisa était maintenant maître de presque tout le continent, en dehors de la Galadie, et du Levant.
Melisende erra, fort longtemps, alors qu’en elle grandissait le fruit de ses trahisons, de ses manipulations, le fruit de son amour qui n’aurait jamais dû être pour un homme qui ne fut jamais réellement sien ; Lauriane. Au bout de son errance, elle trouva du secours, ou ce qui s’en rapprochait le plus, chez la Comtesse, une Ashnardienne qui, Melisende le comprit dès leur premier contact, n’avait aucun autre intérêt que de mettre la main sur le puissant enfant qui atteignait bientôt les derniers instants de sa gestation. Comme toute femme enceinte peut en témoigner, lorsque le temps vint pour Lauriane de naître, il vint, et sans laisser de préavis ou demander consentement, un événement qui laissait autant la femme puissante que la femme faible dans un état de vulnérabilité extrême.
Lauriane naquit donc, et la comtesse s’en empara avec force de joie, l’arrachant même des mains de la sage-femme ayant participé à sa naissance avant même d’avoir pu être vue de sa propre mère. Peut-être tout aurait pu se finir là, et peut-être que c’était ce qu’espérait la Comtesse, quand elle ordonna à sa garde de mettre la magicienne à mort, mais le destin ne voyait pas la magicienne mourir là, encore moins ainsi. Affaiblie par la délivrance, mais encore invaincue, Melisende parvint à deux derniers efforts de magie ; avec le premier, elle scella la magie de son enfant, de sorte que nul ne puisse l’exploiter, et de l’autre, elle arrangea sa propre évasion.
Les rapports, ici, diffèrent encore une fois sur les intentions de Mélisende. Certains prétendent qu’elle aurait abandonné la princesse pour sauver sa propre peau, l’offrant comme un sacrifice aux griffes de la Comtesse, comme un cerf abandonnant son faon à la gueule du loup affamé pour échapper au même sort. D’autres insistent que, par sa nature d’Ashansha, et étant trop faible pour intervenir hors de la terre qui l’a vue naître, elle s’est vue forcée de s’échapper pour sauver sa vie, et celle de l’enfant, car si elle venait à périr, le sort qui empêchait la Comtesse de s’approprier la puissance magique de la princesse se dissiperait, condamnant Lauriane à sa mort.
Toujours est-il que Melisende disparût, et que la Comtesse était maintenant en possession de la princesse, dont elle ne savait rien d’autre que son potentiel désormais hors de sa portée. Certainement enragée par cette réalisation, mais incapable de se débarrasser de l’enfant, dont restait encore l’infime possibilité que son pouvoir latent se révèle plus tard, elle décida de la conserver sous sa vigilance. Elle la garda là où elle sût que nul ne pouvait jamais lui échapper ; elle en fit une
slavgern, autrement dit une enfant-esclave, dont le service n’était pas dû à une dette ou à la conquête, mais au pouvoir immense qu’une dame de la haute société pouvait user pour soumettre d’autre, et la confia à une nourrice.
Ainsi grandit l’enfant qui, jamais, ne connut la chaleur d’une mère, ou la protection d’un père. Seule, loin de tout ce qui aurait pu lui venir en aide, elle grandit, et apprit rapidement que son salut reposait entre les mains de sa tortionnaire, cette femme qu’elle dût, dès que sa langue put parler, appeler « maîtresse ». Et pour s’assurer de sa complète soumission et vénération, la Comtesse fit de sa victime sa plus proche servante. À la petite Shion, car tel était le nom qu’on lui donna, on confia la tâche d’aller et venir au gré de la grande dame, de lui porter son déjeuner, de nettoyer ses habits, de récurer le pot de chambre et autres tâches que même ses mains d’enfant étaient capable.
La petite grandit encore, et à ses dix ans, elle se vit confier encore plus de tâches. Pour remplir le métier de messagère, on lui apprit les lettres et le chiffre, et l’étiquette pour s’adresser aux nobles de la cour. De ses petites mains, elle passa des heures dans la petite banque de la Comtesse à compter ses pièces et trésors, et lorsque le soir venait, elle regagnait la petite pièce derrière le lit de la dame, où elle avait droit de se reposer lorsque celle-ci n’avait guère besoin d’elle.
Plus le temps passait, et plus l’héritage de son père et de sa mère se dévoilait ; loin de l’Ayshanra, et selon les théoriciens de la physiologie Ashansha, elle calqua sa propre croissance sur celle des autres enfants, qu’elle voyait parfois se promener dans les couloirs. Des neveux de la Comtesse, sans doute. À ses quatorze ans, la Comtesse, qui maintenant côtoyait cette étrange créature depuis fort longtemps, s’était quelque peu attachée à son esclave, qui ne la quittait que lorsque dépêchée à quelque devoir, et n’avait point ignoré que cette petite femme deviendrait un jour une beauté exquise que nombre de gens s’empresseraient de lui ôter, si la chance leur venait. La Comtesse, sans oublier les raisons qui la poussaient à garder cette fille, se vit devenir jalouse, non pas seulement du pouvoir de la princesse esclave, mais également de sa beauté, et donc la soustrait-elle aux yeux étrangers en la gardant dans son palais. Shion, car toujours était-ce son nom, se vit confier la responsabilité de la satisfaction des nombreuses maîtresses et amants de la Comtesse, car ceux-ci, de peur de se voir perdre la faveur de cette puissante dame, n’oserait jamais lui faire l’affront de convoiter ce qui lui appartenait.
Mais la Comtesse n’étant pas la seule résidente des lieux, car comme on l’eut dit plus tôt, elle partageait cette demeure avec des neveux, des nièces, des proches familiaux en somme. Et comme la beauté attire les regards, envieux comme désireux, l’esclave de la Comtesse ne manqua pas de tomber dans celui du Vicomte de Sirnes, alors garçon célibataire et fort capricieux, qui se prit donc de fascination pour cette jeune fille qui, toujours, suivait comme l’ombre la Comtesse dans toutes ses affaires.
On put croire que le Vicomte fut le seul membre de cette damnée famille à obséder l’idée de posséder la princesse, mais non, car avec l’âge de femme venait également les appétits de la Comtesse. Un appétit, notons nous, que l’esclave ne pouvait que satisfaire, car rappelons-nous que les Ashnardiens voient dans la sexualité une arme qui marque l’esprit comme le corps, plus efficace encore que le fer à bétail.
C’est au soir de ses dix-neuf ans que la princesse fut reçue dans la chambre de sa maîtresse, et ce fut ce soir même que celle-ci laissa sur elle sa marque. Selon un des journaux de la princesse, elle y eut une première vision. La première de
beaucoup, et qu’une jeune femme sans connaissance de la magie, encore moins de la prophétie, n’avait la moindre façon de savoir provenir d’un don particulier.
Ce ne fut, comme vous vous y attendez probablement, cher lecteur, pas la seule fois que la Comtesse fit de l’esclave sa compagne. Au contraire, bien au contraire ; de toute, Shion devint sa favorite, et dès lors, ne connut que très peu de nuits paisibles.
Ce que la Comtesse ne constata que beaucoup trop tard, comme tout consommateur d’opium ou d’autre fruits des jardins impériaux, l’effet qu’une exposition fréquente d’une créature comme la princesse avait sur sa physionomie, car bien vite, elle ne pouvait plus se passer de sa présence. De nuit, comme de jour, et de jalousie folle, elle ne quittait plus son esclave. Ce pouvoir qu’elle convoitait, malgré le sceau qui le gardait hors de sa portée, lui insufflait par leur seule proximité des sensations qu’elle n’arrivait plus à atteindre avec d’autres. Toutes ses sensations, tous ses sens, n’étaient embrasés que par cette créature, et ainsi chercha-t-elle toujours de l’avoir sous sa vue, le contact de sa peau, le goût de son corps, l’odeur de son parfum et le son de ses cris.
Son obsession était telle que la princesse n’en fut pas la seule à remarquer ; voyant une faiblesse dans la comtesse, c’est le Vicomte qui vit l’opportunité de gagner en grade et en pouvoir. Une nuit que la Comtesse s’enivrait encore des vins les plus exquis et de la soumission totale de la princesse-esclave, elle fut foudroyée d’un spasme qu’elle attribua d’abord à une apogée de plaisir particulièrement intense. Si intense qu’elle en vînt graduellement incapable de respirer. Si intense que, en moins d’une petite heure, elle fut morte.
Le Vicomte de Sirnes, maintenant le nouveau Comte car par cet assassinat venait-il d’accéder à la position de sa perfide aïeule, eut cependant la science de ne pas faire la même erreur que sa prédécesseuse. S’il ne se priva pas de goûter à l’opium qu’était Shion, car encore était-ce son nom, il refusa de devenir l’esclave, à son tour, de cette addiction. Aussi, ne sachant quel pouvoir la princesse esclave recelait, la vendit-il. Et pour un prix énorme fut-elle vendue, et à un riche pair du Nexus, lui-même Comte.
Celui-là, on le connaît sous son titre complet ; Comte Bacchus de Vascarn. Après avoir fait l’acquisition de Shion, dont il ne changea point le nom car fort peu intéressé, il la fit immédiatement livrer à sa grande maison de passe, dans le cadran est de la Cité-État. Autrement dit, le quartier le plus noble qui soit.
Et la princesse, de sa seule présence, suffit à rentabiliser, et à plusieurs fois, son prix d’achat. En quelques mois, et cela est confirmé par plusieurs rapports et témoignages, on dit que Bacchus de Vascarn avait, à son service, une des fleurs les plus exquises de Terra. Et ceux qui y goûtaient, la rumeur disait qu’ils en devenaient fous, à moins d’être doté d’une dignité hors pair, une rumeur clairement créée pour attirer les portes-feuilles les plus chargés du royaume d’ivoire. Ainsi, femmes de la noblesse, preux chevaliers, seigneurs et même grandes magistrates du royaume se déplaçait pour mesurer leur fortitude, leur caractère, et prouver qu’ils pouvaient résister à l’irrésistible.
Tous échouèrent, et dans leur plaisir, oublièrent que la princesse-esclave se meurtrissait le corps et l’âme.
Et donc, elle passa de mode. Les gens qui s’étaient ruinés avaient enrichi les coffres du Comte de Vascarn. Grâce à ces revenus forts généreux, grâce à une inflation parfaitement déraisonnable du prix qu’il pouvait se permettre de faire en raison de l’addiction susmentionnée, le Comte se fit Marquis, et n’ayant plus d’utilité pour un simple bordel, décida d’y mettre ses anciens esclaves à mort, histoire d’enterrer avec eux le secret de la Princesse, et éviter ainsi les représailles de ses nouveaux adversaires.
C’est à partir de cette partie que l’histoire de la princesse se voit un peu plus certaine, car les hommes de main du nouveau Marquis ne mirent jamais à bien le plan de leur maître, car c’est ce même jour où le Roi de Meisa, Serenos Aeslingr, fut réuni avec sa fille. La manière qu’il employa pour dénicher l’enfant, s’il n’eut pas vent de son existence par la bouche même de l’enchanteresse l’ayant engendrée, ce qui est peu probable si l’on se fie à la relation qui semblait encore bien lourde entre eux dans les années suivantes.
Les récits précisent que ce même jour, le Roi de Meisa déclara une guerre de sang contre le Marquis, un conflit que les Nexusiens reconnaissaient comme une guerre personnelle, et fit déferler plusieurs centaines de soldats dans toute la ville pour dénicher non seulement le marquis, mais ses collègues, ses alliés, tous ceux qui avaient eu la main dans la maltraitance de la princesse. Cette colère se propagea à travers les palais, les domaines, les frontières, jusqu’à la porte même du Comte Ashnardien et sa famille, que le Roi extermina. Nobles, marchands, esclaves, adultes et enfants, il ne restait de ces vieilles familles plus rien, hormis leur histoire, et la cause de leur fin.
On dit que, cependant, la cruauté du Roi n’inspira aucunement la confiance de la princesse qui, loin de se retrouver soulagée d’être libre, se vit plutôt terrifiée et traumatisée par la sauvagerie que son aïeul avait déchainée en ce qu’elle considérait être son nom. Tout l’amour filial qui aurait pu revenir au Roi suite à cette réunion, tous ces espoirs de former avec sa fille un lien quelconque, en raison de la grandeur de cœur de la princesse, mourut ce jour-là ; le même jour où ils furent réunis.
Malgré le mépris que la fille avait maintenant pour le père, elle qui en avait assez vu du continent, de ses gens, et qui n’avait plus qu’envie de faire un nouveau départ, elle accepta néanmoins de le suivre jusqu’à la terre qui l’avait vue naître. Serenos lui accorda donc le nom de Lauriane, et bien qu’elle accepta le nom, elle fut dit qu’elle 9ne l’aimait pas.
La vie que le Roi avait réservée à sa fille, au départ, était une vie de laquelle aucun désir, aucun loisir ou aucune dépense ne lui était refusée. Au contraire, jouissant d’une rente fort raisonnable et des dizaines de serviteurs prêts à combler tous ses désirs. De plus, en raison de son talent pour la clairvoyance, et sa grande sensibilité, elle se vit octroyée le titre très prestigieux de Pythie.
Cependant, ce que le Roi n’avait pas pris en compte, faute de l’avoir connue et d’avoir eu la chance de la voir grandir, c’est que ces désirs, ces pulsions et envies que toute personne apprend à tempérer et contrôler, avaient été forgés par des années de servitude et de luxure. Même par les standards Meisaens, qui étaient, somme toute, très souples, la princesse avait un appétit pour les choses de la vie qui surpassaient, et de loin, les attentes, et donc se gava joyeusement de nourriture, de liqueur et des plaisirs offerts par Meisa.
Bien vite, l’effet addictif associé à sa présence devint fort dangereux, et força le Roi à agir, car nombres de serviteurs, et même de filles et fils de la terre, visitaient inlassablement la Tour de la Pythie. Pour protéger son peuple de la jeune femme, et la jeune femme de son peuple, car tous n’étaient pas ses amis ni ses alliés, il dût se montrer ferme et interdire l’accès à la tour, ainsi que forcer ceux qui avaient été exposés à la pythie à une cure pour les libérer de l’emprise de son charme surnaturel. En échange de quoi, sachant qu’il serait tout bonnement cruel de la priver des plaisirs que d’autres pouvaient jouir sans retenu, il lui fit cadeau d’un anneau. Ce cadeau semble bien mondain considérant le problème auquel elle faisait face, mais cet anneau, fort heureusement, avait été spécialement enchanté pour elle, et s’il était impossible pour le Roi de supprimer totalement son effet sur les autres, au moins pouvait-il le contenir. L’anneau, donc, lui permit de prendre des amants et amantes sans craindre de les rendre fous, bien qu’elle soit forcée, tôt ou tard, de s’en séparer.
Comme pour compenser ses amours perdus, Lauriane, car tel était son nouveau nom, leur offrait les visions que les étreintes amoureuses lui apportaient. Elle leur offrait de bons présages, ou des avertissements, aidant ceux qui gagnaient sa faveur à naviguer les torrents brutaux de la vie avec un peu moins de peine.
Et ainsi vit donc la princesse de Meisa, seule dans sa haute tour. Démunie de la compassion d’une mère et de l’amour d’un père, elle règne seule sur son petit domaine, autorisant par moment certaines rencontres à l’accompagner, un temps, dans sa solitude, à l’échange d’un mot d’espoir. Nombreux furent ceux qui cherchèrent sa compagnie, et nombreux seront encore ceux qui se la verront refusées ou qui en paieront le prix, car d’être pythie, c’est de tout voir et de voir la valeur de chacun, et d’être princesse, c’est de côtoyer ceux qui, eux, n’en valent guère la peine.