« Alors… A quoi tu penses, mon grand ? »Zoe avait pris son temps avant d’aborder le sujet épineux, tirant profit du temps que lui prenait l’enregistrement de la cargaison débarquée avant de valider son envoi pour vente à un intermédiaire de confiance. Elle avait insisté pour que Jack soit présent afin de les protéger, elle et les caisses, mais la vérité était qu’elle voulait tirer les choses au clair.
Depuis des mois, le second et le capitaine, Spike, s’éloignaient doucement mais sûrement. Les opérations du Masterclass ne rencontraient que peu de succès. Il faut dire qu’ils avaient passé plus de temps à accumuler les frais d’ancrage qu’à chasser des primes, ce que Jack avait fait à tour de bras, embarquant avec sa Lina, son vaisseau personnel, dans des aventures en solitaire parfois très dangereuses, mais profitables, tenant le navire à flots sans pour autant voir le moindre changement positif ; au contraire.
Le Masterclass se désagrégeait, et ce n’était pas que le fait de leur discorde. Spike refusait de bouger en dépit des harangues de son frère d’armes et on ignorait pourquoi. Zoe ne pouvait pas naviguer et elle voyait bien les comptes flirter avec le rouge de plus en plus sûrement. Quant à Lana, elle avait laissé tomber ses opérations et avait elle aussi commencé à travailler de son côté, comme collectrice et vendeuse d’informations. Elle commençait à se faire de l’argent et il était de plus en plus improbable de la retrouver à bord en cas de départ. Jessica, elle, ne quitterait pas le rafiot tant qu’il tournerait, mais même elle s’ennuyait comme un rat mort sans rien d’autre que des contrôles et de l’entretien de routine. Allegra, elle, était encore un cas à part : elle mettait ses compétences à profit dans une clinique à chaque arrêt. Pour elle aussi, pourtant, cet arrêt interminable ouvrait de plus en plus la voie à un engagement plus officiel.
Le Masterclass perdait son âme et Jack le sentait. Cette fois, Spike et lui avaient eu une dispute vraiment compliquée. Il avait appris ses aventures avec une créature intangible, une autre Jessica, d’ailleurs, et avait voulu savoir de quoi il s’agissait. Il n’avait pas aimé son ton et il lui avait demandé ce que ça pouvait bien lui foutre. Tout était sorti, d’un côté comme de l’autre, mais, au final, ça n’avait rien donné : Spike refusait de s’expliquer ou de donner un cap à son équipage. Même Jack ne pouvait pas tenir un équipage absent et las. Il songeait clairement à sortir Lina pour de bon et à acter son départ.
« C’est une sale affaire, » lâcha-t-il avec lassitude avant de tirer les dernières lattes de sa cigarette et de la jeter hors du ponton.
« On n’en sortira pas indemnes. Je n’aimerais pas devoir être celui qui prononcera les mots fatidiques. »Avec un pincement ému, la navigatrice vint poser une main sur son bras, avant de l’entourer du sien et de s’y coller à la manière d’une chatte.
« Personne ne t’en voudrait. On t’aime parce que tu es ce que tu es, Jack. »Il inspira profondément avant de soupirer doucement, puis il se tourna vers elle et l’enlaça tendrement un instant. Se reculant, il hocha la tête avec émotion en détournant les yeux et la remercia du bout des lèvres. En temps normal, ce geste aurait initié un petit jeu qui aurait conduit à des galipettes réconfortantes à bord une fois leur travail terminé, mais le sort en voulut autrement.
Lorsque le Moniteur était arrivé, tout le monde avait senti, instinctivement, que quelque chose était sur le point de se passer. C’était comme une tension qui s’était abattue sur le quai et avait frappé chaque personne subitement, causant l’arrêt des activités et un suivi hypnotique des événements. Mais Jack avait surmonté la tétanie comme il avait surmonté tant de fois celle précédant l’assaut des tranchées ennemies pendant des années.
« Zoe, finis de… Zoe ! Finis le compte et envoie ! »La navigatrice, secouée, hocha la tête. Elle avait fait traîner les choses. Elle avait déjà fini de toute façon, et elle signa électroniquement le bon d’expédition avant que les chariots portant les chargements se mettent en chemin automatiquement vers la réserve de son contact. D’un signe de tête, il la renvoya à bord d’un air sévère, et il revint avec attention au cas du sinistre vaisseau. Il semblait endommagé ; assez sérieusement endommagé. Et, une fois posé, il révéla son personnel navigant, ou, en tout cas, une personne du bord.
Le tremblement flottant dans l’air s’accrut et le chasseur de primes sentit un frisson descendre son échine en suivant des yeux celle qui était descendue. A première vue, elle n’était pas impressionnante : petite, fine, souple, l’humanoïde aux cheveux roses laissait cependant planer un sentiment viscéral. Malgré les apparences, elle était un prédateur. Elle ne transpirait pas qu’une assurance martiale évidente que reconnut immédiatement le vétéran sur elle, mais aussi cette tranquillité mortelle que pouvaient transpirer certains prédateurs incontestés dans leurs milieux, comme le lion sur Terre. Il ne savait pas ce qu’elle était, mais elle était dangereuse, et tous le savaient à un niveau instinctif.
Quand il croisa son regard, Jack sentit la sensation l’écraser subitement. Il faillit bien trembler et glapir, mais il parvint à se contenir et, lorsqu’elle passa à autre chose, il sentit l’impression se dissiper, puis revenir, moins forte, puis se dissiper encore, puis… Il cilla. S’agissait-il d’un mécanisme naturel ou artificiel ? Avait-elle des phéromones particulières ? Des pouvoirs psychiques ? Ou un émetteur d’ondes particulier ? Sa curiosité, piquée au vif, l’aida à sortir de sa torpeur et à suivre les choses de façon plus analytique. Quand elle congédia les petits attrape-touristes et géra l’intervention musclée des forces de sécurité de NMEMNYS, l’intelligence artificielle, sans doute générale, qui contrôlait cette station pléthorique, il fut complètement captivé.
Il ne savait pas qui était cette femme, pour peu qu’elle soit sexuée, mais il devait la connaître ! Et puisque les robots avaient dit qu’elle était recherchée à plus d’un endroit… Jack sortit soudain une tablette de sa poche et entra dans un registre libre de recensement des primes en vigueur, ici, ailleurs, partout. Il entra les spécificités du Moniteur et de l’inconnue et en sortit un dossier qui lui tira un sifflement. Il reconnaissait un dossier gonflé et bancal quand il en voyait un, mais tout de même, il était sacrément touffu, et ça, c’était impressionnant.
Son regard revint sur elle qui, une fois la sécurité partie, avait ouvert une trappe et disparu temporairement dans un nuage de fumées froides toxiques. Qu’est-ce qui était vrai dans son dossier, comme dans son aura ? Le chasseur de primes las et fatigué savait reconnaître une opportunité en la voyant, et il se sentait stimulé à l’idée de sonder l’objet de ses interrogations. Sur la base, il ne pouvait rien faire, mais elle non plus à priori. Ainsi, il pouvait toujours tenter de l’approcher, et il avait une idée de la manière dont il pouvait le faire. Il avait déjà attrapé un sac d’outils pour s’avancer vers le Moniteur quand un composant entier tomba de la trappe ouverte et s’écrasa sur le ponton. Il marqua un arrêt surpris avant de continuer d’un pas prudent, puis s’avança en entendant qu’elle passait un appel.
Il passa sa tête par la trappe pour voir la tête rose suspendue en train d’inspecter une tablette, manifestement en train de chercher des pièces détachées. Il l’observa quelques secondes avant de la déranger enfin :
« Vous savez ce que vous cherchez ? Trouver son bonheur au bon prix est presque impossible sans les bons tuyaux. »Leurs regards se croisèrent et Jack combattit la soudaine sensation de vulnérabilité et de peur le prenant. Manifestement anxieux et incertain, il déglutit avant de se redresser avec un sourire goguenard.
« Je m’appelle Jack. Et si tu as besoin d’aide, je veux bien te donner un coup de main. »