C’était un matin comme un autre, mais pas un qui se trouvait propre à chacun. Eugene était, au terme d’un réveil assommé et laborieux, aussi bien embrumé des ténèbres qu'il scrutait dans les environs que ceux trouvés au fond de sa caboche. Le néant l’enveloppait alors aussi bien au dehors qu’au dedans de son esprit. Comme à chaque réveil, les mêmes questions se rappelaient à lui sans que lui, ne se rappela de qui il était. « Où suis-je » et « Qui suis-je » étaient ses lots quotidiens, maudit qu’il était par quelques bassesses divines venues lui réinitialiser sa mémoire à chaque fois qu’il émergeait d’un roupillon.
Paniqué, comme à l’accoutumée, il cherchait autour de lui quelques indices, ou du moins des bribes d’existence susceptibles de l’informer sur ses présentes turpitudes. Mais ce matin-ci, il n’eut guère grand-chose à se jeter sous ses lunettes de soleil noires, car il y faisait noir comme au fond d’un gouffre. Mais ce gouffre-ci tanguait de trop pour qu’il fut tellurique. Mal assuré sur ses cannes après qu’il se fut dressé, il avait titubé sur une jambe, manquant de s’écrouler par trois fois au moins. À fond de cale tel qu’il se trouvait, il lui fallut le temps de se trouver le pied marin d’ici à ce qu’il chemina maladroitement les bras devant lui pour éviter les obstacles dissimulés dans l’opacité au milieu de laquelle il évoluait. Né dans les ténèbres – du moins le croyait-il faute d’avoir de mémoire de ce qui le précéda – Eugene avait instinctivement et maladroitement erré jusqu’à ce qu’il atteignit la seule source de lumière que ses mirettes furent à même de déceler derrière ses carreaux noircis.
Une fois qu’il se fut rompu les tibia contre cent bagages au moins, cogné le nez contre une cargaison et eut trébuché sur les tuyauteries anarchiques qui parsemaient son parcours aveugle, l'amnésique avait trouvé la porte à écoutilles entrouvertes vers un accès aux cieux. Figuratifs, ceux-ci, quoi qu’Eugene ne verrait le ciel qu’à condition d’emprunter les escaliers qu’il y découvrit.
Avant qu’il n’entreprit cet effort toutefois, le passager clandestin, éclairé d’une lueur nouvelle, analysa ses environs avec la modeste – très modeste – sagacité dont fut à même de lui gratifier sa cervelle.
Il se savait sur un bateau à présent qu’il eut constaté le plan d’évacuation affiché sur le mur du très étroit escalier qu’il s’en allait gravir. À se retrousser les manches, il découvrit son sacerdoce inscrit sur sa chair : « Retrouve-la ». Ce qui ne l’engageait qu’à bien peu de choses en réalité, ce tatouage ayant en effet été griffonné sur lui par le même dieu qui l’avait maudit afin de le jeter dans une quête dépourvue de sens. Ainsi en était-il des supplices divins.
Encombré de peu de choses, d’un bête calepin en réalité, Eugene le consulta pour y découvrir que toutes ses modestes connaissances – souvent très librement interprétées par ses soins – étaient rédigées à la manière d'une encyclopédie. Il y écrivait tout ce qu’il apprenait afin d’avoir toujours sur lui un semblant de mémoire vive. Aussi, parce qu’il l’avait vu écrit sur une affiche de fond de cale, il feuilleta l’index pour mieux parfaire sa culture.
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Alors… « Croa Croa », « Crois-moi frère », ah voilà ! « Croisière ». C’est écrit… « Truc de riches et de fainéants qui vont sur un bateau pour trop rien y faire, mais fastueusement. Va pas t’embarquer là-dedans ».Quelque peu pris de cours par les événements qui s’imposaient à lui, déjà compromis de beaucoup dans l’aventure nautique, il répondit à ses propres écrits :
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Je te zut, toi ! Je m’embarque où je veux. Même si je sais pas comment ou pourquoi je l’ai fait.Il ne tarda pas à découvrir, au bas de la définition de « croisière » un post scriptum sur lequel il fut inscrit : « P.S : Moi aussi je te zut ! ».
Jetant à terre son carnet avec une violence consumée, il se vexa d’avoir été pris de cours par cet olibrius de rédacteur, jusqu’à ce qu’il réalisa que celui-ci n’était autre que lui-même. Ramassant son recueil et le rangeant à la poche arrière droite de son pantalon, il gravit les marches. L’ascension fut longue d’ici à ce qu’il aperçut enfin la lumière. Pas celle du jour cependant. Les luminaires, moins affadis que dans la cage d’escalier étouffante d’où il s’extirpait, y étincelaient simplement mieux. Le long couloir qu’il arpenta, dépourvu d’activité humaine apparemment, le conduisit jusqu’à un immense réfectoire, celui-ci recouvert d’une vaste et luxueuse baie vitrée dont seule la climatisation contrait l’effet de serre.
C’était au matin, chacun se servait au buffet, hasardant un œil indiscret vers un curieux énergumène qui, désormais qu’il fut des leurs, apparaissait comme une anomalie dans le paysage. Avec ses frusques mal repassés, ses lunettes de soleil de mauvais goût et le long bandana blanc autour du crâne, on l’eut pris pour un pirate s’il n’avait pas eu l’air aussi crétin et ingénu.
Toisé du bout des prunelles à peine par la belle société en villégiature, car on ne souhaita sans doute pas risquer le contact visuel avec un pareil spécimen, Eugene eut l’instinct de comprendre qu’il devait se rendre au buffet pour se sustenter. L’opulence y était telle, dans ces étals de subsistance qui leurs étaient grands ouverts, qu’il ne sut trop par où commencer. Dans une stupéfaction muette que personne n’osa relever, il avait plongé la main dans l’aquarium à leur disposition afin d’en extirper un crabe qu’il mordit aussitôt. La bête, glorieuse et vindicative, lui rendit coup sur coup, n’hésitant à user de ses pinces afin de se saisir de lui au nez.
S’agitant dans un fatras tonitruant et désarticulé, renversant plats et ustensiles tandis qu’il se débattait, chacun garda le nez dans son assiette, à faire mine de ne pas voir cet empêcheur de tourner en rond batailler bruyamment avec un crabe. Rescapé des tenailles du crustacé, Eugene s’empressa de bazarder l’animal comme on eut jeté un poids, jetant effroi et consternation à la table sur laquelle avait atterri la bête.
Comme si de rien n’était, en dépit du foutoir incommensurable qu’il venait de commette, l’intrus renonça aux produits de la mer et se saisit d’un gros fruit qu’il riva sous le nez du loufiat chargé de servir les vacanciers. Ce dernier eut un mouvement de recul pour ne pas recevoir un coup tant le bon couillon à lunettes noires était fruste et malhabile.
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Comment que vous appelez ça, vous autres ?-
Vous autres ? C’est… c’est un ananas, monsieur. Vous êtes sûr que vous allez bi…-
Ouais, ouais… attends, tais-toi, je me renseigne.À l’ère des smartphones, il s’en remettait à son calepin pour combler les failles béantes de ses connaissances déficientes.
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« Analgésique », « Anamorphose » – j’écris de ces trucs, moi – ah, je te tiens ! « Ananas » !La définition, courte et prosaïque, ne fut pas exactement à son goût.
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« Ça pique. Mange plutôt des cerises. » Qu’est-ce qu… mais je veux de l’ananananas, moi !-
Ananas, monsieur.-
Enchanté. Dites, je prends ça. Assurait-il au serveur en brandissant l’ananas qui, en principe, se devait d’être découpé sur place.
Sans qu’il ne laissa le temps à qui que ce soit de contester sa décision – curieuse au demeurant – l'importun prit congé de l’assistance, celle-ci trop heureuse de se savoir délestée d’un pareil trublion que tous prirent pour un nouveau riche excentrique. Alors qu’il retrouva ses accès aux couloirs, à la recherche d’un « ouvre-ananas », Eugene bouscula une ravissante créature, drapée et nantie de riches soieries. Parce qu’il lui trouva une certaine grâce et qu’il en fut intimidé, Eugene se sentit de briller auprès d’elle par réplique pour mieux assurer qu’il était lui aussi un homme du monde, cherchant à l’impressionner par sa prestance plutôt que de s’excuser.
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A… anamorphose ! Scanda-t-il alors pompeusement, se pensant parangon de culture parce qu’il fut à même de prononcer un mot de plus de trois syllabes.
Ainsi espéra-t-il l’esbroufer de ses mondanités. Certain d’avoir fait très forte impression auprès d’elle – pas comme il le soupçonna néanmoins – il quitta la malheureuse qu’il avait manqué de renverser, brandissant bien haut son ananas en s’engouffrant dans le couloir. Peut-être le prit on pour un lunatique. Il n’était cependant qu’un imbécile à qui la mémoire faisait défaut.
Le temps que le personnel de sécurité fut informé de la présence de ce ragondin de fond de cale, passager clandestin malgré lui, ce dernier, à investiguer dans l’immense bâtiment naval, avait finalement trouvé ce qu’il interpréta être les cuisines. On y trouvait de la vapeur, le vacarme y était assourdissant et les appareils métalliques y étaient légion.
Il avait ainsi fait irruption dans la salle des machines.
Le paquebot Insubmersia tirait sa renommée et ses irrésistibles attraits du fait qu’il mêlait habilement modernité et sain archaïsme. Ses ingénieries étaient pareilles à celles des paquebots anciens, aux rouages huilés et aux machines à vapeur, quand le reste des installations de plaisance étaient quant à elles de dernier cri.
Cette singularité, si elle faisait le charme de la croisière, ne se prédisposa que bien peu à l’incursion d’une anomalie aussi gênante que pouvait l’être Eugene.
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Et dire que mon moi du passé croquait l’écorce de l’ananananananas alors qu’il suffit simplement de le concasser pour sortir ce qui a dedans. Quel abruti celui-ci.Ne réalisant pas qu’il venait de s’insulter, le chien fou glissa le fruit de la discorde entre les dents de deux rouages circulaires afin qu’il fut ainsi pressé pour s'en régaler. Fier de lui et de ce qu’il prit pour un sens inné de l’astuce, Eugène se couvrit d’éloges comme le faisaient bien volontiers les cuistres et les imbéciles.
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Hé hé ! Du pur génie. Festin en vue dans trois, deux, un...Le paquebot mit environ deux heures à sombrer entièrement.
La salle des machines, encombrée de cet élément fâcheux et fruité qu’on avait jeté dans sa gigantesque machinerie, n’avait pas tardé à créer des dysfonctions en chaîne. Les fuites d’huile et de carburant avaient alors précédé les surpressions et les premières explosions préludèrent chacune de nombreuses autres.
Malgré les indications d’évacuation, la panique furieuse guida chacun à bord dans un chambardement chaotique et désarticulé. Le naufrage, au beau milieu de l’océan, engendra plus de morts dans ces conditions que s’il se fut accompli en bon ordre.
Les chaloupes de sauvetage furent le théâtre d’affrontements désespérés, et il ne resta rien de la sophistication d’apparat de toutes les belles âmes qui se furent trouvées à bord.
Et puis il y avait eu les vagues. On dénombra bien peu de survivants au terme de tous ces aléas. La nuit fila sur des eaux alourdies de sang.
***
C’était un matin comme un autre, mais pas un qui se trouvait propre à chacun. Eugene était, au terme d’un réveil assommé et laborieux, extrait d’une coque de noix brisée contre un récif. Émergeant péniblement de ses songes, engourdi sans savoir pour quelle raison, la nuit était passée depuis ses péripéties gourmandes ; aussi ne se souvenait-il déjà plus de ses frasques de la veille. Son estomac se rappelant à son bon souvenir avant qu’il ne chercha de nouveau à savoir qui il était et ce qu’il faisait là, il avait trouvé, sur la plage où il hasarda quelques premiers pas, un morceau d’ananas pulvérisé.
Après qu’il en eut dépoussiéré le sable dessus, le gourmand du matin mâchouilla la pulpe avant de hausser les épaules et de déclarer.
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Mouais. Pas terrible.Examinant l’île sur laquelle il se trouvait du regard, avec son arborescence tropicale et son sable fin, Eugene pensa rapidement en faire le tour sans y trouver un semblant d’habitation. Il ne s’en formalisa pas toutefois, ignorant de tout à commencer par la catastrophe dont il fut la cause. Sur cette plage, il n’y trouva qu’une âme qui vive, apparemment chamboulée par des événements récents dont il n’avait aucune idée.
Allant à sa rencontre avec bonhomie comme on aurait interpelé quelqu’un dans la rue pour lui demander l’heure, Eugene arrivait à elle tout ingénu.
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Boooooooooonjour madame ! ♪ S’annonçait-il si jovialement que c’en était indécent au regard des circonstances.
Y’a mon carnet qui me dit que je m’appelle Eugene. Enchanté, tout ça. Dites, vous sauriez où on est ? Et quand est-ce qu’on mange au fait. J’ai une de ces fringales, je vous dis pas.Ingénu et insouciant même au milieu de l’Enfer, tel était le lot quotidien d’Eugene Erik et cela, jusqu’à ce qu’on l’étrangla un jour d’avoir été si chaotique dans ses errances.