La Crise Nexusienne [PV: Serenos]

- Dame Hilda ! Dame Hilda ! Quelqu’un ! À l’aide ! Ma dame ! Dame Hilda ne respire plus !

Les cris désespérés de la dame de compagnie d’Hilda, fille du vicomte du Lustre, résonnèrent dans les couloirs du palais d’Ivoire, alarmant gardes et résidents, tous se massant à la porte de la salle du trône.

Petroïka, Capitaine de la Garde, ainsi que Dimitrius, guérisseur de la famille royale, furent rapidement alertés de la situation. Rapidement, un cordon de sécurité fut déployé autour de la noble dame inconsciente alors que le maître-guérisseur l’auscultait.

Hilda du Lustre était une de ces personnes qui étaient reliés à la famille royal par un lien de sang, mais comme la plupart des nobles de Nexus, ce lien était faible, à peine assez pour qu’on reconnaisse les traits traditionnels de la famille royale, que ce soit dans son apparence ou dans sa prestance. Elle était fort jolie, mais comme son père avant elle, cette beauté n’avait pas cette pointe inexplicable de charisme.

Peu de temps pendant l’auscultation et le diagnostique de Dimitrius, entre enfin la Grande Duchesse d’Éblem. Les mains jointes devant elle, paume contre dos, le menton droit et digne, le regard rivé devant elle, elle s’avança sans adresser un regard aux témoins de cet événement. Elle s’arrêta aux côtés de Dimitrius et, sans bouger la tête, baissa les yeux sur le corps inanimé de sa lointaine cousine.

- Que s’est-il passé ? demanda-t-elle d’une voix calme, juste assez clairement pour être entendue par son interlocuteur.

- C’est le cœur, votre Grâce, dit le vieux maître. Il ne bat plus.

Eleanor tourna la tête vers Petroïka.

- N’était-ce pas le tour du second fils du vicomte de prendre place sur le trône d’ivoire, Capitaine ?

Comme mal à l’aise, celle-ci détourna le regard un instant, les yeux plissés pendant un moment.

- Oui, il me semble, votre Grâce.

- Allez me le chercher, soupira celle-ci, sur un ton marqué d’un brin d’agacement. Le connaissant, il doit s’être caché entre les cuisses d’une fille de joie des bas-quartiers en espérant qu’on ne le cherche pas. Je veux aussi qu’un messager soit déployé pour convoquer les prêtres du culte royal. Il faut refaire le rituel de purification au plus tôt. Le Roi de Meisa ne devrait pas tarder à arriver, et je refuse qu’il assiste à une scène aussi déplorable. Dimitrius, prenez trois hommes et tentez de réanimer Dame Hilda dans la pièce voisine, ou incinérez son corps si cela s’avère impossible. Quoi que vous fassiez, ne la laissez pas se métamorphoser.

Des pas agités se ruèrent alors jusqu’au cordon de sécurité, et la Grande Duchesse, pressentant d’autres nouvelles déplaisantes, se tourna vers l’origine de ces pas. Son regard croisa celui de Margaret, sa sœur ainée, les cheveux en bataille et la sueur sur son front témoignant de sa course effrénée.

- Eleanor… Eleanor, il…

Impassible, Eleanor la laissa reprendre haleine, sachant que quelle que soit la nouvelle, presser sa sœur ne l’améliorerait pas.

- Il est là, Eleanor… il est à nos portes…

Un silence grave tomba sur l’assemblée. Des regards et des murmures s’échangèrent, puis se rivèrent sur la Grande Duchesse, attendant ses instructions.

- Déplacez le corps, laissez tomber le rituel et le fils du vicomte. Je ne veux dans cette pièce que ceux qui ont besoin de l’être, les autres, hors de ma vue.

Immédiatement, l’audience se dispersa dans toutes les directions, vidant le vestibule menant à la salle du trône. Les quelques hommes et femmes restants firent venir leurs serviteurs et s’empressèrent d’améliorer leur apparence négligée avec une coiffure plus soignée et du maquillage, enfilant rapidement des robes de dignitaire par-dessus leurs robe de nuit pour se donner un peu plus de prestance avant de s’enfoncer, à la suite de la Grande Duchesse, dans la salle du Trône.

Malgré l’inconfort que cela lui prodigua, Eleanor prit place sur le trône d’ivoire, et immédiatement sentit les dizaines de petites aiguilles de fer, encore souillées du sang d’une autre femme, s’enfoncer dans ses membres et son dos, maudissant le Roi de Meisa de s’être présenté aussi rapidement. Elle grinça des dents pour ne pas laisser paraître sa douleur et tourna la tête vers Margaret.

- Dis-moi qu’il n’y a pas eu d’incident.

La sœur de la duchesse ne répondit pas.

- Margaret ?

- Une faille s’est ouverte dans la cour. Les soldats sont déjà sur le coup, mais…

- Mais il verra sûrement ce qui se passe.

Elle hocha de la tête.

Peste et malédiction, pensa-t-elle en se mordant la langue.

Nexus était une cité-état s’étendant sur plusieurs centaine de kilomètres, qui abritait plus de trois cent quarante mille habitants, en grande partie habitée de marchands et de fermiers qui subvenaient aux besoins de leur royaume à l’aide de réseaux élaborés de faveurs et de commerce qui avaient, jusque-là, garanti une certaine stabilité. Derrière ses hauts murs, probablement dressés par des géants d’une autre époque ou des magiciens dont les noms étaient aujourd’hui oubliés, des bourgades peuplées ainsi que de grandes fermes. Plus l’on suivait les chemins bondés de monde et bordés de commerces, plus on se rapprochait du cœur de la cité et ses grandes fortifications.

Enfin, ça, c’était à l’époque.

Maintenant, l’ancienne cité de lumière et d’ivoire était couverte de ténèbres. Un ciel gris, où le soleil ne perçait que quelques zones plus fine, et sans doute aidé de la magie. L’air y était lourd, comme si le sol lui-même tentait d’absorber ceux qui le parcouraient.

Le premier pas que Serenos posa sur le quai Arsil, au nord-ouest de la cité état, il sentit une fatigue indescriptible l’envahir, comme s’il venait de faire marche sur trente lieues dans la même journée ; l’absence de magie dans l’air était particulièrement prononcée, au point que les réserves du Roi devaient s’empresser de l’alimenter. Heureusement, le malaise ne perdura pas, et après quelques minutes d’acclimatation, il parvint à maintenir un certain équilibre entre sa magie interne et la magie externe, évitant ainsi des débordements épuisants et injustifiés.

Alessa posa une main sur l’épaule du Roi, pour s’enquérir de son état, et celui-ci répondit d’un simple hochement de tête avant de se tourner vers son peloton de cent hommes et femmes, tous armés et vêtus d’une armure argentée sur des habits noirs.

« On marche vers le palais », dit-il d’une voix ferme. « On ne s’arrête pas, et on traite la situation comme le passage d’un Vestige. Restez aux aguets, et si quoi que ce soit vous approche, assumez qu’ils sont hostiles. »

Ce n’était pas de la paranoïa. Il le ressentait autour d’eux ; le voile était si fin, si présent et palpable qu’il pourrait simplement le tordre d’un geste. Et pour être tout à fait honnête, il ne pouvait pas nier qu’il était tenté. Quoiqu’il se cache derrière le voile, cela ne pouvait pas être plus déplaisant que ce qu’ils vivaient actuellement.

Il pouvait voir les quelques piliers de lumière qui parsemaient la cité-état, les zones sûres où la magie du trône persistait encore, et en se fiant à l’état des routes, il devinait que même les artisans les plus courageux ne s’aventuraient pas au-delà de la zone d’effet à moins d’y être forcé.

Agrippant son épée d’une main et levant l’autre en marmonnant une phrase en langue ancienne, il activa les sceaux de protection pour les cent deux voyageurs et il se mit en route, bravant l’étrange froid silencieux qui le séparait de la demeure ancestrale de la famille royale de Nexus.

***

« Tenez-le ! Tenez-le ! » aboya le lieutenant Nexusien, sa lance pointée vers l’engeance d’outremonde.

La bête se déchainait contre ses liens. Perforée de toute part à l’aide de javelots rattachés à des cordes, les guerriers tâchaient de la tenir en place, alors que leur supérieur prenait position.

Leurs efforts se soldèrent par un échec, car le monstre, d’un écart brusque, en tira une moitié à terre, puis se jeta sur l’autre pour les mettre en pièce, dévorant chair et armure sans distinction.

Serenos s’élança vers le monstre, Alessa à sa droite et Cahal à sa gauche. Le souverain agrippa la masse d’arme d’un guerrier tombé au sol et, d’un coup puissant, frappa le monstre à la tête, évitant le pire à une autre victime.

Le monstre se mit en posture d’attaque, mais Alessa et Cahal l’avaient déjà flanquée et lui donnaient des coups d’épée sur sa chair exposée. Au son des armes, Serenos comprit rapidement que les os de la créature était anormalement dense, et il s’écarta juste à temps pour éviter une morsure.

« Alessa ! Prend une masse ! Les javelots ! »

Disciplinée à l’extrême, la Matriarche s’exécuta et sonda les environs pour trouver une arme adaptée, trouvant une masse d’arme sur le sol à quelques mètres de là pendant que le Roi et son second s’affairaient à distraire la créature, l’attirant lentement, mais sûrement, vers le milieu de la rue et évitant davantage de dégâts aux demeures environnantes.

La bête, enragée, rua le Roi et le força au sol et l’écrasa de ses grandes pattes avant. Elle rugit et abaissa son horrible tête sans yeux vers le visage de sa proie quand un bruit de métal l’interrompit, suivi d’un son mouillée de chair et de sang. La créature hurla et bondit sur elle-même, et par la même occasion sur le Roi, lui coupant le souffle, avant de tâcher de s’éloigner de la source de son malaise. Un second bruit, et cette fois, elle s’effondra ; le javelot niché dans son échine venait d’être enfoncé complètement dans sa chair et lui avait visiblement brisé, perforé ou scindé quelque chose d’important, car la voilà au sol, chignant de souffrance mais complètement incapable de se défendre.

Le Roi se redressa lentement et souffla d’inconfort, jetant un coup d’œil vers Alessa et Cahal, tous deux couvert de sang. Il tourna le regard vers ses hommes, tous occupés à éloigner les passant et surtout à disposer du cadavre des créatures qui jonchaient la rue.

« Nettoyez tout ça. Je vais au palais. » grommela le Roi.

Il se tourna vers le lieutenant de la Garde de Nexus et s’approcha de lui, avant de lui tendre un bras.

« Je suis Serenos Aeslingr, Roi de Meisa. Lieutenant Taresil, si je ne m’abuse ?

- Oui, sire ! dit l’homme, visiblement ému d’avoir été reconnu, acceptant son assistance en se relevant. Je suis honoré…

- Je vous prie de me guider. Mon arrivée était prévue pour plus tard, je souhaiterais éviter d’être incommodé pendant mon entrée.

- Assurément, sire !

Le lieutenant s’empressa de trouver, et d’enfiler, son casque avant de faire un signe poli de la main pour inviter le souverain et sa cohorte à le suivre jusqu’au palais royal.

***

S’il ne s’attendait pas nécessairement à une réception gaie et enthousiaste, l’air sombre de l’assemblée devant lui ne manqua pas de surprendre le Roi alors que Taresil s’écartait de son chemin pour le laisser entrer dans la salle du trône. Un poil plus sobre que ce à quoi il s’attendait, pour être tout à fait franc.

« S… Sa… Sa M-majesté Serenos I Aeslingr de Meisa ! s’écria le crieur, dans une tentative étrange de susciter un minimum de réaction.

Aucune notable, hormis quelques regards confus et mal à l’aise.

Le Roi remarqua bien sûr que l’ambiance restait lourde, et donc s’approcha du trône, croisant le regard de la Grande Duchesse.

« Je crois que c’est la première fois que nous nous adressons la parole directement, Grande Duchesse vi Luciem. Il me fait grand plaisir de vous revoir. »

La porte s’ouvrit en grand devant le regard de la Duchesse, et un froid glacial glissa le long de son échine alors que se dessinait dans l’ouverture la silhouette du Roi de Meisa. L’homme, et elle regrette de l’avoir observé, était un des plus fins spécimens de son espèce qu’elle avait rencontrés. Il n’était pas « beau » ou « élégant » dans le sens traditionnel du terme, mais le charisme qu’il exhumait était assez fort pour que son regard s’accroche à sa personne. Elle avait vu de nombreux guerriers et chevaliers dans sa vie, mais elle pouvait compter sur les doigts de la main ceux qui lui avaient fait une si forte impression avec si peu de mots.

L’homme était courtois, au moins suffisamment pour ignorer le visible manque de préparation qui s’offrait à son regard. Elle s’adossa contre son trône, les aiguilles d’enfonçant davantage dans ses chairs, bien qu’elle ne se risque pas à démontrer la moindre émotion et trahir son inconfort.

- Un plaisir partagé, sire Serenos, l’assura-t-elle avec un sourire pincé. J’espère que vous me pardonnerez de ne pas me lever pour vous saluer; mon devoir m’immobilise à ce moment.

Le protocole était certes important, mais pas plus que la difficile tâche de protéger sa nation contre les incursions des démons et autres engeances se cachant derrière le voile.

- J’espère que vous me pardonnerez également d’avoir gardé secret le motif de l’invitation qui vous a été adressée, je me doute que votre domaine a déjà ses propres problèmes, mais comme vous pouvez le voir, Nexus fait face à un danger constant, dont l’un est imminent, et je craignais que nos communications ne soient interceptées.

Elle croisa son regard, puis se tourna vers Margaret.

Celle-ci, avec un petit pas empressé, se dirigea vers le Roi et s’arrêta à quelques mètres, puis s’inclina et s’approcha encore une fois avec ses parchemins. Elle en tira un, puis confia le reste à son assistant avant de le dérouler et le présenter au Roi. Sur la carte, une énorme marque rouge encerclait une des bourgades de Nexus, un endroit qui désignait également une des académies de magie.

- Je suis consciente que nous vous demandons de mettre votre vie en danger, sire, mais… nous n’avons plus aucun recours. Les mages nexusiens restants sont déjà déployés à différents points de l’anomalie, et nous sommes… vulnérable. Nous devons appeler nos alliés, bien qu’il nous en coûte…

Serenos observa la carte que Dame Margaret lui avait tendu, prenant le bout de parchemin dans ses mains. Son regard examina également les croix rouges à différents emplacements alors que Margaret lui expliquait ce qu’il regardait.

« Ce sont les apparitions de monstre ? »

La jeune noble hocha de la tête.

Le Roi se tourna vers Alessa, et lui tendit la carte, qu’elle examina à son tour pendant quelques minutes avant de le passer à Cahal, adressant un hochement de la tête au Roi de Meisa.

« Cela correspond aux descriptions de Behetörn, sire, » dit-elle d’un ton suffisamment clair pour être entendu, suscitant volontairement l’attention de l’assemblée.

- Qu’est-ce que ça veut dire ? bafouilla un des nobles de l’assemblée. Vous savez ce qui se passe ?

- Ça veut dire, monseigneur, dit Alessa avec le menton haut, son regard chargé d’avertissement pesant sur l’inconnu qui avait osé parler en présence du Roi sans y être invité. Que vous allez être confronté à une rencontre similaire à celle d’un Vestige.

- En d’autres termes, dit Serenos, prévoyant une réaction, une créature surnaturelle de grande puissance va bientôt apparaître en Nexus. Considérant le nombre d’apparitions de monstres et l’absence de magie dans l’environnement, la bête sera énorme. Assez pour raser une bonne partie de la cité-état avant de perdre intérêt. »

Il s’attendit à ce que quelqu’un s’exclame, ou hurle à l’outrance, mais tous le fixaient avec un mélange de curiosité mêlé de terreur.

Il se tourna vers Eleanor.

« Nous ne pourrons pas empêcher l’apparition de cette créature, Grande Duchesse. Le mieux que nous puissions faire, c’est évaluer sa trajectoire et évacuer la population sur son chemin, et préparer une défense acceptable contre les monstres qui apparaîtrons lorsqu’elle déchirera le voile. En Meisa, j’aurais peut-être pu faire quelque chose, ou s’il y avait une source de magie conséquente, j’aurais pu tenter de conjurer suffisamment de puissance magique pour affaiblir le Vestige Naissant, voire même le forcer de l’autre côté du Voile de nouveau. Cahal. »

Cahal reprit la parole en s’inclinant devant la Duchesse.

« Je suis Cahal, petit-fils de Behetörn, un chasseur et un chercheur en matière de Vestige, votre Grâce. Un Vestige, même naissant, est une créature de magie. Après s’être épuisée, elle n’aura aucun autre choix que de retourner en dormance jusqu’à ce qu’elle ait accumulée assez d’énergie pour reprendre son carnage. En Ayshanra, ces créatures sont une occurrence plutôt fréquentes, au point que nous avons appris à gérer ces problèmes, mais ici, les ressources sont plus limités. Normalement, des guerriers et magiciens expérimentés sont déployés et grassement payés pour détourner l’attention de ces bêtes. »

Il regarda la Duchesse puis fit un geste vers la porte du vestibule.

« Nous avons une troupe de cents hommes et femmes, certains possédant le talent magique nécessaire pour remédier, au moins temporairement, à la menace du Vestige. Cependant, ces gens demanderont salaire pour leur travail. Quatre cent pièce d’or par soldat. »

Soudainement, l’assemblée s’éleva dans un torrent de protestations devant le montant simplement ahurissant qui leur a été réclamé, certains n’hésitant pas à traiter les étrangers d’opportunistes, en des termes moins flatteurs.

Eleanor avait l’habitude qu’on lui serve des discours plus ou moins douteux et plus ou moins fiable sur une soi-disant expertise en problème surnaturel. La plupart des devins et prophètes qui sillonnaient la campagne n’étaient, bien souvent, rien d’autre qu’une bande de charlatans cherchant à soutirer quelques sous pour leurs prédictions et leurs interprétations des signes. Cependant, elle n’avait pas demandé à Serenos de se déplacer sans avoir une idée de qui était devant elle.

Le prix, cependant, était parfaitement astronomique, rien de moins que du vampirisme financier. C’était une énorme fraction du budget national qui serait sacrifié pour gérer une menace qu’elle n’avait elle-même pas constaté. Elle dût réfléchir un bon moment aux deux propositions, et ce malgré les injonctions et les protestations de la noblesse Nexusienne.

Ce fut après de longues délibérations internes que la Grande Duchesse, puisant dans la magie du trône pour augmenter la force et la portée de sa voix, rugit un ordre ;

« Silence ! »

La voix résonna dans toute la grande salle, et les membres de l’assemblée se couvrir les oreilles pour les épargner ne serait-ce qu’un peu, et presque immédiatement, tous les nobles présents se joignirent dans un silence uniforme.

Mettant fin à cet effet magique, elle parla de nouveau d’une voix plus calme, contrôlée.

« Veuillez pardonner leur écart, votre Majesté. Vos demandes, bien que légitimes car le danger est grand et autant doit l’être la récompense, sont inattendues, frôlant l’absurde. Cependant, je comprends maintenant la gravité de ma demande. J’aimerais cependant vous demander, de vous à moi, sire ; si nous sacrifiâmes un artéfact suffisamment puissant, vous dites que vous seriez en mesure de détourner la bête naissante. »

La Duchesse gratta légèrement l’accoudoir du trône, puis s’apprêta à poursuivre quand les portes s’ouvrirent légèrement pour laisser entrer deux gardes et un trentenaire à moitié ivre et grommelant injures et protestation alors qu’il était trainé de force jusqu’au Trône d’Ivoire.

« Ah. Enfin. »

Elle se tourna vers les six savants qui maintenaient le trône.

« J’ai besoin de libérer ce trône et de m’entretenir seul à seule avec le Roi de Meisa. Je vous prie de procéder au rite de substitution. Inutile de faire du zèle, juste le strict nécessaire. Je veux qu’il soit bâillonné. Il aura moins d’opportunité de dire des bêtises. »

Le rite de substitution était une procédure normalement d’urgence, mais elle était prête à faire une exception, si elle devait parler d’affaires privées avec un étranger. Les savants s’empressèrent de rétracter les nombreux dispositifs d’interface, non sans infliger un certain inconfort de plus à la duchesse, qui se releva de suite, alors que son remplaçant fut plus ou moins forcé, malgré ses protestations, à s’assoir à sa place. Des menottes de fer lui furent passé aux jambes, aux bras et au cou pour le tenir en place. Quatre dames de compagnie se ruèrent aux côtés de la duchesse pour lui offrir assistance, qu’elle accepta.

« Je vous ferai escorter à mes appartements, sire, nous parlerons plus en détail. Pour le moment, je dois être traitée. Veuillez m’excuser. »

Absurde était un bien grand mot, considérant que les Nexusiens avaient besoin d’un groupe de héros pour affronter ce qu’ils n’ont pas les ressources de confronter eux-mêmes, et que ce prix est celui que chacun de ces guerriers avaient attribués à leur vie. Dans les faits, considérant leur talent et leur taux de réussite, quatre cent pièces d’or était un prix tabassé. Mais il pouvait comprendre que ce n’était pas un prix très économe. Et puis, la mort ne coûtait rien, finalement.

Il fut choqué, cependant, de voir ce qui était devenu du Trône d’Ivoire. Autrefois un symbole de la famille royale, maintenant converti en machine où hommes et femmes venaient se sacrifier pour le bien commun. Et encore… Serenos ne pouvait voir cela comme une solution permanente. Même si les risques de mortalité étaient bas, ce genre de dispositif pouvait, dans les pires tempêtes astrales, siphonner et tuer jusqu’à dix personnes pour une protection minimale.

Il observa le rite de substitution et nota mentalement que le procédé requérait une connexion directe avec l’utilisateur. Le trône de Serenos pouvait également agir d’interface entre le Roi et le Catalyseur qui se trouvait au cœur de la citadelle, mais il lui suffisait de s’assoir, pas de se faire percer de milles aiguilles, pour utiliser le plein potentiel du trône. Cette interface lui semblait primaire et horrifiante, et inutilement inconfortable, mais il se contenta de garder ses pensées pour lui. Si les nexusiens avaient modifié le trône ainsi, se dit-il, ils devaient avoir des raisons que lui ne connaissait pas, ou auxquelles il n’avait simplement pas pensé.

Il regarda Eleanor s’éloigner, remarquant les traces encore saignantes, puis jeta un coup d’œil vers l’homme qui avait été assis de force sur le trône. Il jeta un coup d’œil vers l’un des conseillers de la Duchesse.

« Est-il commun de forcer des individus à prendre place sur ce trône ? demanda Serenos avec un air légèrement désapprobateur.

- Prendre place sur le Trône et protéger le peuple Nexusien contre les créatures qui se cachent dans les autres plans est un honneur pour chaque membre de la noblesse, sire, lui assura l’homme avec le menton haut. Mais parfois, lorsque les plus honorables sont indisposés ou inaptes à prendre le Trône, même les rebus de notre société ont une utilité en tant que remplacement temporaire. »

Les termes employés ne manquèrent pas d’agacer le Roi de Meisa, bien sûr, mais il remarqua une étincelle de chagrin dans le regard du conseiller, et le laissa poursuivre, d’un hochement de la tête.

« Nous y sommes réduit par la nécessité, sire. Pas tous les nobles de notre nation ont celle-ci à cœur. Entre les fuyards, les ainés, les malades et les drainés, nous devons faire comme nous pouvons pour protéger notre pays.

- Je comprends. »

En quelque sorte, du moins. Meisa n’avait jamais fait face à une crise pareille de son vivant, donc il ne pouvait prétendre comprendre les sacrifices consentis par ces gens, mais d’un autre côté, l’idée de forcer quelqu’un à mettre sa vie en danger pour une cause en laquelle il ou elle ne croit pas lui retournait l’estomac.

Après un moment, l’assemblée se dispersa dans les couloirs du palais, et un page s’approcha du Roi. Le garçon, le regard fuyant, l’invita à le suivre vers les appartements royaux, où la Grande Duchesse avait pris résidence pendant son séjour à la capitale.

Une fois à l'abri des regards, Tohru aida sa maîtresse à retirer sa robe ensanglantée. D'une main experte, elle arracha un à un les différentes parties de la robe, jusqu'à la laisser complètement nue, sans grand égard pour la pudeur de la Grande Duchesse. D'un regard, elle fit une analyse des dégâts, puis elle jeta un coup d'oeil vers sa maîtresse.

"Je vais aller chercher les baumes désinfectants, maîtresse."

"Fais vite."

Tohru s'inclina et, sans atteindre, fit demi-tour pour s'élancer vers le couloir.

Eleanor n'avait jamais été particulièrement préoccupée par l'état de son corps. De fait, par les temps qui courent, même si elle avait besoin de prendre un mari ou une épouse pour fortifier sa position politique, personne ne la refuserait pour cette raison, mais de le voir aussi malmené, percé de toute part, avec des orifices d'injections le long de ses bras, de sa nuque, de son dos et de ses cuisses, elle eut un haut-le-coeur, mais tel était le prix à payer pour utiliser le trône d'ivoire au maximum de son potentiel.

Elle n'était peut-être pas magicienne, mais elle avait une forte volonté, et une abondance de force vitale à sacrifier pour alimenter le trône. De fait, si elle avait été magicienne, peut-être qu'elle aurait eu le talent requis pour mettre fin aux incursions. Si seulement la lignée des Ivory avait accueilli plus de magiciens, peut-être aurait-elle éveillé un talent pour la magie, mais les anciens en avaient décidé autrement. Soi-disant qu'avec le pouvoir résultant du trône était déjà conséquent, y rajouter de la magie ne suffirait qu'à générer des tyrans corrompus par leur propre puissance.

Elle maudit sa douleur. Elle maudit les Ivory. Elle maudit ce monde qui demandait encore et encore des sacrifices. N'était-elle bonne qu'à se damner pour le bien de sa nation?

Heureusement, Tohru réapparut pour la sortir de ses pensées sombres, avec une fiole verdâtre dans une main, et des bandages dans l'autre. Elle aspergea généreusement les blessures avec la solution avant de les panser avec des bandelettes serrées, arrachant des grognements et des gémissement de douleur à sa maîtresse. Des larmes perlèrent, autant pour elle que pour sa servante qui devait ainsi malmener sa protectrice, mais elle se devait de s'assurer que les blessures soient proprement pansées et désinfectées, malgré l'inconfort qu'elle lui imposait.

Une fois traitée, la Grande Duchesse demanda qu'on lui apporte une robe, mais sans corset; elle n'était pas sûr de pouvoir supporter la compression. Elle opta donc pour une robe simple en velours de soie, avec un décolleté modeste et une ceinture de soie autour de la taille, et prit place dans le fauteuil du salon, soupirant d'aise d'être assise, mais d'inconfort de s'asseoir sur ses blessures.

Torhu déposa une bouteille de vin sur la table avec une coupe en argent sur la petite table à sa droite, et déboucha la bouteille devant elle, comme le voulait la coutume. Non pas que cela aurait empêcher un empoisonnement, mais cela réduisait le risque, après tout.

"Est-ce que le Roi de Meisa est arrivé?" demanda-t-elle à sa servante.

"Je vais aller le chercher, votre Grâce."

Elle s'inclina de nouveau, puis se précipita vers la porte. Eleanor soupira et tendit une main vers la bouteille, l'agrippant pour en verser le contenu dans son verre, et elle agrippa la coupe, avalant le vin d'un trait, avant de s'en servir un nouveau verre, et d'attendre l'arrivée de son invité.

Lorsque Serenos apparut à la porte, elle l'invita à prendre place sur le canapé.

"Prenez place, votre Majesté, je vous prie. Merci d'avoir attendu."

Serenos fit ses premiers pas dans la pièce à l'invitation de la Grande Duchesse, passant le pas de la porte, bousculant presque Tohru à son entrée. La première chose qu'il fit est d'observer la pièce. Il reconnaissait les appartements royaux des Ivory; à l'époque de la précédente souveraine, il avait eu de multiples raisons de s'y retrouver, notamment intervenir dans une tentative d'assassinat. Il pouvait presque voir la défunte souveraine à la place d'Eleanor, les mains jointes, un sourire aux lèvres et son regard espiègle. Des souvenirs lui revinrent, mais il les écarta sommairement de son esprit.

Eleanor l'invita à prendre place sur le canapé.

"Je préfère rester debout, je vous remercie", dit le Roi en levant une main.

Il avait l'impression que s'il s'autorisait un moment de répit, un moment de confort, il ne pourrait peut-être pas trouver la force de se relever ; ses jambes, sous lui, le suppliaient presque d'accepter l'offre, mais il se devait de résister. Il savait qu'il devrait repartir sous peu.

Il marcha lentement dans la pièce, son regard parcourant les environs, ses bottes frappant le sol étant le seul bruit dans l'air. Pas de feu, pas de discussions dans les couloirs, pas de serviteurs. L'endroit lui semblait hostile, désert, isolé. Le palais, tel qu'il s'en souvenait, était bondé de gens qui allaient et venaient.

"Nexus est en mauvais état. Plus encore que vos lettres le laissaient suggérer, votre Grâce."

Il s'immobilisa devant l'âtre de la cheminée, et leva les yeux. À cet endroit, autrefois, se trouvait un portrait de la famille royale. Il avait visiblement été retiré depuis, remplacé par un bouclier avec les armoiries de Nexus. Peut-être parce que les occupants occasionnels de cette chambre trouvaient l'idée d'être observé par l'esprit de la famille royal malsaine.

Il revint alors vers la jeune Grande Duchesse, les mains jointes dans le dos.

"Vous vouliez me voir en privé ?"

"Oui, sire", dit Eleanor avec un hochement de la tête. "Comme vous avez pu le constater, disons que la noblesse Nexusienne n'est pas tout à fait unanime, et certains n'ont pas encore atteint le stade où ils peuvent comprendre que la situation est beaucoup plus dramatique qu'elle ne le parait."

Elle se releva doucement avec sa coupe de vin entre les mains, et prit une gorgée pour s'humecter les lèvres et irriguer sa gorge sèche. Le Roi de Meisa la mettait inconfortable, d'une part par son absence du respect du protocole et surtout son apparence, qui lui rappelait celle d'un mercenaire de grand chemin. Un mercenaire fortuné, au vu de son équipement et de ses armes, mais un mercenaire tout de même.

"C'est un secret bien conservé entre ceux qui ont déjà pris place sur le trône et survécu à l'épreuve", dit-elle en regardant le contenu de sa coupe, caressant l'or des pouces. "Mais nous pressentions depuis un long moment que quelque chose de grave allait se produire. Le Trône, voyez-vous, nous permet de percevoir le voile et ce qui se cache de l'autre côté. Je sais qu'Ashnard y est pour quelque chose. Et je sais aussi que ce qui s'apprête à percer dans notre réalité est catastrophique."

Elle leva les yeux vers lui.

"Roi de Meisa, je n'irai pas par quatre chemins ; je possède un objet de grande puissance. Pour être plus exactes, je le possédais, mais il se trouve présentement dans l'une des Tours, justement parce que nous espérions nous en servir pour défendre notre contrée."

Elle prit une gorgée de vin, encore une fois, et s'avança vers l'une des fenêtres se trouvant derrière le bureau placé derrière le salon, et regarda au dehors. Elle leva une main et caressa doucement le verre qui la séparait de l'extérieur, observant la ville en contrebas. Elle ne put s'empêcher de penser aux gens qui devaient assurément être terrifié, terrés dans leurs maisons, attendant que quelqu'un ne vienne les secourir.

Elle tourna la tête vers le Roi de Meisa.

"Si je vous ai demandé votre aide, c'est parce que leur Majestés ont toujours parlé en bien de vous et de votre personnage. Ils vous décrivaient comme un homme intègre et pragmatique. Vous savez que si Nexus tombe, tous les autres royaumes du continent suivront, et quand ils auront également tombé, Ashnard tournera son regard vers les contrées hors du continent."

Posant sa coupe sur le bureau, elle s'approcha de Serenos, le regard dur.

"Ce que j'ai besoin, votre Majesté, c'est d'un allié. Pas d'un mercenaire."

De toute façon, Nexus n'avait pas les moyens de payer, et elle n'avait pas non plus l'intention de promettre un paiement qui ne viendrait probablement pas de son vivant.

"Aidez-moi à sauver Nexus. Aidez-moi à sauver les petites gens qui ne survivraient pas sous le joug de ces bâtards d'Ashnard."