« Votre Majesté, êtes-vous bien sûr que…
- Non.
- Pouvons-nous simplement retourner et…
- Non.
- Mais j’en ai plein les bottes !
- Comme dirait ta mère ; la ferme et marche.
- Je déteste le fait que vous connaissez ma mère. »
Parmi le groupe fortement restreint qui composait la Garde Royale, les protecteurs désignés du souverain de Meisa, le seigneur Darcil était l’un des trois qui n’étaient pas issu de la noblesse. Ce n’était pas grâce à la bourse de son père ou le charme de sa mère qu’une personne comme Darcil parvenait à gagner suffisamment de renom pour être invité au processus de sélection ; c’était grâce à leur talent brut. Il n’y avait en Meisa qu’une poignée de personnes pouvant battre Darcil au maniement d’une lance ou à la joute, et Serenos a toujours eu une affection particulière pour le talentueux, pour le génie et pour ceux qui persévèrent malgré toute l’opposition qu’ils doivent confronter.
C’était pour cette même raison que le seigneur Darcil n’avait pas reçu les leçons d’étiquette nécessaires pour savoir qu’il était inacceptable pour un subordonné de se plaindre si librement devant son supérieur hiérarchique. En contrepartie, le roi de Meisa n’en avait que faire, parce que contrairement à ses camarades, il n’occupait pas le poste assez longtemps pour avoir les bottes de marche qui lui auraient épargné des ampoules.
Maintenant, certaines personnes pourraient se demander pourquoi le roi de Meisa, un personnage qui était quand même réputé pour son pouvoir politique et ses vastes ressources, pataugeait dans la boue et les fourrés dans un petit sentier qui semblait mener nulle part depuis trois jours ? Eh bien, tout simplement parce que, pour une raison ou pour une autre, une bande de malfrats de grand chemin avaient profité de son arrêt à une auberge pour lui chaparder sa diligence et les chevaux qui y étaient attachés en prenant bien soin d’incendier l’auberge, cumulant tentative d’assassinat et vol de grande envergure dans la même soirée. Décidément pas une histoire que le roi raconterait une fois qu’il serait sorti de ce coin abandonné des grands esprits.
Certains pourraient même se demander pourquoi le Roi ne cherche pas à juste trouver un magicien ou un endroit propice à un sort de téléportation, tout bêtement. Eh bien, parce qu’il n’y a ni l’un ni l’autre à des lieues à la ronde, et qu’aucun n’était garanti de lui apporter son aide ou de réagir à sa forme de magie, ce qui risquerait de le frustrer davantage. De toute façon, ses vêtements avaient été fait pour l’aider à voyager incognito, donc il doutait que les magiciens capable de déplacer des gens et des objets sur une longue distance le reconnaîtrait comme une personne d’influence.
Son seul espoir, du moins pour le moment, se trouvait au sud-sud-est de sa précédente position. Une petite ville dissimulée au milieu d’une épaisse forêt semi-tropicale portant le nom de Lupanar, ou le Traquenard, où La Ville. Vraiment, pas un endroit que beaucoup de gens voulaient trouver, et cela leur convenait parfaitement. Le problème, c’est que comme tout regroupement dissimulé, le but étant de ne pas être trouvé, il n’y avait ni panneau ni indications pour aider un voyageur à trouver son chemin. Fort heureusement, cela était un problème mineur lorsque le voyageur était un mage, surtout quand les applications de la magie étaient si variées qu’avec le talent requis, la plupart des tâches apparemment difficiles devenait plus ou moins anodines avec le sort adapté. Pour Serenos, cela revenait à suivre l’ombre d’un précédent voyageur qui, lui, savait où aller.
Sa dernière visite l’avait cependant mentalement préparé au voyage. La forêt était horriblement large et même pour un chasseur expérimenté, il faudrait ni plus ni moins que deux semaines pour la traverser de part en part, ce qui en faisait non seulement une ressource à exploiter, mais également une épreuve fort décourageante pour les déplacements militaires. Et ce, sans compter les nombreuses maladies et saloperies venimeuses ou vénéneuses qui habitaient ces fourrés. La ville se trouvait plus ou moins près du cœur de la forêt, à son souvenir, avec quelques petits regroupements connexes répandus au travers de la forêt. Ces regroupements, cependant, il ne souhaitait pas visiter, simplement parce qu’il savait ce qui arrivait aux voyageurs de grand chemin qui s’y aventuraient, et il avait déjà perdu son mode de transport et ses chevaux, pas question de faire le reste du chemin tout nu.
C’est le soir de la troisième nuit, et Serenos souffre, tout comme ses gardes. Aelis halète comme si elle venait de courir un marathon, Darcil ne peut presque plus sentir ses pieds alors que Lockley et Bease se grattent furieusement, probablement en raison d’une réaction à une plante quelconque. Au bas mot, ils étaient tous absolument misérables. Leur seul réconfort était qu’enfin, ils voyaient les lumières de cette ville secrète, ce repaire de brigands et de va-nu-pieds, de voleurs et de menteurs, de filles de joie et filles de larmes. Et plus ils s’en approchaient, plus ils entendaient des cris enthousiastes, des rires et des applaudissements rythmés. À tous les coups, ces gens faisaient la fête.
Il n’y avait pas de garde à l’entrée. Après tout, ce n’était pas nécessaire ; pourquoi arrêter une victime potentielle d’entrer ? Non, tout au plus, ils avaient des sentinelles dans la forêt pour alerter les campements d’un mouvement de troupes ou d’une force de subjugation. Sans quiconque pour les arrêter, Serenos et son entourage entrèrent dans la ville. Il donna à ses soldats un peu d’argent, histoire de trouver quelque part où dormir et des médicaments si nécessaires. Serenos, pour sa part, n’avait qu’une envie, c’était de boire et d’oublier la misère du voyage.
Il fit son chemin directement à la seule auberge fiable qu’il connaissait. Elle appartenait à une vieille mégère qu’il connaissait du temps de la Grande Guerre, une femme dont le nom n’existait plus dans sa mémoire, mais qu’il savait être connue sous le titre semi-affectueux, semi-terrifiant de Mère, car s’il avait bien une matriarche dans cette ville, c’était elle. Un peu d’argent, une mention de Mère et le voilà capable de demander un bain et des vêtements propres pour remplacer ceux de son voyage. En moins d’une heure, il était sorti de nouveau, affublé d’un accoutrement de voyageur certes plus modeste, mais également plus propre et présentable, ce qui lui suffisait amplement.
Une fois présentable, Serenos quitta l’auberge et se dirigea vers le cœur de la ville, d’où les rires semblaient les plus forts. Il entendit bientôt la musique, les chants, et sentit même le sol trembler légèrement sous les pas de danse groupés et enthousiastes des danseurs. Dans un coin bien placé, un grand homme arborant une épaisse moustache et des sourcils tout aussi impressionnants, comme pour souligner l’absence de chevelure, distribuait la bière et le vin à quiconque le demandait, et le payait. Serenos fit son chemin jusqu’à lui et ils se dévisagèrent.
« Une bière, » réclama le Roi d’une voix forte et claire pour se faire entendre malgré la musique, les discussions et les cris.
- Quatre pièces, » répondit l’autre, de même.
Un vol, assurément, il n’y avait aucune bière qui pouvait bien valoir quatre pièces, mais Serenos n’en avait que faire. Il tira quatre pièces de cuivre et les posa sur le comptoir de fortune, et l’homme lui tendit une choppe. Le Roi agrippa la choppe de fer et la porta à ses lèvres. Il eut immédiatement envie de recracher l’alcool, car la bière était chaude, mais le goût n’était pas insupportable et il avait une grande soif. Il s’éloigna du bar et but un peu plus, avant de s’approcher d’un autre petit magasin vendant des grillades au feu. Voilà quelque chose qui pouvait réchauffer son cœur. Il agrippa quelques brochettes de bœuf et d’oignons, paya la dame un généreux montant et s’empressa de tout dévorer.
Une fois rassasié, le Roi se polit les mains ensemble avant de s’approcher des danseurs, et à peine eut-il fait les premiers pas dans le groupe qu’il fut immédiatement entrainé par une jolie rouquine au grand sourire dans une danse énergique. Habile danseur, le Roi n’hésita pas un moment la faire virevolter quelques minutes avant de la passer au suivant, enchainant les partenaires de danse avec une endurance notable, jusqu’à ce que sa main agrippe celle d’une jeune femme aux yeux d’un bleu profond. Leurs regards se croisèrent, et la musique changea presque soudainement, ralentissant pour un tempo soutenu, principalement ponctué de lents coups de tambours. Lentement, et sans briser le contact visuel, le Roi passa une main autour de la taille de la jeune femme et la rapprocha de lui, réduisant la distance entre eux le plus possible, avant de prendre les premiers pas de danse.
Demandez à Serenos de vous accompagner dans une valse ou un tango ou une autre danse de bal, il pourrait assurément tenir la cadence ou démontrer un talent notable, mais la danse populaire était moins organisée. C'était plus une forme de communication qu'une forme d'art, et Serenos n'était pas l'homme le plus... loquace qui soit. Surtout alors qu'il se perdait dans les yeux de cette étrangère aux cheveux bruns. Au début, le Roi se surprenait à devoir réajuster ses pas rapidement pour ne pas lui marcher sur les pied, et pour ne pas se faire marcher sur les pieds faute de ne pas avoir bougé assez rapidement, mais graduellement, il reprenait le contrôle de lui-même et parvint à compenser avec ses seuls réflexes et les mouvements de la jeune femme, et surtout un coup d'oeil occasionnel dans sa périphérie pour voir s'il suivait les bons pas, le tout avec la plus grande discrétion.