Avait-elle encore oublié ? L'avait-elle encore oublié ? Lucy, elle s'appelait comme ça aujourd'hui. Poupée de chiffon, livrée aux vents du désespoir, objet du sadisme d'une de ses filles et de ses propres désirs. La danseuse grâcieuse, la courtisane radieuse, l'assassin grandiose, l'objet dévoyé. Lucy Trend, petite lumière accrochée à ses fils. Elle sautait et tournait sur cette terre, incapable de se rappeler de son passé et des secrets qu'elle n'aurait pas dû oublier.
Asmodée, Prince de la Luxure, Surintendant des Enfers et patron des maisons de jeu, veillait sur elle depuis ce que certains pouvaient juger être une éternité. Il s'amusait de son sort comme de ses plaisirs erratiques, s'était pris au jeu de ses passions impropres. Maintes fois, il s'était mêlé à son existence, l'usant jusqu'à la corde avant de la laisser, marquée à jamais d'un sceau invisible, un sceau qu'elle avait oublié mais qui s'imposerait toujours à elle.
Car ce sceau était le sien, et elle serait toujours happée par son appel.
Ce soir-là, il avait endossé la peau d'un jeune premier japonais pour l'attirer. Le sort avait voulu qu'elle finisse dans ce point focal d'anomalies dimensionnelles qu'était Seikusu ; un lieu bien avisé pour ses petits plaisirs et ses pérégrinations, bien proche des Enfers dont il était sorti pour la retrouver. Il avait prétexté l'usage de ses services courtisans et n'avait eu aucune exigence, sinon qu'elle reste elle-même, elle qui n'avait guère changé depuis leur première rencontre, il y a fort fort longtemps, dans un pays fort fort lointain.
Il avait senti son approche bien avant qu'elle ne sonne. Du fauteuil où il se tenait, Asmodée bougea la main, faisant planer le combiné de l'interphone et activant l'ouverture de la porte avant de le raccrocher. Elle arrivait, et il se préparait à des retrouvailles qui seraient pour le moins troublantes pour la vampire. Plongé dans l'obscurité, les rayons précoces de Sélène éclairant seuls le séjour où il l'attendait, silencieux. Et il la laissa entrer et s'aventurer à l'intérieur, l'observant, inchangée, avant de briser le silence pour l'accueillir.
"Bienvenue, Lucy."
Il attendit qu'elle le repère dans la pénombre, ouvrage facile pour une créature nocturne, avant de continuer. Pour le moment, il n'activait pas le sceau magique qu'il avait laissé en elle, s'amusant de la voir évoluer au naturel avant de la soumettre à leur vieux pacte. Il la ménageait avant de la transformer en poupée de chiffon ; sa poupée de chiffon.
"Mets-toi à l'aise, et tourne, que je te voie bien. Tu es... parfaite."
A l'image de ses souvenirs ; mais il ne pouvait le dire, pas encore. Chaque chose en son temps. Au jeu du chat et de la souris, la meilleure partie était celle où la souris ne savait pas encore qu'elle était prise au piège.