Pour beaucoup, le dimanche est de ces jours où il est bon de ne rien faire, de tout débrancher et d’enfin se laisser aller, d’évacuer l’amertume d’un quotidien morose sinon angoissant. Pour moi et ça depuis longtemps, ce n’est rien de plus qu’un jour comme les autres, alloué à la flânerie, à l’observation et à la réflexion, quelle qu’elle puisse être. C’est bête à dire, mais lorsque l’on travaille seul, à son bureau ou ailleurs, il devient vite difficile de discerner une période d’une autre. Tout alors demeure dans la discipline que l’on s’impose et, vite, l’on finit par s’enfermer, à vivre et revivre inlassablement des jours qui se répètent. Attirante est la vie « d’artiste » pour certains, morose et compliquée elle n’en demeure pas moins.
C’est bien pour cela que, plus que de m’imposer un rythme de travail, j’en étais venu, depuis quelques mois, à m’imposer un rythme de sorties, de visites et d’excursions en tous genres. Je stimulais mes méninges ou m’en donnais au moins l’impression, laissant au placard la culpabilité que je ressentais parfois à l’idée de quitter mon bureau. Pour moi qui avais toujours écrit l’aventure pour la vivre, ne serait-ce que par procuration, c’était là de sacrés chamboulements. Mais aussi déboussolant que ça pouvait me paraître au début, je ne pouvais cacher l’excitation qui pouvait parfois me tenir lorsque je décidais de m’en remettre au hasard, aux aléas. J’abandonnais mon besoin de contrôle et apprenait pas à pas à laisser faire les choses, à laisser les idées venir sans avoir à les bousculer. Je rencontrais et échangeais, m’abreuvant du savoir et des anecdotes de ces autres pour mieux les écrire, pour mieux les comprendre.
Chaque changement ne s’opérant toutefois pas en un jour, je ne manquais pas d’emporter un carnet de notes ou de croquis avec moi. On ne sait jamais. Déformation professionnelle oblige, à la moindre idée, au moindre instant de vie suscitant mon intérêt, il me fallait noter, lui donner une place, le figer dans le temps, l’enfermer dans sa propre petite bulle en un instant T. Quelque part, en y réfléchissant, c’était un peu comme si j’inscrivais tout ça avec violence dans ma mémoire, plutôt que de vivre vraiment ce dit instant. Bon, ok, j’avais encore quelques progrès à faire quant à ce qui est de relâcher la pression.
M’essayant à tout, ne serait-ce que par curiosité sinon pour me trouver une véritable passion, j’avais récemment fait l’achat d’une vieille américaine de collection. Une voiture, j’entends, qu’on n’détourne pas mes mots de leur sens. L’idée m’étant venue de coucher sur le papier l’histoire de deux amis sur la route, je m’étais plus ou moins intéressé à la mécanique... avant de vite fait faire appel à ami s’y connaissant plus que moi. Quelques semaines de bricolage, quelques verres bus et quelques discussions sympas m’avaient d’ailleurs bien mis sur la piste de ce à quoi je voulais que mon prochain livre ressemble. Ça avait été un projet un peu casse-gueule, mais bon, une fois tout ça terminé, j’en étais content. Et puis... j’avais une super caisse maintenant.
Voilà qui nous amène donc à ce dimanche, l’occasion de faire une première virée sur la route, sous cette météo si chaleureuse en cette saison. L’occasion de m’imprégner un peu, les cheveux au vent, de cette chose follement grisante qu’ont l’air de ressentir tous ces types dans les films, lorsqu’ils fuient le monde pour vivre leur vie, la vraie, pendant une heure et demi.
Porté par le vent, par la route et par le hasard des noms de bourgades qui défilent sur les panneaux, je m’éloigne donc sans vraiment savoir où je vais, ne me plaisant seulement qu’à choisir mon trajet au gré de ces paysages que je trouve attrayants. De virages en virages et de bois en forêts, je m’éloigne de Seikusu pour profiter de ce bol d’air frais qui se purifie toujours un peu plus alors que je gagne les hauteurs escarpées. J’emprunte ces routes que les touristes doivent prendre en masse lors de leurs vacances, mais finit rapidement par me perdre ailleurs, là où les tracés finissent pour laisser place à la terre. Des chemins de traverse, là où les gens se font rares, des coins plus discrets, plus secrets peut-être, mais où la vue me coupe davantage le souffle... Je vais là où me dicte mon instinct, là où les lieux semblent matcher à mon imaginaire du voyage. Je ralentis de plus en plus pour observer, me penchant par la fenêtre pour regarder au loin, par delà ces boucles dangereuses formées par le passage des hommes.
Je finis par me poser, là, là où seuls quelques randonneurs essoufflés se retournent pour admirer la carrosserie rutilante de mon bolide, tout droit sorti du garage. Enfin je me gare, entre ces quelques 4x4 suréquipés, devant appartenir à des habitués du coin, sinon à des locaux.
« Pfouuu »
Un grand soupir quand enfin je quitte mon siège, bien décidé à me dégourdir les jambes. L’air est frais, bien plus respirable qu’ailleurs ici, où le temps semble n’avoir d’emprise sur rien. Vu d’ici, le monde... enfin, « mon monde » me semble tellement loin. Il n’y a personne. Seul le bruit du vent dans les feuilles, seul le chant des oiseaux. Il n’y a que l’horizon. Et la vie qui s’y étend.
S’ils m’avaient vu, tout porte à croire que les gens qui me connaissent ne serait-ce qu’un peu ne m’auraient pas reconnu aujourd’hui. Ici, sans immeuble et bibliothèques à ma portée, vêtu d’un simple t-shirt blanc qui me collait au corps, d’un short beige et de baskets. Ouais, beaucoup seraient étonnés de savoir que j’avais au moins un short dans ma penderie et qu’il pouvait parfois m’arriver de laisser de côté mes habituelles et sobres chemises. Nan, j’arborais aujourd’hui un look très détendu, à croire que la mécanique m’avait transformé, je m’étais même laissé aller à en oublier le rasage depuis quelques jours. Des lunettes d’aviateur sur les yeux, un petit sac en cuir en bandoulière... je n’avais désormais plus que l’air du touriste lambda, de ceux que l’on croiserait partout.
Vous savez quoi ? Je ne trouvais pas ça si mal.
Enfonçant mes pieds dans ces sentiers délaissés, je me perdais plus encore, me prenant même à siffler en croquant quelques végétations et éléments quand cela me paraissait bien. J’ignorais ce que je cherchais, ce que je faisais. À vrai dire, ça n’avait pas grande importance. Si je suivais une thérapie, nous dirons simplement que ce genre de choses en faisait partie.
Mes mains effleuraient la roche qui dominait par-delà la forêt. Prudemment tout de même, je m’avançais et explorais, tentant le diable parfois en me penchant là où le vertige aurait pu vite me gagner, si toutefois j’y avais été sujet. Une nouvelle et grande inspiration, j’avais trouvé mon coin. Là, en bordure de la forêt, face à l’immensité du vide et proche de ce pic qui s’étendait, de ma perspective, jusqu’aux cieux. Sur le tronc d’un pin jonchant le sol je prenais place, puis... j’attendais.
Je griffonne ces trucs sans queue ni tête qui me viennent à l’esprit, note des mots, des ensembles de mots, sans véritable sens. Simplement, je me laisse gagner par ce m’entoure, sans me trouver capable pour autant, de dénicher une idée qui pourrait être bonne. Machinalement, je couche l’encre sur le papier, comme je l’ai toujours fait.
Puis enfin... Quelque chose. Peut-être.
Des éclats de voix, quelques pierres qui roulent et s’entrechoquent en chutant d’une corniche. De mes yeux, je cherche brièvement, jusqu’à trouver la provenance de ce qui, d’un coup d’un seul, était venu briser ce silence. Des cordes, sur cette immense façade, une présence que je n’avais même pas ressentie tant l’escalade s’était faite sans bruit, dans la concentration la plus totale.
Admiratif devant la combattivité des sportifs, comme à mon habitude, je finis par tout arrêter, ou presque. Mes yeux ne quittent alors en rien la scène se jouant face à moi, mes doigts faisant le reste sans mon consentement. Du peu de talent que je possède en dessin, je griffonne encore, capturant à l’encre l’instant. Mes muscles se tendent avec ceux de la grimpeuse, que je devine être une femme au son de ces cris qu’elle émet. Pendu avec elle au-dessus de ce gouffre infernal, j’observe jusqu’au climax. Je ne manque rien, par curiosité ou bien par empathie, impressionné par ces prouesses dont je me sais bien incapable.
Puis c’est la chute.
Je me lève d’un bond, mais la jeune femme se relève aussitôt, reprenant ses esprits en un éclair et chassant son apparente frustration pour vite revenir à une étonnante bonne humeur, lorsqu’enfin elle m’aperçoit. Me voilà presque gêné, désolé pour elle, alors que je comprends bien vite qu’il doit s’agir là d’un échec douloureux.
« Hum... bonjour. Nan, nan nan, du tout ! Au contraire même. Rien d’cassé ? »
Me laissant approcher, je tends mon carnet dans la direction de cette jeune inconnue que je découvre. Puisqu’elle avait atterrie dedans, je n’allais pas le lui cacher... ce serait bizarre, non ? Ou bien le fait de l’avoir dessiné l’était-il ?
« Oh, euh... je dessinais. Un peu. Enfin j’essaye. Je crois. »
Adressant un sourire amical à la jeune femme, je la toise pour savoir tout de même à qui j’ai affaire. Son air sympathique me met tout de suite en confiance. Malgré les quelques bleus et éraflures que je devine sur sa peau, ses traits sont fins, très doux, même. C’est une très jolie femme, en forme... et plutôt bien faite, je dois bien l’admettre. Forcément, que je le veuille ou non, dans cette tenue, je devine bien vite toute la générosité de ses formes délicates, qu’elle semble avoir musclées et endurcies. Je m’retiens de m’attarder là où mes yeux curieux se seraient d’habitude arrêtés si elle n’était pas en train de me dévisager, m’aidant vite de mon carnet pour cela, même si, sur celui-ci, il semble qu’il y ait des détails de son anatomie que je n’ai pas omis de représenter.
« Vous m’avez fait peur là-haut. J’sais pas comment vous faites. C’était... impressionnant. »