C’était de plus en plus cliché. Chaque nouveau pas à l’unisson les faisait avancer dans une atmosphère plus complice et la tension paraissait fluctuer, parfois, laissant de temps à autre une sorte d’ange passer, tendu, incertain, mais fatalement agréable. Kara avait fait beaucoup d’erreurs dans sa vie amoureuse, en choisissant systématiquement les hommes à ne pas fréquenter, ceux qui étaient mariés, ceux qui étaient trop potes, ceux qui étaient manipulateurs… Elle s’abandonnait parfois, rarement en vérité, dans le jean d’un type croisé dans un club, après s’être assurée d’avoir suffisamment bu pour ne pas réfléchir davantage et comptait sur les effets de l’alcool pour réussir à s’esquiver ensuite, sans avoir ni remord, ni regret. Et si possible, sans avoir besoin de lui demander son prénom.
Finalement, cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas connu cette sorte de tension bizarre. Parce que, oui, Kara ressentait les étranges regards qu’ils s’échangeaient parfois, et pire, elle les cherchait de plus en plus, et vraiment pire, se disait qu’elle les provoquerait bien… Que ce soient les petites répliques qu’ils s’envoyaient, pour se tester, et cette impression de devoir tout de même se montrer parfois plus sérieux, pour rassurer l’autre.
Elle lève encore les yeux vers son visage, mais évidemment il se montre grossier lorsqu’il évoque le futur programme de leur euh… soirée ? rencard ? Est-ce qu’on est censé parler de giclée d’huile et de tripoter son moteur lors d’un rendez-vous ? C’est vrai qu’elle avait éclaté de rire, nerveusement, par réflexe, mais une partie d’elle, surement la plus raisonnable, s’était demandé si c’était bien prudent d’aller à une soirée avec un homme qui, d’entrée, annonçait aussi bien la couleur ?
Si c’était pour se faire un Biker, pourquoi attendre plus tard ? C’était assez illogique, Kara en avait conscience et pire, se trouvait un peu troublée par tout cela, incapable de faire de l’ordre dans son esprit… Lorsque Jaxx lançait une réplique grasse, en ricanant, la jeune femme se sentait proche de lui, avait presqu’envie de lui taper dans le dos en lui faisant remarqué qu’il était vraiment trop con, comme deux potes, et comme si elle le connaissait depuis plus longtemps que… quelques heures, à tout casser.
Et il en remettait une couche en évoquant les bars où il devait sans doute se payer des prostituées. Est-ce qu’il faisait encore sorte de cocher toutes les cases d’une sorte de bingo pour qu’elle refuse finalement de sortir avec lui ? Elle lui accorda une grimace des plus évocatrices, et fronça même carrément les sourcils à la fin de la phrase.
« Sérieusement ? Tu devrais être plus respectueux avec celles qui doivent se taper des sales types dans ton genre, et pour pas grand-chose en plus. »
Sans pouvoir se l’expliquer, Kara se sentait mal à l’aise en se disant que ce mec, là, à côté d’elle, qui l’attendrissait un peu, qui l’attirait physiquement assez clairement, était un client régulier de travailleuses du sexe. Quel intérêt de lui proposer un verre ? Il voulait peut-être changer des putes ? Un frisson lui secoua l’échine, et la jeune femme rentra un peu sa tête dans ses épaules, plus sombre. Mais en réalité, comme soufflé d’un coup, ce petit nuage disparut dès que le timbre de cette voix grave reprit, Jackson lui sembla cette fois plus sérieux, moins fanfaron… Du moins au début.
« Un pub ? Cool. » Commença Kara, avant de ciller longuement, ralentissant sans s’en rendre compte, le temps d’encaisser encore son ton, l’équilibre bizarre entre une révélation et une connerie obscène, et de rire légèrement, plutôt un gloussement idiot de pintade. « J’adore les tacos, et la bière, du coup, va pour le pub. » Et subtilement, Kara avait évité de parler d’érection. Est-ce qu’il la draguait vraiment, ou c’était là sa façon de s’exprimer ? Il rapportait toujours tout au sexe ? En penchant la tête sur le côté, un peu plus souriante, peut-être légèrement bienheureuse de savoir qu’il avait en tête un lieu particulier pour l’y amener et espérer passer une bonne soirée, Kara se rattrapa un peu, en trottinant et faisant sauter sa frange irrégulière.
Quand soudain, son portable vibre dans son sac, en la faisant sursauter. Ce n’est pas un appareil dernier cri, évidemment, mais il est plutôt récent… Elle s’est fait avoir par le commercial, et puis c’était un tout petit crédit, hein ? Il tenait vraiment mieux la charge, et l’écran était plus grand que l’ancien. Ah, et il y avait bien plus d’espace pour pouvoir stocker les photos de ce qu’elle mangeait ou télécharger les épisodes de série. Une affaire, Miss Desco. Une affaire.
Rapidement, en jetant un rapide coup d’œil au Rebelle Suicidaire à côté d’elle -il s’était rapproché non, d’ailleurs ?- Kara inscrit ce nouveau contact dans son smartphone, sous le nom de LORENZO Jaxx LAMAS. Elle ne peut s’empêcher de suivre le mouvement de ce téléphone archaïque qu’il manipule, jusqu’à ce qu’il le remette à sa place, forçant la jeune femme à observer, silencieusement, le portable à la main et la bouche légèrement ouverte, l’emplacement rêvé et bien galbé de l’appareil.
« Euh… Ouais… D’accord… » Il a dit quoi, déjà ? Elle cille se semble se reprendre, tentant de se souvenir du sujet abordé, et une petite voix lui soufflant au loin qu’il avait souligné qu’elle bossait, elle, et qu’elle aurait donc à choisir le jour le plus approprié pour se revoir. Passer la prendre où elle veut ? Merde, son cerveau a l’air de vriller un peu, Kara a du mal à savoir à quel moment il a l’air de lui faire passer des messages. Mais… est-ce qu’il lui fait vraiment passer des messages ? Elle avait l’impression de se faire des films, d’imaginer beaucoup trop de choses, ou d’en louper énormément. En se raclant la gorge, consciente qu’elle avait été perturbée par la vision de ses fesses moulées dans son jean, s’en voulant sans doute un peu, elle se gratta la joue.
Le silence qui suit ne l’aide pas à se sentir moins fautive, comme si de plus en plus, dire ou faire quelque chose de maladroit pourrait l’ennuyer. Elle, comme lui. Pourtant, Jackson semble revenir sur sa décision première… Un remord ?
« Mardi, c’est bien mardi. Ouais. C’est bien mardi. » De toute façon, ce n’était pas comme si Kara avait beaucoup de soirées de prévues, c’était assez loin pour ne pas faire trop pressé, et pas excessivement long pour qu’il ait le temps d’annuler. Pas forcément que cela l’embarrasserait mais… Si, en fait, si. En quelques secondes, elle lui fut étrangement reconnaissante d’avoir proposé ce jour précis, de ne pas lui laisser la responsabilité de cette décision importante… Parce qu’il aurait pu ne jamais répondre à son sms. S’il te plait, réponds à mes sms.
Comme si l’affaire était des plus importantes, le regard de Kara ne se détachait plus que rarement de celui du Bad Boy, même si elle ricana à l’évocation de la culotte de rechange.
« Ça s’est smart, t’es vraiment un gentleman. Je prendrais les petits Pikachu cette fois. »
Mais pour finalement s’arrêter de marcher dès qu’il lève le bras pour se recoiffer, après ce sourire à tomber qui vient de l’achever.
« Oh, merde. » Elle ne se rend pas compte qu’elle a pensé à haute voix, avalant difficilement sa salive en admirant la découpe ciselée des muscles contractés dans un geste si anodin. Il savait. Il devait savoir quel pouvoir de séduction sauvage il dégageait… Il ne pouvait en être autrement, et il agissait ainsi volontairement pour qu’elle craque…
Mais dans quel but ? S’il avait voulu l’allumer tout de suite, il ne se serait pas donné la peine de l’inviter plus tard, si ? C’était une technique ? La bouche ouverte comme une carpe hors de l’eau, Kara réalisa qu’elle devait avoir l’air vraiment cruche, se mordit la lèvre en se traitant intérieurement de godiche, et courut presque pour le rejoindre. Reprends-toi ma grande, ce sont juste des biscotos.
« Ah ah, ouais. » Petit rire nerveux. C’est vrai qu’en relevant le nez, ses petits yeux en amande constatent que, non seulement ils ont bien avancé, mais que les nuages qui s’étaient éparpillés semblent de nouveau menacer au-dessus de leur tête. Avec une moue, la jeune femme réajuste le blouson qui l’enivre de cette fragrance mâle, comme consciente qu’elle devra, prochainement, le lui rendre.
« Encore deux avenues, et c'est bon, ouf. » Précise-t-elle, en levant une épaule, mais désignant bientôt le ciel de la nuit teinté de gris. « Mais j’crois qu’on va se manger un grain… Tiens. » Pour rapidement retirer le cuir de son dos, une foulée plus rapide pour venir se coller devant lui, lui interdisant d’avancer davantage, et lui tendant son bien.
« S’il pleut, prends-le. ‘Fin, il est à toi, quoi. » Mais elle rectifie le tir, rapidement, en grondant. « J’ai pas envie que tu l’oublies en repartant, et que j’sois obligée de te le rapporter une autre fois, après mardi ou.. , ou un truc du genre. Imagine, en fait, mardi ça se passe vraiment mal, et du coup bah… » ploc, ploc... Les premières gouttes l'obligent à fermer les yeux et baisser le visage en pestant.