Adossé contre le mur de pierre, toujours en effervescence en raison de la puissance de ses émotions primales, le Roi eut largement le temps de méditer sur lui-même et de réaffermir son contrôle sur son corps et ses pensées. Comme la prière, la méditation était un moment de contemplation, mais plutôt que de confier ses troubles à un souverain de pensées, la méditation n'avait aucune connexion avec le divin; elle permettait à l'homme de réfléchir, et c'était le devoir de l'homme de chasser son trouble par lui-même. L'exercice n'avait dû prendre que quelques minutes, mais l'impatience du Roi étira ces minutes, lui donnant l'impression qu'elles duraient des heures.
La religion était un concept assez étranger pour Serenos. À travers l'immatériel, il avait côtoyé des esprits infiniment puissants et dangereux, mais tous obéissaient à une nature bien précise et ne pouvaient pas s'en déroger comme bon leur semblait. En fait, certains mages les invoquaient pour les pousser à réaliser une tâche, mais lorsqu'ils étaient forcés d'agir contre leur nature, ou étaient laissé trop longtemps à la merci des forces corruptrices de la nature, ils devenaient ces créatures semi-matérielles que les hommes ne parvenaient jamais à contrôler, devenant dangereux et nécessitant de l'aide pour regagner leur forme originelle ou, si cela n'était plus possible, leur accorder le repos.
Lorsque sa compagne ressortie, il n'était que d'autant plus clair à quel point il y avait une différence entre eux, du moins dans les yeux du Roi qui pouvait percevoir par-delà le monde physique. Comme une chaleur solaire sur sa peau, il sentait sur elle cette énergie, cette manifestation puissante qui habitait chaque personne qui s'adonnait sincèrement à sa foi. Elle devait avoir été touchée, par sa sincère soumission à son Dieu, par un esprit de la foi. Lui, en revanche, ne réagissait pas à cette lumière, ni ne la craignait. En le Roi, il n'y avait que souffrance et ténèbres dans son âme, et en la voyant si rayonnante, il se demanda même à quel point il avait sombré dans la déchéance et l'incrédulité.
Comme les historiens le disaient et le diront toujours, Serenos n'était pas un homme de foi. Peut-être était-ce que les épreuves qu'il avait subies l'avaient, finalement, coupé des êtres qui contrôlait ce monde, au point qu'il était irréconciliable. Peut-être était-ce parce qu'il avait vu, de ses propres yeux, ce que les fidèles étaient près à faire pour témoigner leur soumission et leur adoration à ces êtres immatériels. Chasse de sorcières, bûchers des hérétiques, bûcher des savoirs, destruction de créatures magiques à la gloire du Divin, tous ces actes et bien plus faisaient que Serenos n'y voyait là aucun divin, seulement les actes méprisables d'une catégorie de personnes qui n'avaient rien trouvé de mieux pour se rassembler et baigner dans la médiocrité et la haine de soi que d'adorer un être qui, au final, n'en avait strictement rien à faire de leurs gestes, mais qui ne cessait de gagner en puissance grâce à eux.
Le Roi regarda la jeune femme. Elle ne pouvait pas lui cacher ce qu'elle s'était infligée pour démontrer sa foi et réclamer le pardon de son Dieu; il sentait sa douleur, et pour cela, il était crispé d'une rage maîtrisée; il ne pouvait pas condamner ce qu'elle faisait. Après tout, même sa magie demandait parfois qu'il sacrifie une part de lui-même, que ce soit du sang ou de la chair, ou même d'encaisser une douleur inimaginable. Ces rituels existaient, et il n'avait pas le droit de s'y opposer, même s'il abhorrait plus que tout de voir cette femme souffrir. La soigner lui passa évidemment par l'esprit, mais il soupçonnait que si elle ne lui avait pas demandé son aide, c'était parce qu'elle voulait porter ce fardeau, ne serait-ce qu'un peu plus longtemps, pour expier ses 'péchés'. Il ne pouvait donc pas s'interposer, au risque de la vexer et de la blesser dans sa foi; elle le prendrait comme une preuve qu'il ne respectait pas ses croyances, qu'il ne la respectait pas, et bien que le temps les séparant du moment de leur rencontre se comptait sur quelques heures, il n'y avait rien en Serenos qui souhaitait lui montrer un manque de respect.
Il se racla la gorge.
"Nous avons encore à parler, je crois, Alecto."
Il s'approcha de sa compagne et, sans démontrer la moindre frayeur devant l'énergie ésotérique qui l'habitait, il lui prit la main. Il prit le temps de converser avec elle pendant qu'ils marchaient. Il lui raconta donc un peu plus sur lui; son âge, notamment. Contrairement à ce qu'il pouvait avoir l'air, le Roi avait déjà bien entamé la cinquantaine, ce qui revenait, en terme meisaen, à une trentaine d'année. Les hommes et les femmes de Meisa vivaient beaucoup plus vieux que le commun des mortels, et l'apex de leur vigueur perdurait de la trentaine jusqu'à près d'un siècle, où ils commençaient à décliner. Il lui parla également de ses enfants, au nombre connu de huit, donc six légitimes et deux bâtards, mais refusa obstinément de parler de sa défunte épouse hormis qu'elle était décédée. Il était également grand-père par quatre de ses enfants. Il lui expliqua qu'en ces termes, il était en fait l'égal d'un nexusien de sang noble, qui avait ses premiers enfants vers ses seize ans, et ses premiers petits-enfants quelque part dans sa trentaine. Si elle avait des questions, évidemment, il lui répondait. En contrepartie, il gardait ses questions pour plus tard.
Bientôt, à force de discussions, il posa les mains sur une grande porte décorée de parures d'argent, serties de pierres d'onyx, dans une mosaïque qui représentait le symbole royal de sa famille; le sombrechant, un oiseau semi-mythique dont certains prétendaient que la vue signifiait une mort imminente, ou une grande victoire, ce qui correspondait fort bien à l'histoire des Trois Royaumes; sans Serenos, il n'y aurait plus de Meisa, ni de Terres du Nord; il n'y aurait que l'empire.
Lorsque le roi ouvrit la porte, la jeune femme se retrouva devant une grande chambre, somptueuse, munie d'un balcon qui lui donnait une vue parfaite sur la face sud de la ville, et sur la mer. Le Roi regarda les servantes qui s'affairaient à l'endroit, et il leur dit quelque chose dans sa langue natale. Elles s'inclinèrent poliment devant le Roi, puis passèrent près de sa compagne et lui prirent les mains pour l'emmener derrière un paravent. Avec une douceur qui devait sans doute lui faire plaisir, les servantes l'aidèrent à retirer sa robe abîmée, puis la firent assoir dans le bain, ne lui laissant que comme seul accessoire le collier du Roi. Si elle opposait une résistance, elles lui expliqueraient qu'il était important pour une jeune demoiselle de se laver, surtout dans un pays chaud, en raison des maladies. Elles l'arrosèrent alors d'une bonne dose d'eau tiède, puis lui lavèrent les cheveux en la baignant de compliment, admirant cette chevelure si noire et soupire, lui demandant même si elle n'avait pas un parent venant de Meisa, comparant même leurs propres cheveux aux siens, l'une étant brune très foncée, l'autre d'un noir pâle.
Une fois les cheveux propres, les jeunes femmes commencèrent à la frotter vigoureusement avec des éponges savonneuses, la libérant de la poussière et des quelques traces de cire qui restait sur ses genoux. L'une d'entre elle alla même jusqu'à lui frotter vigoureusement le visage, commentant que le maquillage de la belle refusait de s'enlever, avant que sa collègue ne lui flanque une petite claque derrière la tête.
"Ce sont ses couleurs naturelles, imbécile!"
"Mais il suffisait qu'à l'dire!" bougonna l'autre.
Évidemment, c'était en bonne camaraderie. Une fois la jeune femme bien propre, elle fut autorisée à sortir. Les servantes l'examinèrent soigneusement, et si elles remarquaient des blessures fraîches, elles y mettaient de la pommade ou de l'onguent, dépendant de ce qui était nécessaire, puis elles lui firent passer une nouvelle robe. Comme elle n'était pas meisaenne, elles lui firent passer une longue robe blanche avec des broches noires. Le tissu était très fin, permettant une aération facile, mais donnait presque l'impression d'être nue pour la même raison. Cependant, on ne voyait pas au travers, à moins d'étirer le linge. Les servantes passèrent près d'une heure à traiter la nouvelle Compagne du Roi comme leur petite poupée personnelle, la dorlotant et lui faisant sentir des parfums, la parant de bijoux, avant de décider que le plus simple était le plus élégant, lui donnant quelques colliers d'argents pour habiller son décolleté mais elles s'arrangèrent pour que le collier du Roi ne soient jamais caché. Elles lui passèrent également un bracelet d'argent au bras, sous l'épaule, avec un Sombrechant, lui expliquant de ne jamais l'enlever; c'était la preuve que le Roi l'avait choisie comme compagne.
Une fois leur œuvre terminée, les servantes s'éloignèrent pour regarder la jeune femme.
"Oh, comme j'aimerais être belle comme elle!"
"Oh, tais-toi donc, tu es magnifique."
"Mais regarde-la, un peu! Tout ce qu'elle porte lui va tellement bien!"
"Bah, j'espère bien, c'est nous qui l'avons pomponnée!"
La seconde flanqua une petite claque sur les fesses de la première, leur arrachant un rire, avant qu'un toussotement du Roi ne les rappelle à l'ordre.
"Oh, attendez un peu, sire, il y a si longtemps qu'on n'a pas eu l'occasion de dorloter quelqu'un comme ça! Vous refusez même qu'on vous coupe les cheveux et taille la barbe!"
"Vous savez ce qu'ils vous disent, mes cheveux et ma barbe? Elles vous disent zut, voilà."
Les servantes ricanèrent comme des gamines, avant de prendre la nouvelle Compagne par les bras et la présenter au Roi, l'annonçant d'un grand 'tadah' remplit de fierté. Il sembla à la fois satisfait et, soyons honnêtes, un peu fier du résultat, récupérant immédiatement le sourire qu'il avait perdu plus tôt. Les servantes prirent le temps de s'excuser, avant de laisser le Roi et sa compagne. L'homme s'approcha d'elle, et la regarda dans les yeux, et posa une main douce sur la joue de sa belle.
"Maintenant… J'aimerais que vous me parliez encore de vous. Parlez-moi de votre foi, de ce qu'elle signifie pour vous, et ce qu'elle signifie pour nous. La Foi de l'Ordre est pratiquée différemment de pays en pays, avec seule règle l'adoration d'un dieu unique, mais certaines Églises interdisent la consommation de certains aliments."